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Liban : pas de chèque en blanc de la communauté internationale, le pays s’enlise dans la crise

Le Groupe international de soutien au Liban conditionne toute aide à la formation d’un gouvernement susceptible de mener des réformes – ce qui ne semble pas imminent alors que Saad Hariri est accusé d’imposer son retour et de chercher à exclure les partis
Un client se tient devant un bureau de change fermé à Beyrouth le 29 novembre 2019 (AFP)
Par Paul Khalifeh à BEYROUTH, Liban

Le Groupe international de soutien au Liban (GIS) a tenu une réunion à Paris, le 11 décembre, pour examiner les moyens d’apporter une aide au pays du Cèdre, secoué par un soulèvement populaire depuis le 17 octobre, menacé d’un effondrement économique et financier sans précédent, et paralysé par une grave crise politique, gouvernementale et systémique.

Coprésidée par la France et les Nations unies, la réunion du GIS a rassemblé des représentants de la Chine, d’Égypte, d’Allemagne, d’Italie, de France, du Koweït, des Émirats arabes unis, de Russie, du Royaume-Uni et des États-Unis, ainsi que de la Banque mondiale (BM), du Fonds monétaire international (FMI) et d’institutions financières européennes. L’Arabie saoudite, qui était également conviée, n’a finalement pas répondu à l’appel.

Confrontés à une pénurie chronique de dollars, qui risque d’entraver l’importation de produits de première nécessité, à une vague de licenciements qui a touché plusieurs dizaines de milliers de salariés, à la fermeture de centaines de restaurants et de PME, en moins de deux mois, les Libanais espéraient une aide d’urgence pour éviter un effondrement économique et financier total.

Au lieu de cela, ils ont obtenu des promesses d’aides conditionnées à la formation rapide d’un gouvernement « efficace et crédible », et à des réformes structurelles.   

Une feuille de route pour le prochain gouvernement

 « Le Groupe [GIS] estime que la préservation de la stabilité, de l’unité, de la sécurité, de la souveraineté, de l’indépendance politique et de l’intégrité territoriale du Liban nécessite la formation urgente d’un gouvernement efficace et crédible, ayant la capacité et la crédibilité requises pour mener à bien l’ensemble substantiel de réformes économiques nécessaires, qui s’attachera à désengager le pays des tensions et des crises régionales. Il est urgent que le nouveau gouvernement soit mis en place aussi vite que possible », peut-on lire dans le communiqué final de la réunion de Paris.

« C’est une sorte de sonnette d’alarme pour les dirigeants politiques qui n’ont toujours pas mis en tête de leurs priorités les réformes structurelles dans un pays qui en a grandement besoin »

- Marwan Barakat, économiste

Le GIS établit une feuille de route que le prochain gouvernement libanais devrait suivre scrupuleusement pour sortir le pays de la crise. La première étape étant l’adoption d’un budget 2020 « fiable ».

Marwan Barakat, économiste en chef de la Bank Audi, la plus grande banque du Liban, a applaudi aux résolutions de la réunion de Paris. « Il n’y a pas de doute que la communauté internationale a adressé un message ferme et sans concession aux autorités libanaises : former le plus rapidement possible un gouvernement crédible et efficace est une condition nécessaire pour que le pays bénéficie de l’aide internationale », a-t-il dit à Middle East Eye.

« Ce message est à la fois positif et pressant », a ajouté l’économiste. « Positif parce que la communauté internationale a démontré qu’elle se tient toujours prête à aider le Liban, et donc ce dernier n’est pas abandonné à lui-même en ces temps de crise, et pressant parce que c’est une sorte de sonnette d’alarme pour les dirigeants politiques qui n’ont toujours pas mis en tête de leurs priorités les réformes structurelles dans un pays qui en a grandement besoin compte tenu des déséquilibres fiscaux et extérieurs critiques. »

Pas de mise sous tutelle internationale

Hassan Moukalled, rédacteur en chef de la revue Politique et économie, affirme que la mise sous tutelle financière internationale du Liban a pu être évitée. « Les États-Unis et, dans une moindre mesure, la Grande-Bretagne plaidaient pour un rôle accru du Fonds monétaire international. La France, elle, souhaitait que le processus de CEDRE [Conférence économique pour le développement du Liban par les réformes et avec les entreprises] soit maintenu. Elle a réussi à imposer son point de vue », a-t-il dit à MEE.

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Le communiqué final du GIS réaffirme, en effet, « que les conclusions de la conférence CEDRE, acceptées par les autorités libanaises le 6 avril 2018, sont toujours valables. À cet égard, les autorités libanaises doivent accélérer la mise en œuvre des projets existants, s’engager à hiérarchiser les différents projets du programme d’investissements dans les infrastructures en fonction des besoins et attentes de la population, et à créer un comité interministériel pour en surveiller la mise en œuvre rapide. » 

Selon Hassan Moukalled, les autorités françaises ne seraient pas satisfaites de « nombreuses irrégularités » et « soupçons de corruption » qui auraient entaché la préparation des projets de réhabilitation de l’infrastructure qui devraient être mis en œuvre au Liban dans le cadre de CEDRE.

« La France a opposé son véto à la participation à la réunion de Paris de Nadim al-Mounla, le conseiller économique du Premier ministre démissionnaire Saad Hariri », chargé de coordonner les projets de CEDRE, a ajouté le journaliste. Effectivement, Saad Hariri était représenté à la réunion du GIS par une autre conseillère, Hazar Caracalla.

Les autorités françaises ne seraient pas satisfaites de « nombreuses irrégularités » et « soupçons de corruption »

- Hassan Moukalled, journaliste

Malgré les conclusions de la réunion de Paris, le Premier ministre démissionnaire semble privilégier le canal du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale.

Il a d’ailleurs contacté, jeudi 12 décembre, le président de la BM, David Malpass, et la directrice générale et présidente du directoire du FMI, Kristalina Georgieva, à qui il a « exprimé son engagement à préparer un plan de sauvetage urgent pour faire face à la crise, en attendant la formation d’un nouveau gouvernement capable de le mettre en œuvre », selon un communiqué publié par le bureau du chef du gouvernement sortant.

Hariri, candidat unique pour se succéder à lui-même

Le mercredi 11 décembre, Saad Hariri avait publié un tweet dans lequel il présentait sa propre interprétation des conclusions du GIS, après avoir « pris connaissance de la déclaration finale publiée par le groupe ».

« Pour sortir de la crise il faut accélérer la formation d’un gouvernement de technocrates qui constitue un groupe de travail homogène et crédible capable de répondre aux aspirations des Libanais après le 17 octobre », a écrit le Premier ministre démissionnaire.

Or, le communiqué du GIS évite soigneusement de plaider en faveur d’un gouvernement de technocrates, rejeté par les principales forces politiques du pays, notamment les mouvements chiites Hezbollah et Amal, et le Courant patriotique libre (CPL), fondé par le président Michel Aoun et aujourd’hui dirigé par son gendre, le ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil.

Un manifestant libanais brandit une pancarte avec la photo du Premier ministre Saad Hariri flanqué d’une perruque lors d’un rassemblement dans le centre-ville de Beyrouth, le 19 octobre 2019. « Sashay qway » fait référence à une série télévisée et signifie « pars » (AFP)
Un manifestant libanais brandit une pancarte avec la photo du Premier ministre Saad Hariri flanqué d’une perruque lors d’un rassemblement dans le centre-ville de Beyrouth, le 19 octobre 2019 (AFP)

Ces partis estiment qu’un tel gouvernement répond aux exigences des États-Unis dont le principal souci est d’exclure le Hezbollah du gouvernement dans le cadre des efforts visant à isoler la formation anti-israélienne, inscrite sur la liste des organisations terroristes de Washington et soumise à de sévères sanctions.     

C’est ce désaccord sur la nature du prochain gouvernement qui retarde la désignation d’un nouveau Premier ministre. Trois tentatives pour nommer un chef de gouvernement adoubé par Saad Hariri ont échoué sous la pression de la rue.

Les milieux du Hezbollah et du CPL soupçonnent Hariri d’avoir grillé les candidats qu’il a lui-même proposés dans le but de rester seul en lice. Effectivement, le mufti de la République, Abdlelatif Deriane, le plus haut dignitaire religieux sunnite, a fait état d’un « consensus » de sa communauté autour du nom de Saad Hariri, qui redevient, de facto, le seul candidat pour se succéder à lui-même lors des consultations parlementaires contraignantes convoquées par le président Aoun pour le 16 décembre.

Cependant, Saad Hariri a posé ses conditions pour revenir au pouvoir : la formation d’un gouvernement de « technocrates », sans participation des grands partis politiques.

Les inquiétudes du Hezbollah

Interrogé par MEE, un haut responsable du Hezbollah ne cache pas ses craintes de ce qui pourrait se « cacher derrière l’intransigeance de Saad Hariri à vouloir exclure les partis politiques de tout gouvernement qu’il présiderait ».

Les milieux du Hezbollah et du CPL soupçonnent Hariri d’avoir grillé les candidats qu’il a lui-même proposés dans le but de rester seul en lice

« Pourquoi souscrit-il aux exigences américaines ? Le Liban a jusque-là refusé les conditions israéliennes transmises par les émissaires des États-Unis pour le tracé des frontières terrestres et maritimes », note-t-il en référence aux pourparlers portant sur la délimitation des frontières entre Israël et le Liban. « Est-il décidé à les accepter ? Prévoit-il d’intégrer les réfugiés syriens au Liban, comme le souhaitent la communauté internationale ? », s’interroge la source.

La crise multidimensionnelle qui frappe le Liban s’est encore aggravée ce jeudi avec la décision de l’agence de notatation financière internationale Fitch de dégrader la note souveraine du Liban de « CCC » à « CC ».

Dans son rapport d’évaluation de l’état de l’économie et des finances du Liban, Fitch « préfère ne pas tenir compte des aides promises par certains pays du Golfe ces derniers mois, en raison de la place du Hezbollah au Liban, dans un contexte de tensions entre l’Iran, qui soutient le parti chiite, et l’Arabie saoudite, notamment, qui le considère comme une organisation terroriste. »

L’imbrication des éléments socio-économiques, financiers et politiques, et l’interconnexion des enjeux locaux, régionaux et internationaux, complexifient la crise libanaise, à un moment où le pays voit ses soupapes de sécurité (filets sociaux, niveau de vie, sûreté, etc.) sauter les unes après les autres.

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