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Pourquoi une transition à la tunisienne est inadaptée à l’Algérie

La transition entre un régime autoritaire et un système démocratique est une opération complexe, qui n’obéit pas à des schémas prédéfinis. Ce qui a réussi en Tunisie ne réussirait pas en Algérie
Un homme porte un drapeau de la Tunisie lors d’une manifestation, dans le centre de Tunis, le 22 janvier 2011 (AFP)
Par Abed Charef à ALGER, Algérie

Sortir d’une crise politique par les urnes est, a priori, la solution démocratique par excellence. Pourquoi ne serait-ce pas le cas en Algérie, qui n’aurait qu’à appliquer la formule tunisienne ?

L’observation peut paraître juste. Pourquoi, en effet, faire compliqué quand on peut faire simple, avec, en plus, un modèle de réussite à l’appui ? La Tunisie a mené une expérience concluante.

Huit ans après le début de la contestation qui a contraint à l’exil l’ancien président Zine el-Abidine Ben Ali, ce pays a réussi à conserver stabilité et cohésion, malgré deux élections présidentielles et des législatives.

Dix points de comparaison 

Pourtant, le modèle tunisien n’est pas transposable à l’Algérie. Pourquoi ? Parce que la transition a réussi en Tunisie, non grâce à un schéma qui serait bon, mais pour des raisons multiples, sans rapport avec la méthode utilisée.

Les conditions politiques et sociales de la Tunisie divergeaient totalement de celles en vigueur aujourd’hui en Algérie.

Dix d’entre elles méritent d’être rappelées.  

     1. La transition en Tunisie a bénéficié d’un appui unanime de la communauté internationale. France, États-Unis, mais aussi Algérie, ont agi de concert pour que l’expérience tunisienne soit un succès. Ou, au moins, pour éviter que la Tunisie ne bascule dans la violence.

La transition en Tunisie a bénéficié d’un appui unanime de la communauté internationale

Chaque pays avait sa vision, ses objectifs, mais tous se rejoignaient sur un point : la Tunisie devait passer le cap de la démocratisation.

Le pays était économiquement trop fragile pour se permettre de rater le virage qui en ferait un foyer de violence sur la rive sud de la Méditerranée, juste en face de l’Italie. Sans oublier les frontières algérienne et libyenne.

     2. En ce sens, la Tunisie a été le contre-modèle de ce qui s’est passé en Syrie ou en Libye. Autant ceux deux derniers ont été punis pour leur attitude anti-occidentale pendant plusieurs décennies, autant la Tunisie, plutôt conciliante, a été ménagée.

     3. Les Tunisiens ont le sens du compromis et de la négociation. « Ils font de la politique », ce que les Algériens considèrent avec dédain, voire avec mépris.

La Tunisie a obtenu son indépendance en ayant recours au fameux « prends et demande plus » –خذ وطالب   – du président Habib Bourguiba.

La société tunisienne accepte d’évoluer progressivement, par étapes, alors que l’Algérie est dans un schéma inverse : la radicalité y est la règle, ce qui amène le pays à payer le prix fort pour obtenir des victoires parfois importantes, mais parfois symboliques.

     4. La société tunisienne est relativement structurée et homogène, contrairement à la société algérienne, qui a connu des bouleversements en très peu de temps.

Cela donne une tonalité très différente dans les revendications dans les deux pays. Autant les Tunisiens sont modérés, pondérés, voire réalistes dans leurs revendications, autant les Algériens sont radicaux, jusqu’au-boutistes, comme l’atteste le yetnahaw_gaa (il faut les démettre tous).

Des Algériens manifestent contre le maintien au pouvoir du président Bouteflika, à Alger, le 12 mars 2019 (Reuters)

     5. La Tunisie n’est pas un pays « militaire », ni militarisé. Son armée n’a pas le même poids ni même héritage historique et symbolique que l’Armée nationale populaire (ANP).

Sa classe politique est plutôt constituée des élites urbaines, instruites, introduites dans les affaires, alors qu’en Algérie, elles sont profondément marquées par les guerres et la violence, qu’il s’agisse du traumatisme colonial ou de la violence des années 1990.

La Tunisie n’a pratiquement pas connu de violence significative durant le XXe siècle, ni même avant, alors que l’Algérie a vécu des conflits sanglants, en 1954-1962 et dans les années 1990, après une longue période d’occupation d’une très grande violence.

L’expérience de la résistance a imposé, en Algérie, une croyance selon laquelle les conflits doivent être résolus par la force, la négociation constituant un simple dénouement formel destiné à consacrer la victoire militaire.

     6. En Tunisie, existaient hors système des forces structurantes. Le régime policier de Habib Bourguiba puis de Zine el-Abidine Ben Ali s’appuyait sur des classes moyennes largement représentées dans le pouvoir, au détriment des couches populaires. Toutefois, sous Ben Ali, le caractère inclusif du système tunisien avait dérapé, poussant vers la marge une partie des anciennes élites.

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Avec la déliquescence du système Ben Ali, l’UGTT et le mouvement Ennahdha, pourchassés du temps du régime précédent, ont non seulement réussi à contenir la contestation, mais aussi à offrir une alternative au pouvoir finissant. Elles ont réussi à structurer une partie de la population sur des bases positives, constructives, pas seulement sur l’idée du rejet du système en place.

     7. Les islamistes tunisiens ont retenu la leçon de l’expérience algérienne et évité les dérives d’autres pays ayant vécu des « Printemps ».

C’est une réalité qu’on ne peut occulter : Ennahdha a refusé de prendre seul le pouvoir. Il a préféré laisser le poste de président de la République à Moncef Marzouki, un défenseur des droits de l’homme au parcours reconnu, pour ne pas créer de tension supplémentaire pendant la transition.

Le rôle de Rached Ghannouchi, qui a vécu deux décennies d’exil en Europe, où il a apprécié l’importance des libertés, après avoir suivi en Algérie l’expérience de la radicalité du Front islamique du salut (FIS), a été déterminant dans cette évolution.

Le rôle des islamistes et la structuration de la société civile 

     8. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les grandes expériences de transition réussie ont été enregistrées dans des pays où existait une force structurante dans l’opposition. L’UGTT et Ennahdha en Tunisie, l’ANC en Afrique du Sud, Solidarnosc en Pologne, ont joué ce rôle d’amortisseur de la violence, contrairement au FIS qui a exacerbé les conflits en Algérie dans les années 1990. En Russie, l’absence d’alternative structurante a provoqué un effondrement, suivi du rétablissement d’un système autoritaire.

     9. Autre différence entre l’Algérie et la Tunisie, le niveau des revendications. En Tunisie, les contestataires étaient disposés à accepter un compromis, à avancer progressivement vers des objectifs démocratiques, pourvu qu’il soit mis fin à l’arrogance du système Ben Ali.

En Algérie, Bouteflika est hors course, les principales figures de son règne sont exclues ou en voie de l’être, mais la rue a revu ses ambitions à la hausse. Les contestataires ont placé la barre très haut, si haut que cela ne peut être obtenu par des négociations selon le modèle tunisien. 

La chute de Ben Ali comme celle de Bouteflika est gérée par un militaire issu de l’establishment

     10. Enfin, un point de ressemblance pour clore cette comparaison entre l’Algérie et la Tunisie.

La chute de Ben Ali comme celle de Bouteflika est gérée par un militaire issu de l’establishment, et occupant le poste de chef d’état-major de l’armée. Celui-ci affirme publiquement qu’entre rester fidèle au président déchu et rejoindre le peuple, il choisit la seconde option.

En Tunisie, le général Rachid Ammar n’avait cependant pas d’ambition particulière. Il a joué le rôle de facilitateur, avant de passer la main à des civils, la Tunisie n’ayant pas de tradition particulière de militaires occupant le pouvoir.

En Algérie, le général Ahmed Gaïd Salah a décidé lui aussi de rejoindre le peuple, mettant fin à quinze années de fidélité au président Bouteflika.

La ressemblance est cependant limitée. Le général Gaïd Salah représente une institution qui a toujours détenu la réalité du pouvoir, alors que son homologue tunisien en a hérité par accident, et s’en est rapidement débarrassé.

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