Quelle est la logique derrière l’attaque de Gaza par Israël ? (S’il y en a une)
Même parmi les nombreux aspects étranges du conflit israélo-palestinien, les événements de la semaine écoulée sont particulièrement curieux.
Lundi dernier, 1er août, dans le camp de réfugiés de Jénine, des soldats israéliens ont arrêté Bassam al-Saadi, célèbre personnalité du Jihad islamique palestinien en Cisjordanie occupée.
Malgré son statut, cette arrestation peut difficilement être qualifiée d’exceptionnelle. Saadi a déjà été arrêté sept fois par Israël, la précédente a eu lieu il y a un an. On pourrait parfaitement parler d’arrestation « de routine » pour la dernière en date.
L’opinion publique palestinienne n’a pas particulièrement prêté attention à l’arrestation de Saadi, peut-être parce qu’il n’a pas été gravement blessé à cette occasion, ce qui indique qu’il n’était de toute évidence pas armé, ou peut-être parce qu’il n’est pas très connu en dehors de Jénine et des rangs du Jihad islamique.
On n’a pas recensé de manifestations particulières en Cisjordanie, et le Jihad islamique lui-même s’est contenté de mettre en garde Israël de ne pas jouer avec la santé de Saadi.
« Nous sommes prêts à réagir à cette agression avec force si elle ne cesse pas », annonçait l’organisation.
Mais bien que le Jihad islamique n’ait pas véritablement menacé – du moins publiquement – de lancer des roquettes depuis Gaza en direction d’Israël si Saadi n’était pas relâché, Israël a surpris en décidant de restreindre la circulation aux alentours des communautés israéliennes frontalières de Gaza, une zone connue en Israël comme la « bordure de Gaza » (Otef Aza).
Il n’est pas inhabituel pour Israël d’imposer des restrictions de circulation là-bas afin de prévenir d’éventuels blessés chez les civils israéliens. Cependant, par le passé, cette mesure a toujours été prise en réaction à des tirs de roquette par les organisations palestiniennes à Gaza ou à des attaques israéliennes contre des cibles là-bas.
Cette fois, rien de tout cela n’a précédé l’annonce des restrictions de circulation.
Puis, pendant trois jours, entre mardi et vendredi, ni le Jihad islamique ni aucune autre organisation palestinienne n’a tiré de missile vers Israël depuis Gaza. En résumé, la « vengeance » attendue pour l’arrestation de Saadi à Jénine, en anticipation de laquelle la circulation civile en Israël avait été restreinte, n’a pas eu lieu.
Saadi a déjà été arrêté sept fois par Israël, la précédente a eu lieu il y a un an. On pourrait parfaitement parler d’arrestation « de routine » pour la dernière en date
Néanmoins, même si le calme régnait à Gaza, vendredi après-midi, Israël a lancé une attaque aérienne sur divers points de l’enclave palestinienne assiégée. Leur principal objectif était un immeuble d’habitation de Gaza. Plusieurs missiles ont atterri avec précision sur trois appartements de cet immeuble.
Ce barrage a tué Tayssir al-Jabari, commandant de la division nord des brigades al-Qods (Saraya al-Quds), aile armée du Jihad islamique. Elle a également tué Alaa Qaddoum, fillette de 5 ans, ainsi qu’une jeune femme de 23 ans et sept hommes palestiniens.
Jabari, comme Saadi, était inconnu du public israélien et peut-être même des Palestiniens.
Même Ran Kochav, porte-parole de l’armée israélienne, a oublié le nom de Jabari lorsqu’il répétait l’annonce de son assassinat en direct à la télévision samedi matin.
L’armée israélienne a annoncé que Jabari « aurait récemment promu des projets d’attaques antichars contre des civils israéliens et les soldats de [l’armée israélienne] ».
En d’autres termes, même l’annonce de l’armée elle-même ne disait pas clairement que l’action israélienne visait à prévenir des actes violents spécifiques planifiés par Jabari contre Israël, ou si « l’accusation » à son encontre était plus générale.
L’armée israélienne n’a pas pris la peine d’expliquer comment l’attaque israélienne « de précision » avait tué une fillette de 5 ans, Alaa Qaddoum. Pas d’excuses, pas d’aveu d’une erreur commise. Il était évident que le fait qu’Alaa vive près de Jabari faisait d’elle une cible légitime.
Quelques heures après le bombardement israélien, le Jihad islamique a commencé à tirer des obus de mortier et des roquettes en direction des communautés israéliennes près de Gaza et de Rishon LeZion et Bat Yam, deux villes en banlieue sud de Tel Aviv. Israël a continué de bombarder Gaza.
Au moment du cessez-le-feu négocié par l’Égypte dimanche soir, les trois jours d’opération militaire israélienne contre Gaza avaient entraîné la mort de 45 Palestiniens, dont 16 enfants, et blessé plus de 360 personnes.
Bien qu’il ait évidemment condamné l’attaque israélienne, le Hamas (dirigeant de facto à Gaza) n’a pas rejoint le combat, du moins pas officiellement, ce qui pourrait expliquer que, d’après Israël, la « campagne » durerait une semaine, comme une promo de fin de saison dans un magasin de vêtements.
Mais rien ne garantit que les violences ne dégénèreront pas ou que les événements violents de mai 2021 ne se reproduiront pas.
L’année dernière, Israël a tué 256 Palestiniens dont 66 enfants, pendant ses onze jours de campagne militaire à Gaza. En Israël, treize personnes ont été tuées, dont deux enfants, par les roquettes palestiniennes.
Pas seulement les élections
Donc qu’est-ce qui motivait cette opération militaire d’Israël, en l’absence de toute action violente du côté palestinien en Cisjordanie ou à Gaza ?
Israël n’avait même pas son excuse habituelle selon laquelle il ne faisait que « réagir » à des attaques contre ses civils et soldats.
Pourquoi Israël a-t-il sciemment choisi de confiner ses propres citoyens dans les communautés de la région de Gaza, alors même que le Jihad islamique n’avait pas menacé de bombarder et n’avait rien lancé ? Pourquoi Israël a-t-il choisi de viser Gaza, tout en sachant que son bombardement allait provoquer des tirs de roquettes contre le territoire israélien et impliquer un confinement dans le Sud d’Israël ainsi que, éventuellement, des pertes humaines ?
De nombreux Palestiniens et Israéliens de gauche avancent que le nouveau Premier ministre Yaïr Lapid, depuis moins de deux mois au pouvoir en tant que Premier ministre par intérim, a délibérément mis Israël en alerte pour un affrontement militaire afin d’asseoir son statut politique avant les élections législatives israéliennes prévues pour le 1er novembre.
Cette allégation repose sur une certaine logique. Dirigeant civil, Lapid n’a jamais été soldat et a effectué son service militaire en tant que journaliste au sein du journal de l’armée.
Ainsi, en cultivant une forte aura sécuritaire malgré son manque d’expérience militaire, il peut asseoir son statut auprès de l’opinion publique dans un pays de droite qui aime son armée.
Ainsi, en cultivant une forte aura sécuritaire malgré son manque d’expérience militaire, Lapid peut asseoir son statut auprès de l’opinion publique dans un pays de droite qui aime son armée
Cette explication est étayée par le fait que l’ancien Premier ministre Benyamin Netanyahou, principal rival de Lapid aux élections, fonde toute la campagne électorale de son parti (le Likoud), sur le fait que Lapid siège dans un gouvernement avec la liste « islamiste » emmenée par Mansour Abbas.
Abbas est le chef d’une coalition de partis palestiniens au Parlement israélien, la Liste arabe unie, dont le soutien serait vital pour Lapid afin de former une majorité dans tout futur gouvernement.
Étant donné que la droite dénigre Lapid et le présente comme quelqu’un « qui a vendu le pays aux Frères musulmans et aux partisans du terrorisme », cette démonstration de force contre les Palestiniens pourrait aider Lapid à contrer la propagande de Netanyahou.
Cette explication, bien que tentante, ne suffit pas. Lapid se souvient certainement de ce qui est arrivé à son ami proche Ehud Olmert tout de suite après son arrivée au poste de Premier ministre en 2006. Olmert lui aussi n’avait pas d’expérience du combat en tant que soldat (lui aussi avait servi au sein du quotidien de l’armée).
Après l’enlèvement de soldats israéliens par le Hezbollah dans le Nord d’Israël, Olmert, déterminé à faire preuve de force, a lancé une opération militaire d’ampleur au Liban. Cette campagne s’est conclue sur un échec et a marqué le début de la fin de la carrière politique d’Olmert.
En outre, si l’opération à Gaza se poursuit et engendre de nombreuses pertes civiles palestiniennes, cette initiative pourrait en fait compliquer la situation politique de Lapid sur le plan national.
L’unique moyen ou presque pour le bloc dirigé par Netanyahou de parvenir à obtenir une majorité parlementaire serait une faible participation de l’électorat palestinien d’Israël, comme ce fut le cas en mars 2021 : la participation était d’environ 45 %.
Si la participation chez les votants palestiniens atteint 65 %, comme ce fut le cas aux élections de mars 2020, les chances que Netanyahou obtiennent une majorité seraient négligeables.
D’expérience, le conflit armé avec les Palestiniens en Cisjordanie ou à Gaza tend à garder chez eux les électeurs palestiniens en Israël le jour du scrutin, par colère contre le gouvernement qui commet ces actes, et entraîne une diminution correspondante des perspectives de victoire de Lapid.
Le facteur iranien, le facteur Hamas
L’attaque injustifiée d’Israël sur Gaza la semaine dernière pourrait avoir une tout autre raison.
Récemment, les États-Unis, l’Iran, l’Union européenne, la Chine et la Russie ont renoué sur la question de l’extension du traité de non-prolifération nucléaire.
La véritable inquiétude des autorités israéliennes est que la levée des sanctions pesant sur l’Iran améliore sa position économique et politique dans la région et renforce indirectement les forces d’opposition à Israël
Selon les observateurs, il y a très peu de chances d’y parvenir, mais le fait est que ces discussions sont toujours en cours et cela inquiète Israël, qui fait de son mieux pour les perturber.
La visite du président américain Joe Biden au Moyen-Orient le mois dernier était, d’un point de vue israélien, un moyen d’anéantir les dernières chances d’accord avec l’Iran et de créer à la place une alliance militaire régionale contre l’Iran à laquelle participerait Israël.
Cela n’est pas arrivé et le bilan de la conférence régionale organisée par l’Arabie saoudite à Djeddah témoignait d’une apparente volonté de conclure un accord avec l’Iran plutôt que de l’affronter.
Si l’intérêt d’Israël est d’empêcher l’Iran de développer des capacités nucléaires, il aurait dû soutenir l’extension du traité de non-prolifération : l’Iran, après le retrait unilatéral du président américain Donald Trump de l’accord sur le nucléaire en 2018, n’a fait qu’accroître ses capacités nucléaires.
La véritable inquiétude des autorités israéliennes est que la levée des sanctions pesant sur l’Iran améliore sa position économique et politique dans la région et renforce indirectement les forces d’opposition à Israël.
Une opération militaire à Gaza qui contraindrait le Jihad islamique à tirer sur Israël, positionnant l’Iran comme un « parrain du terrorisme » en raison de son soutien au Jihad islamique, pourrait aider Israël dans sa tentative de torpiller tout accord à Vienne.
Autre chose à prendre en considération : le Hamas.
Israël a longtemps eu intérêt à maintenir la division entre le Hamas et le Fatah, entre Gaza et la Cisjordanie. Les dirigeants israéliens ont plus d’une fois laissé entendre être en faveur d’un régime du Hamas à Gaza.
Dernièrement, il apparaît de plus en plus évident que les relations entre Israël et le gouvernement du Hamas à Gaza commencent à ressembler aux relations entre Israël et l’Autorité palestinienne à Ramallah : des concessions économiques en échange de paix et de tranquillité.
Autoriser davantage de travailleurs et commerçants gazaouis à pénétrer en Israël s’inscrit dans cette tendance. Les préjudices causés au Jihad islamique à Gaza aideraient le Hamas à « contenir » ce dernier, avec de nouvelles concessions en contrepartie.
La routine habituelle ?
Mais chercher des explications rationnelles au comportement étrange d’Israël pourrait être superflu, peut-être que la meilleure explication vient de l’univers de la psychologie sociale.
La société israélienne ne voit plus du tout l’occupation parce que le statu quo semble normal et naturel aux Israéliens. Et, dans ces circonstances, Israël est dérouté chaque fois que cette situation suscite une résistance.
La logique des récentes actions d’Israël est difficile à analyser. Étant donné le contexte, même un acte irrationnel comme provoquer un conflit militaire totalement superflu à Gaza semble en quelque sorte logique
Cela se vérifie que la résistance se manifeste sous la forme de fusillade du fait de Palestiniens isolés visant des civils israéliens à Tel Aviv ou Bnei Brak, comme ce fut le cas il y a quelques mois, ou que ce soit une organisation comme le Hamas et le Jihad islamique qui soit derrière.
Israël se comporte ainsi parce qu’il a l’impression de n’avoir aucun compte à rendre à quiconque, que ce soit sur la scène internationale, sur la scène nationale ou – grâce aux accords d’Abraham (de normalisation) – sur la scène régionale moyen-orientale. Les Palestiniens, bien entendu, ne comptent absolument pas.
À un certain point, Israël s’est de toute évidence résigné à n’avoir aucun objectif pour l’avenir – que ce soit l’élimination de la résistance palestinienne et l’effondrement du Hamas, comme Netanyahou l’avait promis avant d’être élu Premier ministre pour la deuxième fois en 2009, la signature d’un quelconque accord politique avec les Palestiniens, ou même orchestrer leur expulsion de masse comme Israël l’a fait en 1948.
Dans ces scénarios, la logique des récentes actions d’Israël est difficile à analyser. Étant donné le contexte, même un acte irrationnel tel que provoquer un conflit militaire totalement superflu à Gaza semble en quelque sorte logique.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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