Champ gazier de Karish : le Liban et Israël se préparent à la guerre
Jamais depuis 2006 les risques de guerre entre le Liban et Israël n’ont été aussi élevés. Depuis que le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a menacé de recourir à la force pour empêcher Israël d’extraire unilatéralement du gaz des champs de la Méditerranée orientale, la diplomatie s’active ouvertement et en coulisses pour éviter un conflit aux conséquences incalculables.
Le 13 juillet dernier, le leader chiite a, pour la première fois, explicitement menacé Israël d’une guerre s’il allait de l’avant dans ses plans consistant à commencer l’exploitation, début septembre, du champ gazier de Karish, situé à la lisière de la zone d’exclusivité économique libanaise (ZEE).
Ces menaces, réitérées à plusieurs reprises ces dernières semaines, ont été précédées, le 2 juillet, du lancement de trois drones de surveillance vers la plateforme de Karish.
Elles ont été suivies de la diffusion d’une vidéo, dans le cadre de la guerre psychologique, montrant une rampe de lancement et des missiles terre-mer iraniens de type Nour (une version modifiée du missile chinois C-802), des images en infrarouge de Karish et des unités flottantes israéliennes de production et d’extraction autour de la plateforme, avec leurs coordonnées géographiques.
Fin juillet, des membres du Hezbollah en tenues kaki mais sans armes ont effectué une marche le long de la frontière libano-israélienne, à quelques mètres de militaires israéliens postés de l’autre côté de la clôture.
Les menaces de Hassan Nasrallah ont culminé le 10 août. S’adressant à la foule lors de la commémoration de Achoura, qui marque l’assassinat en 680 de l’imam Hussein, petit-fils du prophète Mohammed, vénéré par les chiites, le chef du Hezbollah a demandé à ses partisans de « se tenir prêts à faire face à toute éventualité ».
« La main qui touchera à nos richesses sera tranchée », a-t-il martelé.
« Le gaz de la Méditerranée orientale, y compris celui du Liban, est aujourd’hui un des éléments de la confrontation mondiale »
- Charles Abi Nader, général libanais à la retraite
« En mettant sur la table l’option militaire, Hassan Nasrallah veut en réalité relancer les négociations sur le tracé de la frontière maritime à un moment où l’extraction du gaz en Méditerranée orientale devient un enjeu mondial dans le contexte de la confrontation entre la Russie et les pays occidentaux », explique à Middle East Eye un ancien ministre libanais des Affaires étrangères qui a requis l’anonymat.
« Le gaz de la Méditerranée orientale, y compris celui du Liban, est aujourd’hui un des éléments de la confrontation mondiale », confirme à MEE Charles Abi Nader, général libanais à la retraite. « Si une quantité suffisante de gaz est extraite pour remplacer partiellement le gaz russe, cela pourrait modifier les équations internationales. Les Russes ont réussi à transformer le gaz en arme efficace. Cette arme a provoqué des fissures dans le camp occidental. »
Les critiques du Hezbollah ne cachent pas, pour leur part, les possibles répercussions négatives sur le Liban de ce que les médias appellent désormais « l’équation Nasrallah ».
« Le chef du Hezbollah se comporte comme un acteur du jeu des nations. Mais nous devons nous tenir à l’écart de ce jeu. M. Nasrallah devrait essayer de nous éviter une guerre. Si elle éclatait, celle-ci provoquerait une destruction réciproque », a prévenu le leader druze Walid Joumblatt.
S’adressant à Hassan Nasrallah lors d’une interview, il a ajouté : « Vous pouvez envoyer des drones et lancer des missiles, mais essayez de réfléchir à la riposte même si vous croyez en une dissuasion militaire. »
Le Hezbollah déploie des unités d’élites dans le Liban-Sud
La démarche de Hassan Nasrallah a cependant ses défenseurs. « Je pense que cette équation peut servir les intérêts du Liban sur tous les plans », soutient Charles Abi Nader. « Si le Liban ne possédait pas des atouts qui font sa force et des capacités dissuasives, Israël n’aurait pas repris le processus de négociations indirectes [suspendu depuis octobre 2021]. »
« C’est la plus importante mobilisation jamais observée depuis la guerre de 2006. Des milliers de combattants sont concernés. Des membres du Hezbollah qui vivent à l’étranger ont été rappelés et des manœuvres ont été discrètement organisées »
- Un responsable sécuritaire libanais
« Si [Israël] ne prenait pas en compte le fait qu’il existe au Liban une force capable d’empêcher l’exploitation du champ de Karish, que l’ONU considère comme une zone d’exclusivité économique non libanaise, Israël aurait commencé l’extraction du gaz », estime l’expert en questions militaires et stratégiques.
Pour lui, « l’envoi des drones, même s’ils ont été abattus au-dessus de la zone de Karish, a constitué pour les Israéliens un message montrant le sérieux et la détermination du Hezbollah à s’opposer aux visées israéliennes. Si des drones non armés ont réussi à s’approcher de la plateforme, cela signifie que des appareils armés pourraient faire de même ».
Les menaces verbales de Hassan Nasrallah sont accompagnées de mesures concrètes sur le terrain. Des sources proches du parti, confirmées par des responsables sécuritaires libanais, affirment à MEE que le Hezbollah a mis en état d’alerte ses forces au Liban et en Syrie. Des unités d’élite de la brigade al-Radwan, déployées depuis des années autour de la ville d’Alep face aux groupes islamistes armés, ont été redéployées dans le Sud du Liban et des unités de réserve ont été appelées à se tenir prêtes.
« C’est la plus importante mobilisation jamais observée depuis la guerre de 2006 », déclare à MEE un responsable sécuritaire libanais. « Des milliers de combattants sont concernés. Des membres du Hezbollah qui vivent à l’étranger ont été rappelés et des manœuvres ont été discrètement organisées pour tester l’efficacité des postes de commandement et de contrôle ainsi que le réseau de télécommunication installé par le parti dans tout le Liban. »
Israël renforce le Dôme de fer terrestre et naval
Israël aussi se prépare à la guerre. L’armée israélienne a mis en état d’alerte ses forces à la frontière avec le Liban, et le Dôme de fer, dans ses versions terrestre et navale, a été déployé dans la zone de conflit. La marine israélienne a renforcé sa présence autour du champ de Karish.
Malgré ce déploiement militaire massif des deux côtés de la frontière, Charles Abi Nader pense que « la guerre est peu probable ». « Lorsque la dissuasion devient efficace, les probabilités d’une guerre entre les protagonistes baissent », explique l’expert.
« Nous avons vu cela pendant la guerre froide ou entre l’Inde et le Pakistan, devenus tous deux des puissances nucléaires. L’autre raison qui éloigne le spectre de la guerre est la recherche par les Occidentaux d’une certaine stabilité au Proche et Moyen-Orient, car un conflit compromettrait les efforts visant à exploiter les ressources gazières. »
La crainte qu’une guerre entre Israël et le Liban ne se transforme en conflit généralisé au Moyen-Orient privilégie aussi une sortie de crise diplomatique, ajoute le général libanais à la retraite.
L’ex-chef de la diplomatie libanaise interrogé par MEE ne partage pas cette analyse. « Les risques de guerre et d’accord se valent. Beaucoup de paramètres entrent en jeu et personne ne peut prévoir la suite des événements avec certitude », dit-il.
Les belligérants ont donc le doigt sur la gâchette en attendant le dénouement des négociations. Celles-ci ont repris par l’intermédiaire du médiateur américain Amos Hochstein. Après dix mois d’absence, le Coordinateur des affaires énergétiques internationales au département d’Etat a repris, à la mi-juin, ses navettes entre le Liban et Israël.
Le Liban attend la réponse officielle d’Israël
La réponse finale d’Israël aux exigences du Liban – à savoir, un tracé maritime se basant sur la ligne 23, la totalité du champ de Qana, le refus de tout projet commun avec Israël et du versement de compensation financière et, plus généralement, le droit pour le Liban d’exploiter ses ressources gazières du moment où Israël en fait de même – n’a toujours pas été officiellement transmise aux autorités libanaises.
La 12e chaîne de télévision israélienne en a toutefois rapporté la teneur, dimanche 28 août, en citant des sources officieuses.
Le quotidien libanais Al-Akhbar, proche du Hezbollah, estime que la réponse israélienne comporte des concessions mais aussi de « nombreux pièges que le Liban ne pourra pas accepter ».
« Les risques de guerre et d’accord se valent. Beaucoup de paramètres entrent en jeu et personne ne peut prévoir la suite des événements avec certitude »
- Un ancien ministre libanais des Affaires étrangères
Israël proposerait de conserver entièrement le champ de Karish et cèderait au Liban la totalité de la zone litigieuse, y compris le champ de Qana, en contrepartie d’une compensation financière pour les zones enchevêtrées, dont la superficie représente le tiers de celle de Qana. Le Liban refuse de payer la moindre compensation financière.
Israël propose aussi que les travaux dans les champs gaziers libanais et israéliens soient confiés à une même compagnie, en l’occurrence Energean, chargée d’extraire le gaz de Karish. Pour Beyrouth, qui refuse toute forme de normalisation des relations avec Israël, il n’est pas question d’avoir des projets communs avec ce pays.
La 12e chaîne israélienne rapporte aussi que les travaux d’extractions du gaz, qui devaient commencer début septembre, seront reportés à octobre pour des « raisons techniques ». De la sorte, le Hezbollah n’a plus de prétexte pour attaquer les infrastructures gazières israéliennes dans l’immédiat.
Les autorités libanaises attendent qu’Amos Hochstein leur transmette officiellement la réponse d’Israël. La suite des événements dépendra de l’évaluation qu’en fera Hassan Nasrallah.
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