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Liban-Israël : gros enjeux gaziers, risques de guerre limités

Le ton monte entre le Liban et Israël sur fond de conflit sur l’exploitation des ressources gazières enfouies sous les fonds marins entre les deux pays
Des véhicules de la Force de maintien de la paix des Nations unies au Liban (FINUL) patrouillent dans la zone côtière sud libanaise de Naqoura, près de la frontière avec Israël, le 11 novembre 2020 (AFP/Mahmoud Zayyat)
Des véhicules de la Force de maintien de la paix des Nations unies au Liban (FINUL) patrouillent dans la zone côtière sud libanaise de Naqoura, près de la frontière avec Israël, le 11 novembre 2020 (AFP/Mahmoud Zayyat)
Par Paul Khalifeh à BEYROUTH, Liban

La situation semble assez délicate pour que le médiateur américain chargé de la délimitation de la frontière maritime entre le Liban et Israël, Amos Hochstein, décide de se rendre d’urgence à Beyrouth.

Le haut conseiller pour la sécurité énergétique mondiale au département d’État, attendu dimanche dans la capitale libanaise, n’y était plus venu depuis l’automne dernier, après les blocages apparus dans les négociations indirectes entre les deux pays, techniquement en guerre depuis 1948.

Amos Hochstein a été invité par les autorités libanaises après la décision d’Israël de commencer l’exploitation du champ gazier disputé de Karish, entraînant une vive polémique couplée à des menaces entre les deux pays.

Cette démarche, qui intervient alors que les négociations sur la délimitation de la frontière maritime sont toujours en cours, a été qualifiée de « provocation » et d’« acte hostile » par le président libanais Michel Aoun.

Pour le Premier ministre Nagib Mikati, la procédure israélienne est « extrêmement dangereuse » et risque de « créer des tensions dont personne ne peut prévoir les répercussions ».

L’accélération par Israël de l’exploitation du gisement de Karish s’inscrit dans le cadre d’une vaste stratégie initiée par les États-Unis et les pays occidentaux pour une réorganisation du marché du gaz.

Trouver un substitut au gaz russe

La création en janvier 2019 du Forum du gaz de la Méditerranée orientale (East Mediterranean Gas Forum, EMGF) répond à cet objectif. Cette organisation rassemble les producteurs, les consommateurs et les pays de transit de gaz, notamment l’Égypte, Chypre, la Grèce, Israël, la Jordanie, la France et l’Italie.

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Le Liban, la Syrie et la Turquie, qui occupent presque la totalité de la Méditerranée orientale, n’en font pas partie.  

En octobre 2021, l’Égypte, Chypre et la Grèce ont signé un accord d’interconnexion dans le but de « renforcer la coopération et la sécurité énergétique non seulement entre ces trois pays mais aussi avec l’Europe », selon les propos du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi.

Ce dispositif en gestation depuis maintenant deux ans prend toute son importance avec la guerre en Ukraine et les tentatives des États-Unis et des pays européens de s’affranchir de la dépendance au gaz russe.

C’est dans le contexte de ces enjeux géopolitiques et économiques colossaux que la nouvelle polémique entre le Liban et Israël a éclaté dimanche 5 juin, avec l’arrivée près du champ de Karish d’une unité flottante de production, de stockage et de déchargement (FPSO) de l’entreprise grecque Energean Power.

« Israël tente de créer un fait accompli qui, aux yeux du droit international, lui accorderait un avantage dans toute négociation pour la délimitation de la frontière maritime »

- Amine Hoteit, général libanais à la retraite

« Israël tente de créer un fait accompli qui, aux yeux du droit international, lui accorderait un avantage dans toute négociation pour la délimitation de la frontière maritime », explique à Middle East Eye Amine Hoteit, général libanais à la retraite.

Dans le conflit juridico-diplomatique autour de la propriété des gisements gaziers, Israël a une longueur d’avance en raison de la mauvaise gestion par le Liban de ce dossier.

« Le flou et les hésitations des dirigeants libanais » ont permis à Tel Aviv d’élargir sa marge de manœuvre, regrette Amine Hoteit, qui a présidé en l’an 2000 la délégation libanaise chargée de tracer la ligne bleue à la frontière méridionale du pays après le retrait israélien.

Cafouillage politique au Liban

Conformément à un accord signé avec Chypre à l’époque du gouvernement de Fouad Siniora en 2007, le Liban adopte un tracé passant par le point 1, cédant ainsi à Israël une zone de 860 km2 supposée riche en hydrocarbures.

Voulant rectifier cette erreur deux ans plus tard, le Liban envoie aux Nations unies une lettre officielle affirmant que sa frontière maritime passe par le point 23, situé plus au sud, ce qui lui permet de revendiquer la zone de 860 km2 disputée avec Israël.

Entretemps, les États-Unis entament une médiation conduite par le diplomate Karl Hoff, qui propose une ligne intermédiaire passant entre les points 1 et 23, conférant au Liban 490 km2 de la zone disputée et 370 km2 à Israël.

De la sorte, Israël peut revendiquer la moitié du gisement de Cana.

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Quelques mois après la reprise, en 2020, des négociations indirectes libano-israéliennes sous l’égide de Washington, l’armée libanaise, chargée par le pouvoir politique d’établir la frontière maritime, propose un nouveau tracé passant par le point 29, qui accorde au Liban 1 460 km2 supplémentaires, en plus des 860 disputés.

« La ligne 29 constitue la vraie frontière du Liban. Elle est basée sur des données scientifiques et sur le droit international, qui stipule que la frontière maritime commence par le dernier point où se termine la frontière terrestre », explique Amine Hoteit. 

Pour échapper à cette règle juridique, Israël dispute au Liban une petite bande de terre dans la région de Ras Naqoura. « Ces 28 mètres sur terre font gagner au Liban 500 km2 en mer », souligne l’officier libanais.

L’adoption par l’armée libanaise de la ligne 29 a embarrassé les dirigeants politiques du pays, qui négociaient sur la base de la ligne 23. Le Conseil des ministres n’a jamais adopté l’amendement du décret 6433 incluant cette modification du tracé frontalier et le président Aoun refuse de le signer.

« Nous détruirons toutes les infrastructures »

Il a cependant envoyé une lettre au Conseil de sécurité des Nations unies affirmant que la superficie de 1 430 kilomètres où se situe le champ de Karish est désormais disputée par le Liban.

« Le président Aoun, le chef du Parlement Nabih Berry et les gouvernements qui se sont succédé ne parlent pas le même langage, ce qui a affaibli la position du Liban face à Israël », déplore Amine Hoteit.

Le chef de la délégation militaire libanaise à l’origine de la ligne 29, le général Bassam Yassine, estime que le Liban doit adopter le plafond du nouveau tracé pour donner plus de latitude aux négociateurs libanais.

« Lorsque l’État libanais dira que les Israéliens agressent nos eaux et notre pétrole, nous serons prêts à faire notre part en matière de pression, de dissuasion et d’utilisation des moyens appropriés, y compris la force »

- Naïm Kassem, secrétaire général adjoint du Hezbollah

Ce cafouillage a permis à Israël de renforcer ses positions juridiques et d’avancer ses pions tranquillement.

Cependant, Israël garde un œil sur le Hezbollah, qui se dresse en protecteur des droits libanais. En février dernier, le chef du bloc parlementaire du Hezbollah, Mohammad Raad, a martelé qu’Israël ne pourrait pas exploiter son gaz offshore tant que le Liban ne pourrait pas en faire de même.

Malgré ces propos menaçants, le Hezbollah adopte dans ce dossier une attitude mesurée. Il dit se tenir « derrière l’État » et appelle les autorités politiques à affirmer clairement leur position concernant la frontière maritime.

« Lorsque l’État libanais dira que les Israéliens agressent nos eaux et notre pétrole, nous serons prêts à faire notre part en matière de pression, de dissuasion et d’utilisation des moyens appropriés, y compris la force », a prévenu mardi 7 juin Naïm Kassem, le secrétaire général adjoint du Hezbollah.

La réponse israélienne n’a pas tardé. « Nous détruirons toutes les infrastructures et il ne restera aucune pierre ! Tel sera le sort de toutes les installations dans les villages ou les villes utilisées par cette armée terroriste [allusion au Hezbollah] », a déclaré le général Amir Baram, responsable du front nord en Israël.

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Jeudi soir, le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah a répondu à ces menaces lors d’une intervention télévisée consacrée à ce dossier. « La Résistance [le Hezbollah] dispose des moyens matériels et militaires pour empêcher l’ennemi [Israël] d’extraire le gaz [du champ de Karish] », a-t-il dit, ajoutant que « toutes les mesures prises par l’ennemi ne seront pas capables de protéger la plateforme flottante ».

« Ce qu’Israël perdrait s’il lançait une guerre sera de loin beaucoup plus important que les pertes qui seront infligées au Liban », a poursuivi Hassan Nasrallah, évoquant des « conséquences existentielles » pour Israël et laissant entendre que d’autres pays pourraient être entraînés dans un éventuel conflit.

La société grecque chargée d’extraire le gaz du gisement de Karish est « partenaires de l’agression contre le Liban et doit retirer son unité flottante », a averti le leader du Hezbollah, réaffirmant la position traditionnelle de son parti : laisser à l’Etat libanais la responsabilité des négociations sur le tracé des frontières.

Malgré ces propos belliqueux, les risques d’une guerre restent limités à ce stade, affirme Amine Hoteit et d’autres analystes contactés par MEE.

Une escalade militaire ne sert les intérêts d’aucun protagoniste en ce moment. Israël souhaite poursuivre l’extraction du gaz des autres champs actuellement sous exploitation afin de se tailler une part du marché européen à la recherche d’un substitut aux hydrocarbures russes. Une guerre risque de perturber ses plans.

Le Liban espère, de son côté, une reprise du processus de négociations qui lui permettrait de commencer le forage pour tenter de freiner les effets de la crise qui a détruit son économie.

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