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La Turquie doit maintenir sa position dans l’OTAN pour protéger ses intérêts

Ankara lève finalement son veto à l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN. Mais une véritable crise pourrait éclater si la Turquie n’obtient pas de réponse satisfaisante à ses préoccupations sécuritaires
Le président turc Recep Tayyip Erdoğan lors d’une réunion de groupe à la Grande Assemblée nationale de Turquie, à Ankara, le 18 mai 2022 (AFP/Adem Altan)
Le président turc Recep Tayyip Erdoğan lors d’une réunion de groupe à la Grande Assemblée nationale de Turquie, à Ankara, le 18 mai 2022 (AFP/Adem Altan)

Obstacle depuis la mi-mai à l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a fini par lever son veto mardi 28 juin, évitant un revers à l’Alliance qui ouvre son sommet à Madrid.

Au début de l’invasion russe de l’Ukraine, la Turquie a soigneusement pesé ses interventions dans la crise au moyen de diverses manœuvres géopolitiques et diplomatiques.

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Le gouvernement d’Ankara a, en conséquence, pu se placer comme médiateur entre l’Ukraine et la Russie et s’épargner une énorme pression du côté russe comme du côté occidental. Mais des complications ont surgi en mai après l’opposition de la Turquie à l’élargissement de l’OTAN.

Quand la Finlande et la Suède ont demandé à rejoindre l’OTAN, l’ensemble des parties prenantes supposaient que le vote relatif à leur adhésion ne serait qu’une simple formalité.

Mais tout cela a changé lorsque Ankara a rejeté leur demande. La Turquie a justifié cette décision surprenante en pointant le soutien présumé des pays nordiques au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Ce mercredi 29 juin, le ministre de la Justice Bekir Bozdağ a annoncé que la Turquie comptait demander l'extradition de 33 personnes qu'elle considère comme « terroristes ».

La Turquie, l’Union européenne et les États-Unis considèrent tous officiellement le PKK comme une organisation terroriste en raison de ses attaques meurtrières contre des civils. Mais les dirigeants turcs accusent les pays nordiques d’abriter des membres du PKK et de permettre leurs activités. 

Malgré les enjeux élevés, l’opposition de la Turquie à l’élargissement de l’OTAN n’aurait fait que nuire à son intérêt national. Mais cette crise a peut-être servi à nouer des liens plus forts entre l’Europe et la Turquie.

La réaction des dirigeants suédois et finlandais aux demandes d’Ankara, qui désire voir ses préoccupations sécuritaires prises en compte, est une opportunité de reprendre à zéro la relation entre l’Europe et la Turquie et de travailler ensemble pour aller de l’avant.

Un élargissement qui n’a rien de surprenant

Cette réconciliation pourrait également avoir un effet positif sur le climat politique national en Turquie, le nationalisme et le sentiment anti-européen perdraient en vigueur. 

L’invasion russe de l’Ukraine a ramené à la vie à la fois l’Europe en tant qu’entité géopolitique et l’OTAN. L’organisation transatlantique, qui s’est élargie à huit reprises depuis sa création, a réagi à l’invasion russe en lançant le processus d’adhésion de la Suède et de la Finlande.

Cet élargissement n’a rien de surprenant étant donné la menace que constitue la Russie pour ses voisins. Et si la Russie voit l’OTAN comme une menace, elle considère également ses voisins comme des menaces, quel que soit leur statut de membre de l’OTAN. 

L’Europe doit séparer les critiques portant sur la qualité de la démocratie en Turquie et les activités qui soutiennent ouvertement le terrorisme

Paradoxalement, la Russie a connu l’une des plus longues périodes de paix et de stabilité de son histoire au cours des 70 ans d’existence de l’OTAN. Malgré cela, la Russie a attaqué des voisins tels la Géorgie et l’Ukraine, annexé et occupé ces pays. Cela a amené d’autres pays voisins de la Russie à s’interroger sur leur risque de subir un sort identique. 
 
L’un des motifs constamment avancés par la Russie pour justifier son invasion de l’Ukraine était le possible élargissement de l’OTAN le long de ses frontières. La Russie possède un peu plus de 20 000 km de frontières terrestres avec quatorze pays. Seuls cinq d’entre eux sont membres de l’OTAN.

Cela fait dix-huit ans que les pays qui bordent la Russie, l’Estonie et la Lettonie, ont rejoint l’OTAN. Avec ce nouvel élargissement de l’OTAN, les 1 300 kilomètres de frontière finlandaise, pays avec lequel la Russie a un long passif de guerres, s’ajouteront à la frontière entre la Russie et l’OTAN.
 
L’invasion russe de l’Ukraine a suscité la panique chez les pays nordiques en raison de leur long passif de guerres avec la Russie et a déclenché leur requête officielle pour rejoindre l’OTAN.

Il faut replacer la première réponse de la Turquie à la demande d’adhésion à l’OTAN de la Finlande et de la Suède dans une chronologie d’événements.

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Si la Turquie connaît un déficit démocratique et a un problème de nationalisme, il faut admettre que sa situation précaire en matière de sécurité est douloureuse et dévastatrice pour sa société. 

Les inquiétudes de la Turquie à propos des activités du PKK qui prospèrent dans ces pays ont accru les tensions entre la Turquie et l’Europe. L’Europe doit séparer les critiques portant sur la qualité de la démocratie en Turquie et les activités qui soutiennent ouvertement le terrorisme.

Cette distinction n’est plus seulement importante pour leur relation bilatérale, mais s’est étendue à l’OTAN.

Par ailleurs, l’Europe et la Turquie doivent décider où elles en sont vis-à-vis l’une de l’autre d’un point de vue géopolitique. Répondre à cette question aurait été bien plus simple pendant la période 2002-2010, lorsque les relations entre les deux parties étaient bien plus solides. 

Du point de vue turc, Bruxelles et même les États-Unis (acteur externe) n’ont pas accordé assez d’importance à son processus d’adhésion à l’UE. En mars, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a demandé à l’Union européenne de relancer les négociations pour son adhésion.

Une plus grande coopération entre les États-Unis et la Turquie

On peut même faire valoir que l’adhésion de la Turquie serait la décision la plus importante d’un point de vue géopolitique et sécuritaire pour l’UE depuis sa création.

En tant que membre de l’Union européenne, la Turquie aurait pu consolider les frontières géopolitiques de l’UE sur le flanc sud-est et aider à établir les rôles respectifs de l’UE et de la Turquie.

Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov (à gauche) et le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu (à droite) assistent à une conférence de presse à Ankara, le 8 juin 2022 (AFP)
Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov (à gauche) et le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu (à droite) assistent à une conférence de presse à Ankara, le 8 juin 2022 (AFP)

Si cela avait été fait au cours de la première décennie de ce siècle, le monde n’aurait peut-être pas connu une menace russe d’une telle magnitude pour la région depuis 2008.
 
Dans la même veine, la Turquie n’aurait pas eu besoin de cultiver ses relations avec la Russie afin de gérer les menaces de la Syrie. Bien qu’elles aient des intérêts totalement opposés dans presque toutes les zones sensibles d’importance de la Libye au Haut-Karabakh en passant par l’Ukraine et la Syrie, la Turquie a quand même fini par acheter des missiles S-400 à la Russie.

Cela n’a fait qu’altérer davantage ses relations avec l’Occident, affaiblir la démocratie sur le plan national et n’a quasiment pas fait évoluer positivement les politiques russes. 

Avec l’actuel élargissement de l’OTAN, une véritable crise pourrait éclore si la Turquie n’obtient pas de réponse satisfaisante à ses préoccupations sécuritaires. Pour l’OTAN, cela signifierait une incapacité à réagir à une menace russe post-guerre froide.

Tandis que pour la Turquie, cela pourrait mettre en péril sa dernière relation fonctionnelle avec les pays occidentaux. 

Alors que la Turquie continue à affronter de nombreuses menaces régionales, il est temps pour l’OTAN, l’UE et les États-Unis d’initier un dialogue avec Ankara. Quelque chose doit être fait à propos de la présence durable de la Russie en Syrie et ses provocations actuelles.

Dans le même temps, Washington a gardé le silence sur les menaces du gouvernement grec de militariser les îles égéennes quand le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis a déclaré que la Turquie n’a pas sa place à Chypre. La Turquie doit savoir que le président Biden est à l’écoute, il faut une plus grande coopération entre les États-Unis et la Turquie.

La Turquie a sa part de responsabilité dans la rupture des relations, mais Erdoğan a exprimé sa volonté de discuter.

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Sa position géopolitique a engendré à la fois des difficultés pour le pays et fait naître des opportunités de jouer un rôle diplomatique vital. La capacité de la Turquie à cultiver une relation avec la Russie tout en étant membre de l’OTAN l’a également placée dans une position unique.

Depuis l’invasion russe de l’Ukraine, la Turquie a réussi à se positionner de manière stratégique dans l’actuelle crise mondiale. Mais elle a besoin d’avoir l’assurance de ses alliés que ses préoccupations sécuritaires seront prises en compte.

L’initiative récente Ankara de s’opposer à l’expansion de l’OTAN montre les dangers d’être dans l’œil de toute tempête qui se développe. Le débat a maintenant migré vers la résolution des problèmes de la Turquie avec les États-Unis.

Mais une autre réalité complique les choses : résoudre le problème de l’élargissement de l’OTAN pourrait rendre la Turquie plus vulnérable face à la menace russe. 
 
Tout avantage obtenu dans le différend avec l’OTAN ne doit pas se limiter à de modestes gains dans la « guerre contre le terrorisme » et devrait être plus stratégique. Cela pourrait comprendre la vente de F-16, le retour dans le programme de F-35 et le retrait des sanctions américaines contre la Turquie. Si ces conditions étaient remplies, la Turquie obtiendrait une importante victoire diplomatique. L’administration Biden a récemment indiqué sa volonté de conclure un nouvel accord d’armement avec la Turquie.

Le problème russe continuera certainement à se poser dans un avenir proche et Ankara doit maintenir sa position dans l’OTAN pour protéger ses intérêts en matière de sécurité.

- Taha Özhan est universitaire et écrivain. Titulaire d’un doctorat en politique et relations internationales, il est actuellement directeur de recherche au Ankara Enstitüsü. Avant cela, il a été chercheur invité à l’Université d’Oxford (2019-2020), a présidé la Commission des affaires étrangères du Parlement turc (2015-2018) et a conseillé le Premier ministre turc (2014-2016). Il a publié des ouvrages sur la politique mondiale et régionale, la théorie politique et des relations internationales, ainsi que les mouvements politiques au Moyen-Orient. Son dernier livre s’intitule Turkey and the Crisis of the Sykes-Picot Order (2015).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation et actualisé.

Taha Ozhan is an academic and writer based in Turkey. He holds a PhD in politics and international relations and is currently research director at the Ankara Institute. He was an academic visitor at Oxford University (2019-20), served as chairman of the Turkish parliament's foreign affairs committee (2015-18), and was a senior adviser to the Turkish prime minister (2014-16). He has published on global and regional politics, political and IR theory, and political movements in the Middle East. His latest book is Turkey and the Crisis of Sykes-Picot Order (2015).
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