Régner au milieu des ruines : le complot pour désagréger l’Irak
Tout lecteur de ces lignes connait le décor – une guerre des étoiles intergalactique entre trois blocs de puissances régionales, tandis que les Américains battent en retraite en ordre dispersé.
La lutte pour le pouvoir se joue dans un bac à sable après l’autre – d’abord au Yémen, puis en Libye, puis en Syrie – sans égard pour les Yéménites, les Libyens ou les Syriens qui y vivent.
Les populations autochtones sont méprisées, considérés comme les agents d’une volonté supérieure, pouvant être achetées, vendues et trahies à souhait.
La démocratie, la souveraineté et l’autodétermination sont des concepts insignifiants à agiter uniquement devant le public occidental. C’est la force qui importe, et le pouvoir qui prévaut.
La démocratie, la souveraineté et l’autodétermination sont des concepts insignifiants à agiter uniquement devant le public occidental. C’est la force qui importe, et le pouvoir qui prévaut
Les mêmes personnages, forces et puissances destructives sont en jeu dans chaque pays – comme un blockbuster avec des suites à n’en plus finir. Dans chacun d’eux, le prince héritier d’Abou Dabi, Mohammed ben Zayed, arpente son Étoile de la mort avec ses escadrons de hackers, de mercenaires et d’assassins, préparant sa prochaine frappe.
Personne ne devrait être surpris d’apprendre qu’une nouvelle guerre par procuration est menée. Celle-ci s’avère plus importante que le Yémen, la Libye et la Syrie. Si les plans que je suis sur le point d’aborder devaient être couronnés de succès, l’invasion de 2003 par Bush et Blair ferait pâle figure à côté.
La partie se déroule désormais en Irak et ce qui était autrefois un fier et puissant État se retrouve confronté à un péril majeur.
Ce qui suit provient de trois sources irakiennes haut placées au courant des renseignements fournis au Premier ministre par intérim Adel Abdel-Mehdi, les actions qu’il a entreprises et les conversations qui se sont tenues.
Le complot
Il y a neuf mois, un groupe de politiciens et d’hommes d’affaires irakiens des provinces d’Anbar, de Salah al-Din et de Ninive ont été invités dans la résidence privée à Amman de l’ambassadeur saoudien en Jordanie.
Leur hôte était le ministre saoudien en charge des Affaires du Golfe, Thamer al-Sabhan, porte-parole du prince héritier Mohammed ben Salmane dans la région.
On ne sait pas si Mohammed al-Halbousi, le président du Parlement irakien qui entretient des liens à la fois avec l’Iran et l’Arabie saoudite, a assisté à la conférence secrète d’Amman, mais il se murmure qu’il aurait été informé des détails.
Au programme figurait un plan visant à faire pression en faveur d’une région autonome sunnite, semblable au Kurdistan irakien.
Ce n’est pas une nouveauté. Mais aujourd’hui, une idée avec laquelle les Américains jouent depuis longtemps, eux qui s’efforcent de garder l’Irak dans leur sphère d’influence, a trouvé un nouveau souffle alors que l’Arabie saoudite et l’Iran rivalisent pour conquérir influence et suprématie.
L’Anbar représente 30 % de la superficie du territoire irakien. Elle dispose de réserves significatives et préservées de pétrole, de gaz et de minéraux. Elle borde la Syrie.
Si les troupes américaines devaient être effectivement contraintes de quitter le pays par le prochain gouvernement irakien, elles devraient également quitter les gisements pétroliers du nord de la Syrie car c’est depuis Anbar que cette opération est soutenue. Quatre bases américaines sont situées dans la province d’Anbar.
Sous la pression, Washington a renforcé ses efforts pour diviser l’Irak afin de contrecarrer l’influence iranienne.
Cette province occidentale est surtout désertique, avec une population d’à peine plus de deux millions de personnes. En tant que région autonome, celle-ci aurait besoin de main d’œuvre. Celle-ci, d’après la réunion, pourrait provenir des réfugiés palestiniens et ainsi serait en adéquation avec le projet de soi-disant « accord du siècle » de Donald Trump pour débarrasser Israël de son problème de réfugiés palestiniens.
Anbar est presque exclusivement sunnite, mais Salah al-Din et Ninive ne le sont pas. Si cette idée fonctionnait dans la province d’Anbar, les autres provinces à majorité sunnite seraient les prochaines.
Cette réunion s’est conclue sur un accord enthousiaste. Cependant, les participants irakiens et saoudiens n’étaient pas les seuls à écouter.
Les moukhabarat, la puissante police secrète jordanienne – une organisation suffisamment importante pour être considérée comme un gouvernement parallèle –, ont été pour le moins contrariées par ce qu’elles ont entendu.
Elles étaient contrariées que Sabhan utilise l’ambassade située dans leur pays comme base pour comploter des actions en Irak. La Jordanie entretient de bonnes relations avec Bagdad, en particulier après qu’Adel Abdel-Mehdi a commencé à donner au royaume hachémite du pétrole dont il avait cruellement besoin.
D’une façon ou d’une autre, les détails de cette réunion ont été révélés au Premier ministre irakien.
Les relations entre Abdel-Mehdi et le royaume saoudien étaient bonnes à cette époque. Mohammed ben Salmane avait ouvert la Kaaba à la Mecque pour le dignitaire irakien en visite et l’avait choisi comme son intermédiaire avec l’Iran.
En privé, le Premier ministre était contrarié, mais il ne savait pas à l’époque à quel point ce projet était sérieux et s’il avait effectivement le soutien du prince héritier saoudien. Peu après, Abdel-Mehdi a soulevé le problème de la réunion d’Amman avec le prince héritier à Ryad.
Depuis qu’il occupe le poste de Premier ministre, les tensions confessionnelles ont décliné. Abdel-Mehdi avait retiré les Hachd al-Chaabi (force paramilitaire à majorité chiite) du centre des villes sunnites et se prévalait d’assurer que les sunnites n’étaient pas arrêtés illégalement par les forces gouvernementales.
Une fois encore, des manigances avaient lieu derrière son dos, lesquelles raviveraient les tensions confessionnelles et, à terme, conduiraient à la division de son pays.
Face à cela, Mohammed ben Salmane a menti, comme toujours. Il a affirmé à Abdel-Medhi que ce plan était des inepties et qu’il ordonnerait à ses subordonnés d’arrêter.
Anbar est presque exclusivement sunnite, mais Salah al-Din et Ninive ne le sont pas. Si cette idée fonctionnait dans la province d’Anbar, les autres provinces à majorité sunnite seraient les prochaines
Les réunions se sont néanmoins poursuivies. Quelques semaines plus tard, une réunion plus importante a été tenue à Amman. Cette fois selon mes sources, un représentant américain et un représentant israélien étaient présents.
Le représentant américain n’était pas ouvertement en faveur de ces plans et n’a assisté qu’à une partie de la réunion, une heure en tout, mais a indiqué à son homologue saoudien : « Si vous pouvez le faire, n’hésitez pas. » Les récentes tensions ont changé la donne, et désormais, Washington soutient totalement ce plan.
Plus important encore, un envoyé des Émirats arabes unis était présent à la deuxième réunion à Amman. C’était une manière de montrer aux députés irakiens présents que le dossier du projet Anbar avait été transmis par les Saoudiens à leurs alliés émiratis.
Cela a également permis au prince héritier saoudien de prétendre qu’il n’avait rien à voir avec ces manigances.
La deuxième réunion à Amman a convenu d’apporter un soutien total à Halbousi, le président du Parlement irakien, dans ses efforts pour affaiblir le gouvernement et soulever sans cesse le problème des sunnites qui disparaissent aux check-points du gouvernement, sujet qui fait l’objet d’une enquête par le Haut conseil judiciaire irakien.
Ils ont discuté de moyens visant à « remobiliser » l’opinion publique sunnite contre le gouvernement de Bagdad.
Cette deuxième réunion a également été dévoilée au gouvernement à Bagdad, qui cette fois, a dépêché un envoyé haut placé dans la sécurité à la rencontre des Saoudiens.
Cette confrontation en coulisses s’est déroulée à Paris.
« Ce n’est qu’à ce moment-là que le gouvernement irakien a réalisé que les Saoudiens étaient sérieux et qu’ils n’écoutaient pas », a rapporté une source au sein du gouvernement irakien.
« Nous leur avons demandé : “est-ce que vous apprécieriez que nous recevions des activistes politiques de vos provinces orientales chiites à Bagdad et que nous discutions avec eux des manières de déclarer leur indépendance de Riyad ?” »
Les objections irakiennes se sont avérées vaines.
Une troisième réunion s’est tenue à Dubaï. Une liste des personnes qui ont assisté à cette réunion a été largement publiée. Cette fois, Halbousi était présent, avec des membres sunnites du Parlement irakien, un magnat de la télévision et un dirigeant de parti.
Bien que Halbousi ait publiquement démenti que ces plans visant à créer une région sunnite étaient discutés ou convenus, d’autres au sein de ce groupe ont commencé à éventer le secret.
L’un de ceux qu’on entend le plus dans ce groupe, le député de la province d’Anbar Faisal al-Issawi, a déclaré que des « mesures concrètes » commençaient à être prises en vue de former une province autonome à l’image du Kurdistan irakien dans le nord du pays.
S’exprimant auprès du site Rodao, Issawi a indiqué que l’idée d’une région sunnite autonome avait été inspirée par le succès qu’a connu le Kurdistan.
« Les régions sont une évolution constitutionnelle et la plupart des pays du monde dépendent d’elles pour répartir le pouvoir et réduire le fardeau du gouvernement central », estime-t-il.
Un responsable du bureau d’Abdel-Mehdi n’a ni confirmé ni démenti les discussions.
Halbousi a pour sa part publiquement démenti que des plans pour une partition de l’Irak avaient été discutés ou convenus.
Les conséquences
Bien que ce projet se soit accéléré ces dernières semaines, il précède l’assassinat de Qasem Soleimani et la crise des missiles avec l’Iran. Cependant, Téhéran y a néanmoins vigoureusement réagi ces dernières semaines.
Dès que l’Iran a appris que les Émiratis avaient pris le contrôle du dossier promouvant une enclave sunnite autonome dans le nord et l’ouest de l’Irak, il a clairement fait savoir dans les jours qui ont suivi le meurtre de Soleimani que les bases américaines sur le territoire émirati seraient considérées comme des cibles légitimes.
Comme nous l’avons déjà vu au Yémen, la division d’un État n’est pas nécessairement une conséquence imprévue d’une campagne militaire qui a mal tourné. Il peut s’agir de l’un de ses objectifs
Ce que je rapporte ici ne minimise pas les fortes forces internes en jeu en Irak et les manœuvres concernant le choix du prochain gouvernement et Premier ministre irakiens.
Les forces politiques en Irak ne devraient jamais être décrites comme des pions sur les échiquiers de ses voisins, car Téhéran en connaît le prix.
Les deux réunions secrètes à Amman et la réunion admise publiquement à Dubaï attestent cependant de la détermination du prince héritier saoudien de régner et dominer sur la région quelles qu’en soient les conséquences.
Comme nous l’avons déjà vu au Yémen, la division d’un État n’est pas nécessairement une conséquence imprévue d’une campagne militaire qui a mal tourné. Il peut s’agir de l’un de ses objectifs.
Ce futur roi régnera, quel qu’en soit le coût et au milieu des ruines si nécessaire. S’il arrive à ses fins en Anbar, l’Irak ne sera qu’un autre de ses États ruinés.
- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian. Au cours de ses 29 ans de carrière, il a couvert l’attentat à la bombe de Brighton, la grève des mineurs, la réaction loyaliste à la suite de l’accord anglo-irlandais en Irlande du Nord, les premiers conflits survenus lors de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie en Slovénie et en Croatie, la fin de l’Union soviétique, la Tchétchénie et les guerres qui ont émaillé son actualité. Il a suivi le déclin moral et physique de Boris Eltsine et les conditions qui ont permis l’ascension de Poutine. Après l’Irlande, il a été nommé correspondant européen pour la rubrique Europe de The Guardian, avant de rejoindre le bureau de Moscou en 1992 et d’en prendre la direction en 1994. Il a quitté la Russie en 1997 pour rejoindre le bureau Étranger, avant de devenir rédacteur en chef de la rubrique Europe puis rédacteur en chef adjoint de la rubrique Étranger. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].