La guerre au Yémen évolue-t-elle vers une « acceptation à contrecœur » des Houthis ?
L’issue d’une bataille décisive dans la guerre qui dure depuis des années au Yémen est encore incertaine, mais alors que les Houthis et les forces gouvernementales poursuivent leur combat pour la ville de Marib, le repositionnement sur les lignes de front suggère que le pays pourrait être entré dans une nouvelle phase de la guerre.
Depuis des mois, les Houthis tentent de prendre cette ville stratégique riche en pétrole au gouvernement yéménite reconnu par la communauté internationale et ses soutiens de la coalition militaire dirigée par les Saoudiens.
Les combats ont été sanglants des deux côtés. Mais pour les Houthis, dont les dirigeants ont envoyé de nombreux combattants – dont beaucoup d’enfants – sur un terrain découvert pour attaquer cette ville fortifiée, les pertes ont été particulièrement lourdes.
Des responsables houthis ont déclaré en novembre que près de 15 000 de leurs combattants avaient été tués au cours d’une période de cinq mois seulement. Plus récemment, la coalition militaire emmenée par l’Arabie saoudite a intensifié ses frappes aériennes contre les Houthis à Sanaa, la capitale yéménite dont le groupe s’est emparé en 2014.
Pourtant, un haut responsable du gouvernement américain explique à Middle East Eye qu’en dépit de ces pertes massives, les Houthis « se concentrent presque uniquement sur la capture de Marib » et ne montrent « aucun signe » de vouloir arrêter leur campagne militaire si la ville tombe entre leurs mains.
Les Houthis ont rejeté les offres de cessez-le-feu de l’Arabie saoudite et ont répondu aux frappes aériennes de la coalition en tirant des centaines de missiles et de drones sur le royaume du Golfe.
Et le manque de puissance aérienne des Houthis ne les a pas empêchés de remporter des batailles.
Ainsi, après des mois de combats, le groupe s’est frayé un chemin jusqu’à s’approcher à quelques kilomètres seulement du centre-ville, en plus d’établir un point d’appui sur des hauteurs stratégiques surplombant Marib.
Les propos des troupes sur le terrain semblent faire écho à l’évaluation du haut responsable américain.
« Ansar Allah [les Houthis] a un plan pour libérer tout le pays de la coalition dirigée par les Saoudiens et de ses mercenaires », déclare à MEE un partisan des Houthis à Sanaa, qui tient à souligner que le groupe se bat sur d’autres fronts que Marib.
Le gouvernement yéménite est catégorique sur le fait qu’il est capable de repousser les Houthis. S’exprimant lors d’une conférence sur la sécurité à Bahreïn le 21 décembre, le ministre des Affaires étrangères a déclaré qu’il était « confiant » que la ville ne tomberait pas et a averti qu’un tel événement marquerait « la fin des […] efforts de paix » dans le pays.
Pourtant, le fait que ce qui était autrefois un bastion du gouvernement et un phare de stabilité au Yémen soit devenu le centre d’une lutte acharnée montre à quel point les ambitions de la coalition saoudienne ont été revues à la baisse.
Selon un haut responsable militaire occidental qui s’est adressé à MEE sous le couvert d’un strict anonymat, l’incapacité de la coalition à briser l’assaut des Houthis malgré les pertes massives qui lui sont infligées conduit à « une acceptation à contrecœur » du groupe.
« Ils [la coalition dirigée par les Saoudiens] n’ont pas abandonné la ville, mais les esprits stratégiques doivent faire des heures supplémentaires », déclare le responsable qui a une connaissance directe des combats. « La situation à Marib les amène à réfléchir à ce que l’avenir leur réserve et à la façon dont ils le façonnent. »
Redéploiements ou retrait ?
D’après plusieurs observateurs et analystes, la coalition montre déjà des signes de lassitude vis-à-vis de la guerre.
En novembre, l’armée saoudienne s’est retirée d’une base dans la ville portuaire d’Aden. De même, des rapports de retraits saoudiens de la région orientale d’al-Mahra et de la sortie des forces émiraties d’un champ de bataille clé dans le sud ont émergé.
« Les Émirats arabes unis se désengagent lentement mais sûrement du Yémen et les Saoudiens ont réduit leur empreinte militaire à l’intérieur du pays », explique à MEE Mohammed Albasha, analyste principal de la péninsule arabique au sein du groupe Navanti.
Il partage des images satellite qui, selon lui, montrent que la coalition retire du matériel militaire lourd et ferme des bases – preuve d’après lui que les deux pays « essaient de s’extirper de ce très long conflit ».
« La situation à Marib amène [la coalition dirigée par les Saoudiens] à réfléchir à ce que l’avenir [lui] réserve et à la façon dont [elle] le façonne »
- Haut responsable militaire occidental
La coalition a rejeté les allégations faisant état d’un tel retrait, affirmant que ces mouvements de troupes faisaient partie des redéploiements militaires habituels. Et les combattants yéménites en première ligne affirment que leurs soutiens internationaux sont toujours de la partie.
« La coalition [ne nous décevra pas] car le Yémen et les pays voisins seront affectés par les Houthis s’ils s’emparent d’un plus large territoire », déclare à MEE un soldat des forces conjointes saoudo-émiraties.
Même si la coalition ne part pas du Yémen, des responsables affirment qu’elle repositionne ses troupes au cas où Marib tomberait. « Ils doivent protéger [le terrain] dont ils disposent », souligne la source militaire.
De tels mouvements ont eu des répercussions dans tout le pays. Début décembre, l’envoyé de l’ONU au Yémen a mis en garde contre un « nouveau chapitre » de la guerre, qui s’annoncerait « encore plus fragmenté et sanglant ».
Plus de 6 000 personnes ont été déplacées par les combats en novembre lorsque les forces de la coalition se sont brusquement retirées du territoire situé au sud de la ville portuaire d’Hodeïda, permettant aux Houthis de combler le vide.
La coalition a déclaré qu’elle maintenait une position « flexible » de manière à déployer des ressources là où elles étaient le plus nécessaires, mais l’ONU, qui n’avait pas été informée à l’avance, a assuré que cela marquait un « changement majeur » dans la guerre.
Les efforts de guerre de la coalition dirigée par les Saoudiens au Yémen ont longtemps été critiqués par la communauté internationale. Aux États-Unis, les législateurs ont cherché à bloquer les ventes d’armes à Riyad en raison de son rôle au Yémen, et l’une des mesures phares de l’administration Biden lors de son entrée en fonction a été d’annoncer la fin du soutien offensif américain à ses partenaires arabes.
Mais tout retrait se produirait maintenant sans cessez-le-feu et à un moment où les efforts déployés par les États-Unis et l’ONU pour parvenir à un règlement politique se sont pratiquement effondrés. Et beaucoup conviennent que les combats au Yémen ne prendront pas fin simplement si la coalition se retire.
S’exprimant lors d’un événement à Washington en décembre, Anwar Gargash, conseiller diplomatique du président émirati, a déclaré que le Yémen pourrait sombrer dans un « vide » où les acteurs locaux « pensent de manière tactique », brouillant la carte du champ de bataille au lieu de s’engager dans une réflexion « stratégique » pour résoudre le conflit.
« [Les Houthis] ne montrent aucun signe de vouloir arrêter leur campagne militaire si [Marib] tombe entre leurs mains »
- Haut responsable militaire occidental
Ces commentaires interpellent tout particulièrement quand on sait qu’ils proviennent des Émirats arabes unis.
Frustrés de combattre dans une guerre impossible à gagner aisément, les Émirats ont annoncé en 2019 le retrait de leurs forces.
Cela ne veut pas dire qu’ils sont partis. Au lieu de s’appuyer sur une lourde présence militaire, ils ont préféré exercer leur influence en soutenant une multitude d’acteurs locaux, principalement situés le long de la côte de la mer Rouge et du golfe d’Aden.
L’Arabie saoudite pourrait être en passe de poursuivre un modèle similaire. « Le soutien au-dessus et au-dessous de la table pour les groupes d’opposition » sera le socle de la stratégie de la coalition, pense la source militaire.
Sécuriser le sud
Pour certains analystes, la trajectoire de la guerre rappelle l’ancienne géographie du Yémen. Des années 60 aux années 90, le pays était divisé en deux États indépendants, au nord et au sud. Aujourd’hui, les Houthis se sont taillé un État de facto dans le nord, tandis qu’un mélange disparate de forces de la coalition contrôle le sud.
Gregory Johnson, analyste au Gulf States Arab Institute à Washington DC, pense que ces divisions vont durer un certain temps. « Il est difficile d’imaginer un scénario dans lequel les Houthis seraient vaincus sur le plan militaire ou contraints de partager le pouvoir », indique-t-il à MEE. « Je ne pense pas que le Yémen sera reconstitué en un seul État de sitôt. »
Responsables et analystes affirment que la sécurisation du sud sera cruciale pour la coalition si les Houthis conquièrent Marib, mais non sans difficulté.
Les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite soutiennent des camps rivaux sur le terrain. Parfois, ceux-ci sont tout aussi enclins à s’affronter mutuellement qu’à combattre les Houthis.
En 2019, le Conseil de transition du sud (CTS), un mouvement séparatiste qui vise à rétablir un État indépendant dans le sud du Yémen et qui est soutenu par les Émirats, a mené une bataille rangée contre le gouvernement yéménite pour le contrôle de la ville portuaire d’Aden.
Dans l’optique des avancées des Houthis, l’Arabie saoudite s’efforce de désamorcer les tensions entre les deux parties afin de « donner la priorité à la lutte contre les Houthis », indique Paolo Napolitano, analyste principal chez Dragonfly Intelligence.
Le haut responsable américain confirme qu’il y a des divisions entre les camps saoudien et émirati, et dit craindre que celles-ci ne sapent l’unité contre les Houthis alors que les États-Unis continuent de faire pression pour un cessez-le-feu. « Nous [les États-Unis] voulons que toutes les parties au Yémen discutent d’un engagement en faveur d’une solution politique ».
Une incapacité à sécuriser le sud pourrait également avoir des répercussions sur l’ensemble de la région.
« Il est difficile d’imaginer un scénario dans lequel les Houthis seraient vaincus sur le plan militaire ou contraints de partager le pouvoir. Je ne pense pas que le Yémen sera reconstitué en un seul État de sitôt »
- Gregory Johnson, analyste au Gulf States Arab Institute
La stratégie des Émirats arabes unis au Yémen a consisté à utiliser ses intermédiaires sur le terrain pour sécuriser la zone vitale du littoral, y compris le territoire de la péninsule Arabique du côté du détroit de Bab-el-Mandeb, une voie navigable cruciale de la mer Rouge par laquelle transite 10 % du commerce mondial.
Alors même que les Houthis poursuivent leurs attaques transfrontalières de missiles et de drones au cœur du territoire saoudien, le haut responsable américain estime que le mouvement cherche à accroître ses capacités maritimes au moyen de bateaux chargés de bombes et de mines.
Lorsque les combats ont éclaté autour de la ville portuaire d’Hodeïda en novembre, les États-Unis ont mené un exercice naval dans la mer Rouge avec Israël et ses alliés du Golfe, les Émirats arabes unis et Bahreïn. Bien que l’exercice n’ait pas été directement lié aux Houthis, il a souligné l’importance du voisinage du Yémen pour la liberté de navigation et la fluidité du commerce.
Et à la mi-décembre, la Cinquième flotte des États-Unis a déclaré avoir testé avec succès une arme laser au large des côtes du Yémen qui pourrait être utilisée contre les bateaux sans pilote chargés de bombes déployés par les Houthis.
Traduit de l’anglais (original).
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].