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Affaire des S-400 : pourquoi Washington a déjà perdu contre la Turquie

Washington va exclure la Turquie du programme d’avions furtifs F-35 pour avoir acheté des systèmes de défense anti-aériennes russes. Mais Donald Trump dépend trop d’Ankara au sein de l’OTAN pour que le rapport de forces bascule en sa faveur
Le président russe Vladimir Poutine accueille le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, au début du sommet du G20 à Saint-Pétersbourg en 2013 (AFP)

En 2015, alors que la guerre en Syrie bat son plein, deux puissances régionales, couvrant le flanc nord du Proche-Orient, sont sur le point de se faire la guerre.

La Turquie, qui s’est positionnée derrière l’Armée syrienne libre (ASL) et les indépendantistes turkmènes de Syrie, et la Russie qui a soutenu, y compris en déployant des troupes, Bachar al-Assad.

Le 24 novembre 2015, après de nombreux mois de tensions et d’incursions croisées dans les territoires syrien et turc, l’aviation turque abat un bombardier russe Su-24, faisant un mort, Oleg Pechkov, le pilote, et un blessé à exfiltrer de cette zone réputée dangereuse.

Avec le S-400, la Turquie devient l’unique pays membre de l’OTAN disposant du dispositif anti-aérien le plus performant du monde et de l’avion furtif le plus avancé, actuellement disponible à l’exportation, le F-35 américain 

Son nom : Konstantin Mourakhtine. Il deviendra lui aussi un enjeu entre les deux pays. Traqué par un chef de milice turque volontaire dans la brigade turkmène dans le nord-ouest syrien, Mourakhtine finira par être exfiltré par les forces spéciales russes.

Le 27 juin 2016, soit sept mois après la destruction du bombardier russe et la mort de son pilote, Recep Tayyip Erdoğan s‘adresse, dans un message, à Vladimir Poutine et lui présente ses excuses tout en présentant ses condoléances à la famille d’Oleg Pechkov, et appelle à reprendre des relations amicales entre les deux pays. 

Sur la chaîne publique turque TRT, le président turc déclarera, le même jour : « Nous avons avancé l’idée que, si nécessaire, nous sommes prêts à verser des compensations ». 

Quelques jours plus tard, après la tentative de coup d’État contre Erdoğan, ce sera Vladimir Poutine qui affichera le premier son soutien au président turc. Il sera le premier président à appeler Erdoğan pour lui souhaiter un retour rapide à la stabilité en exprimant sa disponibilité immédiate à aider.

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En 2017, ce rapprochement est concrétisé par la commande de plusieurs bataillons du nec plus ultra de la défense aérienne russe, le S-400 Triumph, et l’option d’une coproduction en Turquie avec les industriels de l’armement locaux. 

Cette commande, pour 2,1 milliards de dollars, revêt une importance géostratégique. Une fois concrétisée, elle ferait de la Turquie l’unique pays membre de l’OTAN disposant du dispositif anti-aérien le plus performant du monde et de l’avion furtif le plus avancé, actuellement disponible à l’exportation, le F-35 américain. 

La crainte des États-Unis ? Servir sur un plateau d’argent les données techniques, comme le profil radar du F-35, aux ingénieurs russes qui accompagneront le déploiement des S-400 en Turquie.

Énormes pressions

Ankara subit d’énormes pressions de la part de Washington depuis plus d’une année. Objectif : dissuader la Turquie d’aller au bout de la transaction en procédant à la séquestration des F-35 qui ont déjà été produits pour le compte de l’aviation militaire turque et l’annulation des formations pour pilotes.

Mercredi, les États-Unis ont mis leurs menaces à exécution et confirmé l’exclusion de la Turquie du programme d’avions furtifs F-35. « Le F-35 ne peut pas coexister avec une plateforme de collecte de renseignements russe qui va être utilisée pour percer ses capacités de pointe », a justifié la Maison-Blanche dans un communiqué.

Ankara a immédiatement critiqué une décision « injuste », « unilatérale », qui « ne respecte pas l’esprit de l’alliance » atlantique. Elle « n’est pas non plus basée sur des raisons légitimes », a estimé le ministère turc des Affaires étrangères dans un communiqué. « Nous invitons les États-Unis à retirer cette erreur qui préparera la voie à des dommages irréparables dans nos relations stratégiques », a ajouté cette même source.  

La Turquie n’est pas juste un acheteur de F-35 : les industriels du pays font partie du pool chargé de construire une partie de l’appareil

La Turquie n’est pas juste un acheteur de F-35 : les industriels du pays font partie du pool chargé de construire une partie de l’appareil (la partie centrale du fuselage) et même des armements. Le missilier Roketsan a développé un missile de croisière furtif, le SOM-J, spécialement pour le F-35.

Les entreprises turques fournissent actuellement 937 pièces détachées du F-35, dont 400 qu’elles sont les seules à produire. Elles ne devraient plus recevoir de contrat de sous-traitance et leur part dans la fabrication du F-35, qui sera attribuée à des sociétés d’autres pays.  

Au total, ce sont 100 à 130 appareils qu’Ankara souhaitait acquérir pour renouveler sa flotte aérienne. 

La crainte de Donald Trump ? Servir sur un plateau d’argent les données techniques, comme le profil radar du F-35, aux ingénieurs russes qui accompagneront le déploiement des S-400 en Turquie (AFP)

Les Américains brandissent depuis plusieurs mois la menace d’appliquer les sanctions CAATSA (Counter anti-America’s adversaries through sanctions act) contre la Turquie. Ce train de sanctions économiques, voté en août 2017, est constitué de douze mesures applicables sur les pays sanctionnés.

Une fois appliquée, la loi CAATSA donne au président américain le droit d’appliquer au moins cinq des douze sanctions prévues dans la liste à l’encontre de personnes, d’entités et même du pays visé. Le président pourrait, par exemple, interdire les exportations d’armes et munitions vers le pays ciblé, interdire les investissements et les échanges financiers avec le pays concerné.

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Le régime des visas est aussi concerné par cette loi et l’attribution de visas pourrait aller d’une liste de personnalités à l’ensemble des citoyens de ce pays.

Mais alors qu’Erdoğan avait assuré qu’il ne reculerait pas sur l’acquisition du système russe, ajoutant que la Turquie ne pourrait envisager d’acheter le système antimissile américain Patriot que si les conditions étaient aussi favorables que celles offertes par la Russie pour ses S-400, les premiers éléments de S-400 étaient livrés à Ankara, le 12 juillet. 

Le ministre turc de la Défense, Hulusi Aktar, s’est entretenu avec son homologue américain Mark Esper, le même jour, pour lui expliquer que cet achat ne signifiait pas un changement d’orientation stratégique pour son pays. Pour Aktar, « la Turquie est sous une menace sérieuse. L’acquisition des S-400 était une nécessité et non un choix ».

Ce qui se joue aujourd’hui entre Washington et Ankara dépasse de loin le cadre de la Turquie, scrutée de très près par deux pays arabes, l’Algérie et l’Égypte, eux aussi accusés par les États-Unis de soutenir la Russie en passant d’énormes commandes d’armement chaque année, injectant plusieurs milliards de dollars dans la trésorerie de Moscou.

Ce qui se joue aujourd’hui entre Washington et Ankara dépasse de loin le cadre de la Turquie, scrutée de très près par deux pays arabes, l’Algérie et l’Égypte

Alger et Le Caire interviennent depuis un an dans un discret cycle de négociations avec Washington concernant l’application ou non de la loi CAATSA. Les deux capitales pourraient claquer la porte des négociations si Washington se montrait indulgente avec Ankara.

Le problème est que les Américains dépendent beaucoup de la Turquie au sein de l’OTAN. Ce pays constitue non seulement un hub eurasiatique incontournable pour la logistique américaine, qui s’appuie sur la base d’Inçirlik pour ses transferts vers le Moyen-Orient, mais il constitue le réservoir d’hommes et d’équipements le plus important pour l’OTAN dans sa défense de son flanc sud contre la Russie.

Mardi, Donald Trump s’est d’ailleurs montré conciliant avec la Turquie, se gardant de parler de possibles sanctions contre Ankara malgré ces premières livraisons. « J’ai de bonnes relations avec le président [Erdoğan]. Honnêtement, c’est une situation très complexe », a reconnu le président américain. 

Obama, le responsable

Donald Trump a rendu son prédécesseur démocrate Barack Obama responsable de la crise. « L’administration Obama ne voulait pas leur vendre des missiles Patriot. Cela a duré très longtemps », a-t-il avancé, affirmant que lorsque la Maison-Blanche avait changé d’avis, « la Turquie avait déjà signé avec la Russie et payé beaucoup d’argent ».

Le département d’État américain avait approuvé en 2009 la vente à la Turquie de treize batteries de systèmes antimissiles américain Patriot pour près de huit milliards de dollars, mais Ankara avait exigé un accès à la production et un échange de technologies, ce que Washington avait refusé. La Turquie s’était alors tournée vers la Russie.

Le Congrès américain a voté plusieurs résolutions enjoignant à l’exécutif d’imposer des sanctions à la Turquie si elle ne renonçait pas aux missiles russes.

Photo publiée le 12 juillet 2019 par le ministère turc de la Défense montrant un avion cargo russe déchargeant le système de défense antimissile S-400 sur la base militaire aérienne d’Ankara (AFP)

Vendredi, quatre sénateurs républicains et démocrates des commissions des Affaires étrangères et des Forces armées du Sénat avaient de nouveau appelé Donald Trump à imposer de nouvelles sanctions à la Turquie.

« En acceptant la livraison de S-400 russes, le président Erdoğan a choisi un partenariat dangereux avec [le président russe] aux dépens de la sécurité nationale et de la prospérité économique de la Turquie, ainsi que de l’intégrité de l’OTAN », ont-ils souligné dans un communiqué.

Dans tous les cas, les États-Unis vont jouer une partie de poker très délicate, où leurs chances de réussite totale sont quasiment nulles.

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