Un nouveau départ dans les relations américano-turques peu probable après les élections
Les États-Unis se font à l’idée de cinq années supplémentaires de liens distendus avec la Turquie, alors que Recep Tayyip Erdoğan aborde le second tour de la présidentielle dimanche en tant que favori.
Washington et ses alliés ont peut-être un temps espéré un nouveau départ avec la Turquie quand les sondages montraient le leader de l’opposition Kemal Kılıçdaroğlu aux portes de la présidence, mais après les bons résultats d’Erdoğan, ils se résignent désormais à la fin d’une saison électorale éprouvante.
« Les gens commencent à comprendre qu’Erdoğan est là pour rester », indique à Middle East Eye James Jeffrey, ancien ambassadeur américain en Turquie qui préside désormais le programme Moyen-Orient au think tank Wilson Center. « Et ce qu’on peut espérer de mieux, c’est une meilleure relation. »
Si Erdoğan l’emporte bel et bien dimanche, son approche de l’Occident sera mise à l’épreuve en juillet lorsque les membres de l’OTAN se réuniront pour un sommet en Lituanie.
À l’ordre du jour figurera avant tout l’adhésion de la Suède à l’alliance, bloquée par la Turquie qui allègue que le pays soutient le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une organisation terroriste selon la Turquie, les États-Unis et l’Union européenne.
« En cas de victoire de Kılıçdaroğlu, la Turquie vire à l’ouest d’environ 60 % », estime un diplomate chevronné d’un pays membre de l’OTAN. « En cas de victoire d’Erdoğan, il y aura toujours un revirement mais d’environ 20 % – et en grande partie constitué par l’approbation de la candidature de la Suède à l’OTAN. »
Les diplomates et les analystes espèrent que, quel que soit le vainqueur dimanche, la Suède sera finalement admise au sein de l’alliance.
« L’éloignement de l’OTAN dépasse Erdoğan »
En juin, la Suède devrait appliquer une loi actualisée contre le terrorisme réclamée par la Turquie. Ce pays nordique a également accédé aux plaintes d’Ankara en extradant au moins un Kurde ayant des liens supposés avec le PKK.
« Si Erdoğan l’emporte dimanche, ces mesures seront suffisantes pour que Stoltenberg [secrétaire général de l’OTAN] et quelques autres l’appellent et lui disent : “tu as eu ton dû, maintenant à toi d’agir” », explique James Jeffrey à MEE.
Soner Çağaptay, directeur du programme de recherche sur la Turquie au Washington Institute for Near East Policy, observe que les tergiversations à propos de l’adhésion de la Suède à l’OTAN incarnent parfaitement l’approche « transactionnelle » de la politique à laquelle peut s’attendre Washington si Erdoğan s’assure cinq années de plus au pouvoir.
« Le message pour les États-Unis et l’Europe sera le suivant : “nous pouvons faire affaire”, mais il adressera le même message à la Russie. »
« La tendance la plus inquiétante pour l’Occident est le pouvoir croissant des ultranationalistes »
– Un diplomate d’un pays membre de l’OTAN
Erdoğan, qui a surpris les sondeurs et les analystes en recueillant 49,5 % des suffrages au premier tour des élections, s’achemine vers le second tour de dimanche en position de force. Lundi, sa candidature a été boostée par le soutien de l’ultranationaliste Sinan Oğan, candidat tiers, qui a reçu un peu plus de 5 % des voix.
Pour Soner Çağaptay, une victoire décisive permettrait plus facilement à Erdoğan d’atteindre les États-Unis. « Il utilisera sa victoire pour décrocher un coup de téléphone avec Biden puis une rencontre en face-à-face, peut-être en marge du sommet de l’OTAN. »
Ce n’est pas la première fois qu’émergent des rumeurs concernant un nouveau départ dans les relations turco-américaines.
Certains avaient prédit que Washington se reposerait sur Ankara en tant que partenaire de sécurité en Asie centrale après le retrait d’Afghanistan. L’invasion russe de l’Ukraine a mis en évidence les liens entre Ankara et Kyiv en matière de défense. Même l’élection de Biden en 2020 a été vue comme un nouveau départ alors que la Turquie était sanctionnée pour l’achat d’un système de missiles russe et l’emprisonnement d’un pasteur américain.
« À chaque événement majeur, que ce soit le début d’une guerre ou une élection aux États-Unis et en Turquie, les gens y voient l’occasion d’un nouveau départ, mais ce n’est jamais le cas et cela n’arrivera assurément pas cette fois », affirme à MEE Nicholas Danforth, expert de la relation entre les États-Unis et la Turquie au sein de l’Hellenic Foundation for European and Foreign Policy.
Certains affirment que la Turquie et les États-Unis se sont trop éloignés pour surmonter leurs différences, lesquelles transcendent désormais Erdoğan. En témoigne selon eux la démonstration de force des ultranationalistes au premier tour de la Turquie. « L’éloignement de l’OTAN dépasse Erdoğan », assure le diplomate occidental à MEE.
« La tendance la plus inquiétante pour l’Occident est le pouvoir croissant des ultranationalistes au sein du gouvernement. Ils s’opposent à l’Occident sur presque tous les sujets », ajoute-t-il.
« Pas de F-16 pour vous »
Erdoğan a mené campagne en mettant en avant la projection de puissance militaire turque et l’indépendance de sa politique étrangère. Au cours de ses vingt ans au pouvoir, sa Turquie a montré les muscles, de la Libye au Caucase en passant par les îles grecques. La décision prise par la Turquie en 2017 d’acquérir le système de missiles russe S-400 est venue témoigner du détachement du pays vis-à-vis de l’Occident.
Néanmoins, ce contrat a fait plonger les liens déjà tendus avec Washington à un niveau encore plus bas. La Turquie a été exclue du programme américain d’avions de combat F-35 et sanctionnée en vertu du Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act (CAATSA) en 2020.
Le S-400 a également entravé les efforts déployés par la Turquie pour acquérir de nouveaux avions de combat F-16.
Interrogé par MEE, Ömer Özkizilcik, analyste en politique étrangère et questions de sécurité établi à Ankara, estime que le contrat portant sur les F-16 servira de baromètre des liens entre les États-Unis et la Turquie après le second tour du scrutin prévu dimanche.
« Le meilleur angle de travail que les États-Unis ont avec la Turquie, qui est aussi le dernier, est celui des rapports entre armées », explique-t-il. « Si les États-Unis n’approuvent même pas la vente de F-16, les relations seront mortes et enterrées. »
Si l’administration Biden a manifesté son soutien au contrat, celui-ci se heurte à une vive opposition au Congrès, où un groupe bipartisan de sénateurs a écrit au président Biden en février pour lui faire part de son opposition à la vente tant que la Turquie n’approuvera pas l’adhésion de la Suède à l’OTAN.
Même si les analystes font preuve d’un optimisme prudent quant à l’approbation par Ankara de la candidature suédoise à l’OTAN, la vente doit encore passer par le sénateur Robert Menendez, le puissant président démocrate de la commission des Affaires étrangères. Ce dernier a déclaré en mai que le secrétaire d’État Antony Blinken lui avait assuré que la Maison-Blanche ne passerait pas outre son veto à l’accord.
La désapprobation exprimée par Robert Menendez, ainsi que par des législateurs démocrates tels que le sénateur Chris Van Hollen et le député Gregory Meeks, membre de la commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants, est liée aux inquiétudes suscitées par les incursions militaires de la Turquie dans le nord de la Syrie contre les combattants kurdes et par les survols militaires des îles grecques.
« Les relations entre les États-Unis et la Turquie dépendront des relations de la Turquie avec la Russie »
– Gönül Tol, directrice et fondatrice du programme Turquie du Middle East Institute
Selon un assistant parlementaire au Congrès au fait de la question, qui s’est entretenu avec MEE sous couvert d’anonymat, il faudra probablement que l’administration Biden fasse pression sur ces législateurs pour que le contrat portant sur les F-16 passe la ligne d’arrivée, à un moment où la Maison-Blanche se prépare à d’autres priorités politiques dans la région, notamment un accord de normalisation entre l’Arabie saoudite et Israël.
« Jusqu’à quel point l’administration épuisera-t-elle son capital politique pour une vente d’armes à Erdoğan, qui est impopulaire de part et d’autre de l’échiquier politique, alors qu’elle a besoin du soutien du Congrès pour agir avec un autre dirigeant impopulaire du Moyen-Orient [le prince héritier Mohammed ben Salmane] ? », s’interroge l’assistant parlementaire. « Mais aussi alors que l’administration entre dans une année électorale. »
En dépit de la résistance à Capitol Hill, certains analystes pensent que l’administration Biden cherchera à sauver les relations avec la Turquie en concluant le contrat portant sur les F-16.
« Les États-Unis ont davantage besoin de la Turquie aujourd’hui qu’après les précédentes élections en 2018 », indique Ömer Özkizilcik à MEE. « Compte tenu des déboires de la Russie en Ukraine, la Turquie est désormais la puissance navale la plus forte en mer Noire. »
Des relations « purement transactionnelles »
Erdoğan est l’un des seuls dirigeants mondiaux à conserver de bonnes relations avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky comme avec son homologue russe Vladimir Poutine.
Trois jours après le premier tour du scrutin, Erdoğan a annoncé une prolongation de deux mois d’un accord soutenu par l’ONU permettant aux navires céréaliers ukrainiens de traverser la mer Noire pour rejoindre les marchés mondiaux. Le directeur de la CIA, Bill Burns, a utilisé Ankara comme point de rencontre avec son homologue russe pour mettre en garde Moscou contre l’utilisation potentielle d’armes nucléaires en Ukraine.
« Jusqu’à quel point l’administration épuisera-t-elle son capital politique pour une vente d’armes à Erdoğan ? »
– Assistant parlementaire au Congrès américain
Cependant, la proximité de la Turquie avec la Russie est une arme à double tranchant pour Washington.
En amont des élections, Erdoğan a dépensé des milliards de dollars dans des aides économiques telles que du carburant gratuit, un programme de retraite anticipée et des hausses de salaires, qui ont permis d’atténuer les effets de l’inflation galopante pour les Turcs ordinaires mais vidé les caisses de l’État. En mai, les réserves de devises étrangères de la Turquie ont chuté de 7,6 milliards de dollars pour atteindre 60,8 milliards de dollars en une seule semaine, selon la banque centrale, ce qui représente la plus forte baisse en plus de vingt ans.
« Je ne vois pas comment Erdoğan a pu faire cela, si ce n’est avec de l’argent provenant du Golfe et de la Russie », affirme Soner Çağaptay à MEE.
Les marchés semblent déjà tabler sur une victoire d’Erdoğan dimanche, avec une augmentation des mises contre la livre turque. Les économistes estiment que les difficultés économiques de la Turquie sont en grande partie imputables à Erdoğan et à son point de vue peu orthodoxe selon lequel les taux d’intérêt élevés sont à l’origine de l’inflation.
« La crise économique en Turquie va s’aggraver et le pays sera plus instable », prédit Gönül Tol, directrice et fondatrice du programme Turquie du Middle East Institute.
Selon la chercheuse, les politiques économiques d’Erdoğan dissuaderont des investissements occidentaux indispensables, « ce qui rendra Erdoğan encore plus dépendant du soutien financier des autocrates au Moyen-Orient et en Russie ».
« Fondamentalement, les relations entre les États-Unis et la Turquie dépendront des relations de la Turquie avec la Russie. Elles sont désormais purement transactionnelles », souligne-t-elle.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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