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Restrictions sur les produits turcs : le Maroc a-t-il rejoint le boycott saoudien ?

Les exportations d’Ankara ont été frappées par une interdiction officieuse dans le Golfe – l’Afrique du Nord pourrait-elle être le prochain champ de bataille économique ?
Au début du mois, le chef de la Chambre de commerce saoudienne, Ajlan al-Ajlan, a appelé au boycott de « tout ce qui est turc » (Fadel Senna/AFP)

Une série de restrictions imposées par le Maroc sur les marchandises turques a brusquement rompu les liens économiques entre les deux pays et suscité des soupçons selon lesquels Rabat aurait rejoint un boycott informel de la Turquie mené par les Saoudiens.

Le 15 octobre, le Maroc a imposé des restrictions sur les produits fabriqués en Turquie et les chaînes de supermarchés turques, ainsi qu’une augmentation de 90 % des taxes sur les produits turcs importés.

Le lendemain, le gouvernement marocain a approuvé une révision de l’accord de libre-échange signé entre le royaume et la Turquie en 2004, qui « corrigera les déséquilibres de la balance commerciale entre les deux pays au cours des dernières années », selon le porte-parole du Palais royal Abdelhak Lamrini.

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Selon Rabat, l’accord conclu avec Ankara, en vigueur depuis 2006, a fait subir à l’économie marocaine des pertes financières de près de 2 milliards de dollars par an. En janvier, le ministre marocain du Commerce, Moulay Hafid Elalamy, a informé le Parlement que le pays proposait à la Turquie deux options : soit réviser l’accord et trouver des solutions, soit le voir prendre fin.

Les exportateurs turcs sont déjà confrontés à des difficultés.

L’an dernier, Middle East Eye a révélé que l’Arabie saoudite avait mis en œuvre une interdiction informelle des produits turcs, qui a touché ce mois-ci la scène internationale de la mode.

Par conséquent, la Turquie a vu ses exportations globales chuter de 20 % et son déficit du commerce extérieur doubler depuis janvier, en raison de la hausse des taxes et de tarifs douaniers élevés imposés au Maroc et en Algérie en raison d’une concurrence jugée « déloyale » des producteurs textiles turcs, qui dominent le marché local. 

Au début du mois, le chef de la Chambre de commerce saoudienne, Ajlan al-Ajlan, a appelé au boycott de « tout ce qui est turc », notamment les investissements, le tourisme et les importations, après les propos du président turc Recep Tayyip Erdoğan selon lesquels certains pays du Golfe cherchaient à déstabiliser la Turquie.

Traduction : « Le boycott de tout ce qui est turc, que ce soit au niveau des importations, des investissements ou du tourisme, relève de la responsabilité de chaque commerçant et consommateur saoudien, en réponse à l’hostilité persistante du gouvernement turc à l’égard de nos dirigeants, de notre pays et de nos citoyens. »

À la suite de cet appel, un hashtag soutenant le boycott des produits turcs a commencé à être abondamment relayé sur les réseaux sociaux et un certain nombre de fournisseurs de vêtements ont choisi de délocaliser leurs activités hors de Turquie. 

Nombreux sont ceux qui se demandent si le Maroc a pu être convaincu par l’Arabie saoudite de suivre le mouvement.

« Il y a deux écoles de pensée », confie à MEE Haizam Amirah-Fernández, analyste au Real Instituto Elcano à Madrid.

« Certains considèrent que cette décision rejoint un “boycott” pratiqué par d’autres pays arabes, principalement ceux qui forment un axe opposé à la Turquie. D’autres pensent que cette décision est due au fait que le Maroc juge l’accord nuisible à son économie, raison pour laquelle il a été modifié. La vérité se situe probablement quelque part entre ces deux écoles de pensée. »

Dernièrement, huit grands groupes d’hommes d’affaires turcs, dont le Conseil des relations économiques extérieures, l’Assemblée des exportateurs de Turquie et l’Union des chambres de commerce et des bourses de marchandises de Turquie, ont exhorté l’Arabie saoudite à prendre des mesures concrètes pour résoudre les problèmes, insistant sur l’impact négatif que le boycott aura tant pour l’Arabie saoudite que pour la Turquie.

L’analyste marocain Ali Lmrabet note que Rabat a fait fermer les écoles liées à Fethullah Gülen – accusé par la Turquie d’avoir orchestré la tentative de coup d’État de 2016 – et honoré les demandes d’extradition de ses partisans au Maroc. « Quelque chose de soudain s’est donc produit » pour que le pays rejoigne le boycott, pense-t-il.

Selon Ali Lmrabet, cette décision s’explique très probablement par la pression exercée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui forment de meilleurs partenaires économiques pour le Maroc, mais aussi par la France, en mauvais termes avec Ankara.

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« Forcer la main du chef du gouvernement, Saad Dine El Otmani, du Parti de la justice et du développement [islamiste], pour s’en prendre aux intérêts turcs au Maroc, qui datent de plusieurs années, il n’y a qu’une seule force capable de le faire : le Palais royal », explique Ali Lmrabet à MEE.

Alors que les relations entre l’Arabie saoudite et la Turquie se sont refroidies ces dernières années, notamment depuis l’assassinat en 2018 à Istanbul de Jamal Khashoggi, chroniqueur pour Middle East Eye et le Washington Post, et les interventions militaires turques en Libye, les projets de construction réalisés par des entrepreneurs turcs dans le royaume ont chuté à 559 millions de dollars et ce chiffre est même tombé à 21 millions de dollars au cours des neuf premiers mois de 2020.

Selon l’Autorité générale saoudienne des statistiques, la valeur des exportations turques vers l’Arabie saoudite est passée de 12,7 milliards de dollars en 2015 à 9,4 milliards de dollars en 2019. 

Le Maroc forme le plus grand marché d’exportation de la Turquie en Afrique du Nord, avec 2,24 milliards de dollars en 2019, selon les chiffres de l’Assemblée des exportateurs de Turquie.

Face aux chiffres du chômage élevés et aux inégalités sociales, le gouvernement marocain tente d’encourager l’investissement dans un plus grand nombre de secteurs industriels et s’est lancé dans une salve d’investissements étrangers directs au cours des cinq dernières années, principalement axés sur l’Afrique francophone. 

En juillet, le Premier ministre marocain Saad Dine El Otmani a également dévoilé un ensemble de onze programmes nationaux qui seront mis en œuvre dans les trois prochaines années et qui devraient créer 120 000 nouveaux emplois, en réponse à la crise économique provoquée par la pandémie de coronavirus

Haizam Amirah-Fernández estime que la dernière mesure prise par le Maroc contre la Turquie se rapporte moins à l’idée de rejoindre « un axe arabe antiturc » et de « faire pression sur l’économie turque » qu’à l’état de l’économie marocaine depuis la pandémie et aux actions entreprises par le Maroc pour atténuer les dégâts, alors que son secteur du tourisme et ses exportations sont fortement touchés par la crise du coronavirus.

« Cet amendement ou ces modifications apportées à l’accord de libre-échange relèvent d’une coordination avec la Turquie. Les deux pays ont convenu de modifier les termes de l’accord », explique-t-il.

« Nous devons garder à l’esprit que d’autres pays du sud de la Méditerranée ont fait plus ou moins la même chose vis-à-vis des marchandises turques – la Jordanie par exemple. »

Le ministère marocain du Commerce n’était pas disponible dans l’immédiat pour formuler des commentaires.

L’expansion turque en Afrique du Nord

La présence de la Turquie en Afrique se renforce depuis 2003, son rôle initial étant centré sur l’apport d’une aide économique, en particulier dans la Corne de l’Afrique, plutôt que sur une implication militaire. La donne a toutefois commencé à changer en 2017 après l’ouverture d’une base militaire à Mogadiscio, en Somalie, suivie d’opérations militaires en Libye.

« Nous devons garder à l’esprit que d’autres pays du sud de la Méditerranée ont fait plus ou moins la même chose vis-à-vis des marchandises turques – la Jordanie par exemple »

– Haizam Amirah-Fernández, analyste

Depuis plusieurs années, Ankara s’efforce de renforcer ses liens dans les anciennes provinces ottomanes à Alger, Tunis et Rabat. Et plus récemment, la Turquie s’est mise en quête d’alliés régionaux afin de garantir le bon déroulement de ses opérations en Libye voisine, où elle soutient le Gouvernement d’union nationale contre le général Khalifa Haftar

Parmi les trois pays du Maghreb, la Tunisie est le moins attrayant pour la Turquie, avec seulement 25 entreprises turques actives sur place sur un total de 3 455 établies à l’étranger. La Tunisie éprouve également des difficultés pour exporter ses produits vers la Turquie, tandis que les taxes douanières appliquées à certains produits alimentaires, produits de consommation et équipements ont engendré l’an dernier un déficit commercial de 913 millions de dollars avec Ankara.

L’Algérie, qui n’est pas intervenue dans le débat sur le boycott informel, constitue le quatrième fournisseur de gaz de la Turquie, avec un accord scellé entre l’entreprise publique Sonatrach et la société nationale turque BOTAŞ qui prévoit la livraison annuelle de 5,4 milliards de mètres cubes de gaz naturel liquéfié jusqu’en 2024. En 2019, l’Algérie a importé pour 1,86 milliard de dollars de marchandises turques, tandis que sur le marché de l’armement, l’État algérien a exprimé son intérêt pour l’acquisition de drones de combat turcs Bayraktar ainsi que d’un certain nombre de véhicules blindés. 

Toutefois, leurs relations politiques ont parfois été marquées par des tensions, notamment en raison de la concurrence entre Ankara et Paris, qui adoptent des positions opposées sur un certain nombre de questions, notamment la Libye, la Méditerranée orientale et le conflit au Haut-Karabagh.

Alger n’a pas non plus été très enthousiaste au début de l’année lorsqu’Erdoğan a fustigé les crimes coloniaux commis par la France, se montrant réticent à voir une tierce partie interférer dans ses relations complexes avec la France et se servir de son histoire pour marquer des points au niveau politique.

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Et si le Maroc jouit de relations économiques optimales avec la Turquie, sur le plan politique, les rapports ont parfois été tendus. En 2013, après la révolte du parc Gezi, le roi Mohammed VI et plusieurs hommes d’affaires marocains ont refusé de recevoir Erdoğan, l’obligeant à raccourcir son séjour.

Selon des analystes, la position favorable d’Ankara sur la question du Sahara occidental a probablement facilité le réchauffement des relations avec Rabat, même si la Turquie a préféré éviter de se livrer à des déclarations vigoureuses pour ne pas provoquer la colère de l’Algérie, ennemie du Maroc sur ce dossier. 

Bien que les échanges commerciaux soient passés de 435 millions de dollars en 2004 à 2,7 milliards de dollars en 2018 et que plus de 150 entreprises turques soient actives au Maroc, les 1,9 milliard de dollars d’échanges ont davantage favorisé la Turquie – dominant des exportations qui dépassent les exportations marocaines d’acide phosphorique, d’engrais, de plomb et de cuir. 

Au cœur du litige actuel – qui a obligé la ministre turque du Commerce Ruhsar Pekcan à promettre qu’elle réviserait l’accord et demanderait à ses compatriotes d’investir davantage au Maroc – résident les textiles et vêtements turcs, dont les importations sont taxées à hauteur de 36 % depuis le 27 juillet à la suite de la modification de la législation financière marocaine.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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