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Pourquoi la Turquie tisse des amitiés en Afrique de l’Ouest

Le président Erdoğan semble croire que le temps est venu pour la Turquie de devenir un acteur politique sur le continent africain
L’ancien président malien Ibrahim Boubacar Keita discute avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan à Bamako, en 2018 (AFP)
L’ancien président malien Ibrahim Boubacar Keita discute avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan à Bamako, en 2018 (AFP)

Tandis que le secrétaire d’État américain Mike Pompeo s’est récemment rendu au Soudan pour encourager d’autres nations arabes à normaliser leurs relations avec Israël après l’accord émirati, visant à créer une nouvelle configuration géopolitique au Moyen-Orient au sens large, la Turquie travaille à une nouvelle alliance en Afrique de l’Ouest, laquelle promet d’étendre sa rivalité stratégique avec la France. 

Tout ceci est devenu plus manifeste ce mois-ci avec la visite du ministre des Affaires étrangères turc au Mali, en Guinée-Bissau et au Sénégal

Le coup d’État du mois dernier au Mali n’était pas particulièrement pertinent pour la Turquie, mais il a offert un puissant motif à Ankara pour étendre ses activités en Afrique de l’Ouest.

La Turquie garde un œil sur le Mali depuis le coup d’État précédent en 2012, établissant des liens avec différents acteurs de la société civile. Mais avant qu’Ankara n’agisse au Mali ou n’intervienne dans tout autre crise ouest-africaine, elle doit d’abord finir de poser les fondations régionales.

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Dans le contexte de rivalité croissante entre la Turquie et la France vis-à-vis de la Libye et de la crise en Méditerranée orientale, les tensions pourraient bientôt s’étendre et s’exacerber, en Afrique de l’Ouest, tandis qu’Ankara y étend son influence politique et militaire. 

En juillet, le ministre des Affaires étrangères turc Mevlüt Çavuşoğlu s’est rendu au Niger et a signé un accord de coopération militaire ainsi que d’autres accords. Cela va probablement ouvrir la voie à l’ouverture d’une base militaire par Ankara dans le pays, venant s’ajouter à celles qui existent au Qatar, en Libye et en Somalie.

Par ailleurs, la coopération militaire et la possible base militaire renforcent l’implication de la Turquie en Libye et servent de tampon contre une potentielle menace égyptienne à l’égard de la Turquie en Libye.

Sur le plan régional, c’est un accord gagnant-gagnant : l’accord entre la Turquie et le Niger va renforcer l’influence d’Ankara en Afrique de l’Ouest, et en échange, les pays africains recevront un soutien turc pour contribuer à résoudre la crise libyenne.

L’intérêt de la Turquie au Niger revêt deux dimensions. D’une part, il existe des réseaux religieux dans le pays qui penchent en faveur de la Turquie. Ce soutien social, ainsi que la coopération politique, fait du Niger un allié fiable dans un environnement où de nombreux pays, tels que l’Égypte, œuvrent activement contre la Turquie.

Le soutien social, ainsi que la coopération politique, fait du Niger un allié fiable dans un environnement où de nombreux pays, tels que l’Égypte, œuvrent activement contre la Turquie

De manière générale, Ankara se concentre sur le fait de s’assurer des alliés régionaux. Le président Recep Tayyip Erdoğan s’est rendu en janvier en Algérie et a salué le pays comme « l’une des plus grandes portes ouvertes de la Turquie sur le Maghreb et l’Afrique ». Pourtant, il ne veut pas mettre l’Algérie dans une position difficile vis-à-vis de la France ; ce que veut Erdoğan, c’est un soutien implicite à la nouvelle politique qu’il développe actuellement en Afrique de l’Ouest – ou du moins l’absence de rejet manifeste. 

Ce rayonnement en Algérie semble porter ses fruits : plus tôt ce mois-ci, le ministre algérien des Affaires étrangères était en Turquie pour discuter de coopération régionale.

La politique africaine de la Turquie ne repose pas simplement sur des calculs à court terme. Ces vingt dernières années, Ankara s’est ouverte à l’Afrique avec des succès relativement importants aux niveaux économique, politique et sociétal. Depuis 2003, la Turquie a ouvert des dizaines d’ambassades en Afrique, la plus récente étant annoncée au Togo.

Les intérêts de la Turquie en Afrique englobent des éléments de soft power, et de plus en plus d’instruments de hard power. En Somalie au début des années 2010, la Turquie a procédé à des ouvertures humanitaires et a depuis approfondi la relation, obtenant un pouvoir militaire et politique dans la région. L’implication d’Ankara au Niger et au Mali pourrait reproduire la politique de la Turquie pour l’Afrique de l’Est. 

Des institutions de soft power turc déjà actives

La politique pour l’Afrique de l’Ouest d’Ankara a également des répercussions sur la rivalité entre la France et la Turquie. Si la Turquie s’est par le passé ouverte à l’Afrique via des politiques de soft power, elle voit désormais l’Afrique comme un terrain géopolitique, sur lequel elle peut affronter stoïquement la France et tout autre pays. Erdoğan semble croire que le temps est venu pour la Turquie de devenir un acteur politique en Afrique.

En Afrique de l’Ouest, les institutions de soft power turc sont déjà actives. L’Agence turque de coordination et de coopération soutient de nombreux projets de développement, les compagnies aériennes turques relient la région au monde et la Présidence des Turcs à l’étranger et des communautés apparentées a accordé à près de 1 000 étudiants de la région des bourses complètes pour la Turquie, la plupart étudiant la politique, l’économie et l’ingénierie. 

Aujourd’hui, la crise libyenne contraint la Turquie à transformer son soft power en influence en matière de politique et de sécurité, bien au-delà de l’Afrique du Nord – et l’Afrique de l’Ouest est primordiale dans cette approche.

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En fin de compte, l’approche d’Erdoğan à l’égard de l’Afrique de l’Ouest aura de nombreuses implications. Elle va probablement accentuer la rivalité entre la Turquie et la France, affectant probablement les relations entre la Turquie et l’Union européenne. Elle peut également créer une opportunité de coopération possible avec d’autres puissances européennes, telles que l’Italie ou l’Espagne, en particulier sur les questions de migration et de sécurité, brisant le monopole de la France en tant qu’ancrage européen dans la région. 

Pour les États-Unis, la présence croissante d’Ankara en Afrique de l’Ouest pourrait servir, dans une certaine mesure, de contrepoids à l’influence croissante de la Chine. Le sénateur américain Lindsey Graham a encouragé l’idée que la Turquie devienne une alternative à l’influence chinoise en Afrique, ajoutant que cela pourrait également ouvrir de nouveaux domaines de coopération entre la Turquie et les États-Unis. 

Alors que la Turquie façonne sa nouvelle stratégie ouest-africaine, la politique étrangère du pays suscitera sûrement plus d’attention et de débats dans les années à venir. 

- Mehmet Ozkan est chercheur associé au Center for Global Policy à Washington DC (États-Unis). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @_MehmetOzkan.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Mehmet Ozkan is Professor of international relations at Turkish National Defence University in Istanbul.
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