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Jean-Paul Sartre et la Palestine

Il y a quarante ans disparaissait Jean-Paul Sartre. La relation que le philosophe français a entretenue avec le monde arabe était intime et prolifique ; cependant, la Palestine est restée telle une écharde dans son parcours intellectuel et politique
Jean-Paul Sartre, philosophe et écrivain français, photographié en 1946 à Paris. Il a été l’un des intellectuels les plus traduits, lus et écoutés dans le monde arabe (AFP)

Le premier juin 1967, cinq années après l’indépendance, des étudiants algériens brûlent leurs livres de Jean-Paul Sartre ; Sartre, le grand ami de leur révolution. Josie Fanon, veuve du psychiatre et essayiste anticolonialiste Frantz Fanon, demande aux Éditions Maspero de supprimer la préface qu’a rédigée Sartre pour Les Damnés de la terre. « Il n’y a plus rien de commun entre Sartre et nous », déclare-t-elle.

Au même moment, l’Irak annonce l’interdiction de publication de toute son œuvre sur son territoire tandis que les intellectuels arabes qui l’ont côtoyé abjurent leur amitié avec le philosophe germanopratin.

En prenant position pour Israël à la veille de la guerre des Six Jours en juin 1967, Jean-Paul Sartre met fin à l’existentialisme arabe, ainsi qu’à sa posture de révolutionnaire au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Sartre et la création d’Israël

En 1947-1948, Sartre, ainsi que la majorité des intellectuels français de gauche comme de droite, est favorable à la création d’un État juif en Palestine. Membre de la Ligue française pour la Palestine libre (jusqu’à la fin des années 40, le terme Palestine désigne le projet d’un pays pour les juifs), il exprime à maintes reprises son enthousiasme à l’idée d’accorder aux juifs du monde entier un territoire et un État.

En prenant position pour Israël à la veille de la guerre des Six Jours en juin 1967, Jean-Paul Sartre met fin à l’existentialisme arabe, ainsi qu’à sa posture de révolutionnaire au Moyen-Orient et en Afrique du Nord

« J’ai toujours souhaité et je souhaite encore que le problème juif trouve une solution définitive dans le cadre d’une humanité sans frontières mais, puisque aucune évolution sociale ne peut éviter le stade de l’indépendance nationale, il faut se réjouir qu’un État israélien autonome vienne légitimer les espérances et les combats des Juifs du monde entier », déclare-t-il.

Cela constitue une rupture radicale avec sa conception antérieure de la question juive et son matérialisme historique exprimé dans son livre Réflexion sur la question juive, dans lequel il considère que « c’est l’antisémite qui fait le Juif [...] qui contraint le Juif à se choisir juif malgré lui ».

Sa position contraste également avec ses engagements politiques pour les luttes de libération, contre le « cancer » de l’apartheid sud-africain, contre le régime ségrégationniste des États-Unis, en soutien à la révolution cubaine et au Viêt Minh.

Deux éléments de contexte majeurs peuvent expliquer cette position : la récence de la deuxième guerre mondiale (1945) et la sidération qu’a provoquée l’horreur des camps de concentration à leur libération qui, selon Sartre, crée chez les intellectuels français « une détermination affective » lorsqu’il s’agit de trancher sur le différend israélo-palestinien.

« Je voulais seulement rappeler qu’il y a, chez beaucoup d’entre nous, cette détermination affective qui n’est pas, pour autant, un trait sans importance de notre subjectivité mais un effet général de circonstances historiques et parfaitement objectives que nous ne sommes pas près d’oublier », explique-t-il en mai 1967dans la revue qu’il a fondée avec Simone de Beauvoir, Les Temps modernes.

« Ainsi sommes-nous allergiques à tout ce qui pourrait, de près ou de loin, ressembler à de l’antisémitisme. À quoi nombre d’Arabes répondront : ‘’Nous ne sommes pas antisémites, mais anti-israéliens.’’ Sans doute ont-ils raison : mais peuvent-ils empêcher que ces Israéliens, pour nous, ne soient aussi des Juifs ? »

Par ailleurs, dans le contexte de l’effervescence politique autour de l’indépendance des pays sous les mandats français et britannique, la question de la création d’un État pour les juifs est alors souvent abordée par les intellectuels occidentaux à travers le même prisme, ignorant l’existence de populations palestiniennes arabes et autochtones.

Engagement pour l’indépendance des peuples

Tout au long des années 50, Jean-Paul Sartre ne se prononce pas sur le conflit israélo-palestinien. Il accentue son engagement pour l’indépendance de l’Algérie en publiant maints articles et appels dans Les Temps modernes sur la cause de l’indépendance, en préfaçant les Damnés de la terre de Frantz Fanon d’un texte majeur de 44 pages sur la négritude, « Orphée noire », et en rédigeant Le Colonialisme est un système, un texte fort dans lequel le philosophe décortique le colonialisme en tant que système de violence exacerbée.

C’est durant cette décennie qu’il connaît l’apogée de sa célébrité parmi les intellectuels arabes, séduits par ses positions tranchées et la figure de l’intellectuel engagé qu’il a façonnée. D’Alger à Bagdad, en passant par le Caire, Damas et Beyrouth, Jean-Paul Sartre est l’un des intellectuels les plus traduits, lus et écoutés.

Tiraillé entre ses convictions politiques et sa « détermination affective », Sartre opte pour une position mitigée, une ambiguïté qu’il entretiendra de manière tortueuse et parfois contradictoire

C’est à l’indépendance de l’Algérie, en 1962, que la question palestinienne revient à Sartre. Ses collègues arabes, dont Lotfi al-Khouli et Suhayl Idriss, attendent de lui une position claire sur ce qui se passe alors en Palestine, dans la continuité de son engagement contre le colonialisme en Algérie.

Tiraillé entre ses convictions politiques et sa « détermination affective », Sartre opte pour une position mitigée, une ambiguïté qu’il entretiendra de manière tortueuse et parfois contradictoire. S’il ne cesse de dénoncer les conditions de vie des réfugiés palestiniens et de défendre leur droit de revenir en Palestine, il soutient dans le même temps l’existence d’Israël et sa souveraineté.

Cette « neutralité » qu’il réclame pour mener à bien son travail d’éditorialiste des Temps modernes est vécue par le philosophe comme une « tragédie personnelle », un drame intellectuel.

En février 1967, il entreprend un voyage en Égypte avec l’écrivaine Simone de Beauvoir et le journaliste Jacques Lanzmann, où il rencontre le président égyptien Gamal Abdel Nasser – qui lui inspirera une très grande sympathie – à Gaza et en Israël. Il rencontre des étudiants, des militants, des réfugiés, des femmes, des travailleurs et des partis politiques. Ce voyage doit lui servir à aiguiser sa position sur le conflit et à préparer un numéro spécial des Temps modernes.

Jean-Paul Sartre (2e à droite) et Simone de Beauvoir (à droite) visitent un camp de réfugiés palestiniens en mars 1967 à Gaza (AFP)
Jean-Paul Sartre (2e à droite) et Simone de Beauvoir (à droite) visitent un camp de réfugiés palestiniens en mars 1967 à Gaza (AFP)

Dans son livre No Exit, l’historien Yoav Di-Capua décrit la longue organisation et la charge politique de ce voyage, la mobilisation des deux camps pour faire basculer le philosophe de leur côté. Chaque allocution qu’il prononce est décortiquée, analysée et étudiée pour essayer de trouver les marques d’un soutien.

Lors de son voyage en Israël, il exige la publication d’une mise au point sur Le Monde suite à un article du correspondant André Scémama, dans lequel il interprète les mots de Sartre comme un sentiment d’enthousiasme envers le projet sioniste.

« Les déclarations de Jean-Paul Sartre n’ont pas soulagé l’opinion publique israélienne, qui reste inquiète de l’équivalence établie par Sartre entre la reconnaissance de la souveraineté israélienne et les droits des réfugiés arabes à retourner en Israël », pouvait-on lire dans l’article rectificatif rédigé par Simha Flapan, le représentant en Europe du MAPAM, un parti politique israélien.

Du côté arabe, les intellectuels multiplient les tribunes et les communiqués pour le presser de sortir de son ambiguïté. Sa neutralité, dans ce contexte de gravité, est déjà considérée comme un soutien à Israël.

Revirement

Peu après la fin de leur voyage, des frictions entre l’Égypte et Israël provoquant des tensions militaires entre les deux pays déclenchent en France une importante mobilisation en faveur d’Israël qui, récupérée par des associations d’anciens combattants et de rapatriés de l’Algérie française, se transforme en une campagne raciste anti-arabe.

Dans ce contexte, une tribune de soutien à Israël, signée par Jean-Paul Sartre, est publiée dans Le Monde. Le divorce entre le philosophe français et les Arabes est résolument consommé. Ils sauront plus tard que Sartre a longuement hésité ; dans une interview qu’il accorde à Yoav Di-Capua, Jacques Lanzmann raconte qu’il attendait Jean-Paul Sartre sur le seuil de sa porte d’entrée pour réclamer sa signature. 

« J’ai toujours soutenu la contre-terreur contre la terreur institutionnelle. Et j’ai toujours défini la terreur comme l’occupation, la saisie des terres, les arrestations arbitraires, ainsi de suite... »

- Jean-Paul Sartre

À partir des années 70, avec l’intensification et l’exportation de la lutte palestinienne en Europe, l’opinion des intellectuels de gauche concernant Israël commence à se renverser. Jean-Paul Sartre va alors jusqu’à soutenir les opérations suicide des fedayin.

« J’ai toujours soutenu la contre-terreur contre la terreur institutionnelle. Et j’ai toujours défini la terreur comme l’occupation, la saisie des terres, les arrestations arbitraires, ainsi de suite... », déclare-t-il.

Israël n’est plus perçu comme un îlot au milieu d’un océan de terreur arabe mais comme un État levier de l’impérialisme américain, surmilitarisé de surcroît, s’attaquant à un peuple qui n’a pu se relever de siècles d’occupation ottomane puis anglaise.

Sur les attentats palestiniens lors des Jeux olympiques de Munich de 1972 et la prise d’otages israéliens par un commando palestinien, le philosophe existentialiste déclare : « Les Palestiniens n’ont pas d’autre choix, faute d’armes, de défenseurs, que le recours au terrorisme. [...] L’acte de terreur commis à Munich, ai-je dit, se justifiait à deux niveaux : d’abord, parce que tous les athlètes israéliens aux Jeux olympiques étaient des soldats, et ensuite, parce qu’il s’agissait d’une action destinée à obtenir un échange de prisonniers. »

En juin de la même année, Sartre adresse une lettre à la mère d’un objecteur de conscience israélien dans laquelle il affirme que le « tribunal s’honorerait en acquittant [l’accusé, qui] risque des années de prison pour avoir accompli cet acte courageux et concret : refuser de servir dans une armée qui, défensive à l’origine, est devenue offensive en s’affirmant comme une armée d’occupation. »

Le président égyptien Gamal Abdel Nasser (à gauche) salue Jean-Paul Sartre (au centre) au Caire en mars 1967, en présence de Simone de Beauvoir (à droite) et du directeur des Temps modernes Jacques Lanzmann (MENA/AFP)
Le président égyptien Gamal Abdel Nasser (à gauche) salue Jean-Paul Sartre (centre) au Caire en mars 1967, en présence de Simone de Beauvoir et de Jacques Lanzmann (MENA/AFP)

Comment expliquer ce revirement ? La réponse se trouve peut-être dans un entretien accordé par Sartre au journal égyptien Al-Ahram, repris dans la revue existentialiste libanaise Al-Adab, quelques mois après la publication de la tribune polémique.

Lotfi al-Khouli, écrivain égyptien qui avait rompu ses liens d’amitiés avec le philosophe, rencontre le sociologue Jacques Berque alors qu’il est de passage à Paris. Ce dernier le prie d’accepter d’échanger avec Jean-Paul Sartre, qui se trouverait selon lui dans un « état de déchirement profond » face à la réception de la tribune du Monde dans le monde arabe.

La rencontre a lieu dans l’appartement du philosophe ; ce dernier, qui s’était jusque-là muré dans le silence, trouve enfin l’occasion d’exposer son point de vue du conflit. Il asserte que la seule position qu’il a prise par sa signature était « celle contre la guerre [des Six Jours] qui s’annonçait » et non contre les peuples arabes qu’« [il] soutien[t] dans leur luttes pour la libération et le progrès ».

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Il condamne l’usage du napalm par Israël, qu’il qualifie « d’acte criminel » ; il revient sur la position de l’opinion française, favorable à Israël dans la guerre de 1967, qu’il justifie par sa crainte d’assister à une seconde « tentative d’extermination des juifs » et la méconnaissance de la réalité du conflit.

Il affirme par ailleurs que « seules les guerres de libération sont légitimes », condamne les velléités expansionnistes d’Israël et qualifie le projet d’annexion de Jérusalem de « folie absolue ». Enfin, il regrette l’existence de « forces réactionnaires fortes » qui gagnent du pouvoir en Israël et empêchent toute possibilité de paix.

En 1976, lors de la cérémonie de décernement du titre de docteur honoris causa de l’Université hébraïque de Jérusalem, il affirme qu’il aurait accepté le titre de la même manière si celui-ci lui avait été décerné par l’Université du Caire.

En 1979, il organise un séminaire sur la paix au Moyen-Orient auquel sont conviés des intellectuels israéliens et palestiniens. Il décédera un an plus tard, le 15 avril 1980. 

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