Tunisie : le gouvernement Mechichi, un revers pour le système des partis
Il aura attendu la dernière demi-heure. Il est 23 h 57 – soit trois minutes avant la fin du délai constitutionnel pour annoncer la formation du gouvernement – quand la télévision nationale diffuse enfin l’allocution de Hichem Mechichi.
Les personnalités retenues sont pour l’essentiel issues de la haute administration, du monde universitaire, des entreprises privées et du corps des magistrats.
L’équipe proposée se compose de 22 ministres, trois ministres délégués auprès du chef du gouvernement et trois secrétaires d’État.
Avec huit femmes, la parité est loin d’être atteinte, d’autant que Thouraya Jeribi, première femme à diriger un ministère régalien – la Justice –, est rétrogradée et devient ministre déléguée.
Trois ministres gardent leurs postes : Ahmed Adhoum aux Affaires religieuses, Mohamed Fadhel Kraiem aux Technologies de l’information et de la communication, et Ali Hafsi aux Relations avec le Parlement. Ce dernier, élu sur les listes de Nidaa Tounes en 2019, n’est indépendant que depuis peu.
À noter que la secrétaire d’État à l’Agriculture, Akissa Bahri, devient ministre de plein exercice. Quelques départements retrouvent à leurs têtes d’anciens responsables, c’est notamment le cas des Affaires étrangères et des Affaires sociales respectivement dirigés par Othman Jarandi (gouvernement Larayedh, 2013) et Mohamed Trabelsi (gouvernement Chahed 2016-2020).
Autre fait notable, le potentiel futur ministre des Affaires culturelles, Walid Zidi, est un non-voyant, une première.
Concernant la structure, la réorganisation en pôles maintes fois promise ne verra pas le jour. Mais le ministère des Finances devient désormais « ministère de l’Économie, des Finances et du Soutien à la croissance » et les Tunisiens résidant à l’étranger (10 % de la population totale) passent de la tutelle des Affaires sociales à celle des Affaires étrangères. Ces changements se veulent sans doute porteurs de messages politiques.
Par ailleurs, la formation professionnelle est intégrée au ministère de la Jeunesse et des Sports, ce qui semble irriter la députée nahdhaouie et ancienne titulaire du poste, Saïda Ounissi, qui déplore une « erreur ».
Mais le parti Ennahdha a obtenu gain de cause puisque les Affaires locales ne repassent pas sous le contrôle du ministère de l’Intérieur.
Avant même l’officialisation de la composition du gouvernement, plusieurs partis et groupes parlementaires ont exprimé leur position. C’est ainsi que le conseil national du Courant démocratique, membre de l’actuelle majorité, a décidé de siéger dans l’opposition, refusant de cautionner le principe de la gouvernance technocratique qui, selon lui, va à l’encontre de la démocratie.
Une position que partage la coalition al-Karama. Le groupe parlementaire, fidèle allié d’Ennahdha, soutient l’idée que le gouvernement doit refléter les poids politiques issus des législatives de 2019.
C’est également l’avis de l’Union populaire républicaine (UPR, une formation sociale-conservatrice qui ne dispose que de trois députés mais dont le leader a été une des révélations de la présidentielle de 2019), qui assimile le choix d’un gouvernement apolitique à un déni de démocratie.
Éviter des élections législatives anticipées
Hichem Mechichi peut compter sur le soutien de deux blocs parlementaires : La Réforme (quinze députés issus de partis centristes) et le bloc national (onze transfuges de Qalb Tounes, le parti de Nabil Karoui).
Les deux groupes expriment leur attachement à ce que les formations politiques laissent la place aux « compétences ». Pour sa part, le Parti destourien libre d’Abir Moussi (PDL, ancien régime) se dit prêt à accorder sa confiance à tout cabinet qui ne comprenne aucun élément islamiste encarté ou apparenté.
Les autres partis politiques sont plus indécis. Après avoir affirmé qu’ils soutiendraient le gouvernement Mechichi, les panarabistes d’al-Chaâb, siégeant pourtant dans le même groupe parlementaire que le Courant démocratique, semblent rétropédaler et demandent à examiner les CV des futurs ministres.
Pour le parti islamiste Ennahdha, toutes les solutions sont envisageables : un vote de confiance dans le but d’éviter des élections législatives anticipées qui leur seraient préjudiciables, une division volontaire de leurs députés pour que le gouvernement puisse passer mais pour qu’ils siègent dans l’opposition (une technique permise par le règlement intérieur de l’Assemblée) ou un rejet total de l’équipe Mechichi.
En tout état de cause, un Conseil de la choura tranchera la position officielle du parti. Dans une conférence de presse, le chef d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, a insisté sur la nécessité de réformer la loi électorale afin que celle-ci puisse permettre à une majorité claire de pouvoir gouverner.
Enfin, le parti Qalb Tounes attend de connaître la composition de l’équipe gouvernementale avant de trancher. Son chef parlementaire, Oussama Khelifi, critique le choix de Kais Saied d’ignorer les partis politiques et l’accuse de dérive présidentialiste.
Toutefois, le parti, conscient du danger que feraient peser sur lui des élections anticipées, va sans doute accorder sa confiance à Hichem Mechichi s’il estime que celui-ci a une chance de passer l’épreuve de l’Assemblée.
L’Assemblée des représentants du peuple convoquera sous huitaine une plénière pour voter la confiance au gouvernement Mechichi. Les députés peuvent valider la nouvelle équipe.
Si les motivations peuvent être différentes, la principale sera la peur d’une élection anticipée qui pourrait être fatale à plusieurs parlementaires élus par le hasard du scrutin proportionnel du « plus fort reste » et qui décimerait plusieurs partis au profit d’une bipolarité entre les islamistes (Ennahdha, coalition al-Karama) et l’ancien régime (le PDL d’Abir Moussi).
Ce scénario profiterait à Kais Saied, qui aura affaibli ce qu’il appelle « le régime des partis ». Le gouvernement sera forcément dans l’escarcelle du palais de Carthage (le ministre choisi par Hichem Mechichi pour le portefeuille de l’Intérieur est un coordinateur régional de la campagne de Kais Saied) et le régime sera de facto présidentiel.
Un changement qui pourrait emporter l’adhésion d’une opinion publique très hostile aux partis politiques et à l’institution parlementaire, un récent sondage leur donnant respectivement 3 et 7 % d’opinions très favorables.
Mais si les députés se résignent à donner leurs voix à ce gouvernement, ce dernier sera dépourvu d’une réelle majorité parlementaire et aura du mal à faire voter ses textes.
L’échec de Hichem Mechichi n’entraînerait pas obligatoirement la dissolution de l’Assemblée. En effet, la Constitution ne force pas le président à dissoudre le Parlement et ne lui impose aucun délai s’il se décidait de le faire.
Il est tout à fait possible que Kais Saied maintienne pendant plusieurs mois le gouvernement d’Elyes Fakhfakh. Ce dernier étant démissionnaire, il ne peut plus être censuré par les députés.
Commencera alors la bataille de la réforme de la loi électorale et éventuellement de l’ensemble de la législation relative à la vie politique (financement des partis, médias, sondages d’opinion), le tout alors que le pays affronte une deuxième vague de COVID-19 et commence à peine à ressentir les effets socio-économiques de la première.
Enfin, le président peut directement dissoudre l’Assemblée. Dans ce cas – sans réforme du mode de scrutin – si les poids des différents groupes politiques évoluent, il est très peu probable que cela débouche sur une majorité à même de gouverner.
Alors que le pays s’enlise dans une grave crise économique, sociale et sanitaire, le sort du gouvernement Mechichi va avoir un impact sur l’avenir de la transition démocratique. Il n’est pas exclu que des Tunisiens excédés par l’instabilité du régime réclament un pouvoir autoritaire.
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