Tunisie : majorité gouvernementale contre majorité parlementaire
Le 27 février 2020, l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) a voté la confiance au gouvernement Fakhfakh, épilogue d’une crise politique qui s’est ouverte après les élections législatives du 6 octobre 2019 et qui a abouti au Parlement le plus fragmenté de l’histoire de la Tunisie.
Après avoir menacé de ne pas apporter son soutien à ce gouvernement, le mouvement islamiste Ennahdha a fini par rentrer dans le rang, sans doute par crainte qu’une dissolution ne l’affaiblisse davantage.
C’est donc sous la contrainte que Rached Ghannouchi a demandé à ses députés de voter pour le gouvernement Fakhfakh
Si le mouvement islamiste dispose du plus grand nombre de portefeuilles dans l’équipe Fakhfakh, il est sorti politiquement affaibli de la séquence post-électorale. Arrivé en tête des législatives – en ayant toutefois réalisé son pire score depuis 2011 –, le parti de Rached Ghannouchi a échoué à faire passer le gouvernement de Habib Jemli, composé de proches d’Ennahdha et de Qalb Tounes.
Lâchés à la dernière minute par Nabil Karoui, les Nahdhaouis ne pourront compter que sur le soutien de la coalition al-Karama, un bloc parlementaire situé à leur droite.
C’est donc sous la contrainte que Rached Ghannouchi a demandé à ses députés de voter pour le gouvernement Fakhfakh.
La coalition gouvernementale comprend principalement quatre partis : Ennahdha, Attayar, al-Chaâb et Tahya Tounes de l’ancien chef du gouvernement Youssef Chahed.
Si Ennahdha et Tahya Tounes gouvernent ensemble depuis la précédente législature, Attayar et al-Chaâb étaient dans une franche opposition à l’équipe sortante.
Attayar a longtemps accusé le gouvernement de Youssef Chahed, l’ancien Premier ministre, de mener une guerre sélective contre la corruption. Pour sa part, al-Chaâb et Ennahdha prolongent l’affrontement historique entre les mouvements panarabistes et islamistes.
Innovation politique
On comprend dès lors que la solidarité gouvernementale ne s’annonce pas des plus aisées. Par ailleurs, si la crise du COVID-19 a mis au premier plan un ministre nahdhaoui, Abdelatif El Mekki, ce dernier est surtout le principal opposant à Rached Ghannouchi au sein du parti.
Cette configuration a donné lieu à une innovation politique dont la Tunisie a le secret : il existe deux majorités distinctes : une première au gouvernement (Ennahdha, Attayar, al-Chaâb, Tahya Tounes, Nidaa Tounes et al-Badil) et une seconde au Parlement (Ennahdha, Qalb Tounes et la coalition al-Karama).
Tout a commencé au début de la législature. Alors que les deux partis avaient fait des campagnes hostiles – Ennahdha accusant Qalb Tounes de corruption et la formation de Nabil Karoui tenant les islamistes pour responsables des différentes crises que connaît le pays –, ils se sont entendus pour porter Rached Ghannouchi au perchoir et Samira Chaouachi à la vice-présidence de l’Assemblée des représentants du peuple.
Plus tard, lors de la formation du gouvernement de Habib Jemli, des proches de Karoui se sont vu attribuer des portefeuilles ministériels. C’est notamment le cas de l’ancien ministre et homme d’affaires Fadhel Abdelkafi, l’un des rares à avoir ouvertement soutenu la candidature de Nabil Karoui à la présidence de la République contre un potentiel poste de chef du gouvernement.
Finalement, le leader de Qalb Tounes fera volte-face et contribuera à faire chuter Habib Jemli. Quand Kais Saied a proposé à Elyes Fakhfakh de former un gouvernement, Ennahdha a insisté pour y inclure des ministres karouistes avant de céder sous la menace d’une dissolution.
Cette coalition informelle s’est poursuivie quand Elyes Fakhfakh a demandé à gouverner par décrets-lois pour faire face à la crise du COVID-19. Cette procédure, prévue par la Constitution, sera dénoncée par Qalb Tounes, al-Karama et… Ennahdha. Des voix se sont élevées pour dénoncer une « tentative de putsch » du chef du gouvernement. Ces partis ont proposé une loi visant à limiter les prérogatives constitutionnelles de Fakhfakh. Finalement, le texte sera abandonné.
La « coopération » entre ces trois groupes parlementaires s’est illustrée quand Ennahdha a proposé une modification du règlement intérieur de l’Assemblée faisant perdre sa qualité de député à tout élu démissionnaire de sa formation politique.
Par ce texte, le parti islamiste a accédé à une demande de Qalb Tounes qui craignait de subir le même sort que Nidaa Tounes, lequel a perdu plus de la moitié de ses députés au cours de la dernière mandature.
Bien que la question dite du tourisme parlementaire (le fait qu’un député élu quitte son groupe parlementaire, généralement lié à un parti politique, pour siéger dans un autre bloc) soit dénoncée par la quasi-totalité de l’échiquier politique, plusieurs partis et organisations ont fait savoir que cette modification législative était inconstitutionnelle, un avis partagé par le président de la République, Kais Saied.
Mais c’est sans doute une proposition de loi déposée par la coalition al-Karama qui montre le plus clairement la convergence entre les trois groupes politiques.
« Président bis »
Le 4 mai, le groupe présidé par Seifeddine Makhlouf a déposé un texte visant à réformer la composition et le fonctionnement de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), une instance provisoire créée en 2011 pour réguler le secteur audiovisuel.
Installé en 2013, non sans réticences de la part de la Troïka au pouvoir à l’époque, ce Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) tunisien était prévu pour durer six ans au maximum avant d’être remplacé par une instance constitutionnelle permanente.
Mais faute d’une loi précisant les contours de la nouvelle structure, la HAICA est toujours en place, la Constitution de 2014 lui ayant prohibé tout vide au niveau de la régulation des médias.
Ennahdha a appelé à l’élargissement de la majorité gouvernementale afin d’y inclure d’autres forces politiques et de réaliser l’union nationale face au COVID-19
Or, depuis des années, plusieurs médias refusent de se conformer au cahier des charges établi par l’instance, qui interdit notamment aux dirigeants de partis politiques de posséder des radios et télévisions.
C’est notamment le cas de Nessma TV, dont Nabil Karoui est actionnaire, et de Zitouna TV, dirigée par Oussama ben Salem, membre du Conseil de la choura d’Ennahdha.
En 2019, la HAICA a ordonné la fermeture des deux chaînes, mais des pressions politiques ont empêché l’exécution de cette décision.
La proposition de loi d’al-Karama prévoit d’abolir les autorisations attribuées aux médias privés. Le bureau de l’Assemblée, où les trois formations sont majoritaires, a transmis le texte à une commission parlementaire pour un examen prioritaire, étonnant quand on connaît la situation sanitaire et économique du pays !
Le 7 mai 2020, le porte-parole d’Ennahdha, Imed Khemiri, a appelé à l’élargissement de la majorité gouvernementale afin d’y inclure d’autres forces politiques et de réaliser l’union nationale face au COVID-19. Le 9 mai 2020, Nabil Karoui a rejeté le terme d’« union nationale » mais a abondé dans le sens de Khemiri en déclarant que la stabilité du pays passait par une alliance entre les deux partis arrivés en tête aux élections.
Cette probable future coalition gouvernementale s’inscrit dans le bras de fer qui oppose depuis des mois Rached Ghannouchi à Kais Saied pour le leadership de la Tunisie.
Depuis qu’il est à la tête de l’Assemblée, le chef d’Ennahda se rêve en « président bis », n’hésitant pas à mener une diplomatie parallèle. Il peut compter sur ses fidèles alliés d’al-Karama et sur Nabil Karoui, candidat malheureux face à Kais Saied lors de la dernière présidentielle.
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