Affaire Racines : peu convaincantes, les autorités marocaines tentent de se justifier
Dissoute par un jugement en décembre 2018, confirmé en appel par un arrêt rendu en avril, l’association Racines s’est pourvue en cassation. Le gouverneur de Casablanca-Anfa, à l’origine de la plainte, lui reprochait d’avoir « organisé » l’émission satirique en ligne « 1 dîner 2 cons ».
Selon le plaignant, le contenu comportait « des dialogues insultant clairement les établissements », « humiliait des institutions et des fonctionnaires de l’administration » et « portait atteinte à la religion islamique ».
Sixième numéro de l’émission « 1 dîner 2 cons » autour du décryptage du discours royal de la Fête du trône, de la reddition des comptes, du boycott...
Diffusé sur YouTube le 24 août 2018, le talk-show était consacré à des sujets d’actualité, notamment le discours royal de la Fête du trône et la reddition des comptes.
Aadel Essaadani, coordinateur de Racines, et Ahmed Reda Benchemsi, directeur de la communication et du plaidoyer chez Human Rights Watch (HRW) pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, figuraient parmi les invités.
« Le talk-show ‘‘1 dîner 2 Cons’’ est l’un des très rares espaces où l’expression libre et non censurée est encore possible au Maroc. En cherchant à dissoudre l’organisation qui l’a hébergé, les autorités envoient un message glaçant aux journalistes et commentateurs critiques, qui se font de plus en plus rares au Maroc. Et ce message est : ‘’Taisez-vous !’’ », relevait Sarah Leah Whitson, directrice Moyen-Orient et Afrique du Nord pour HRW, en janvier dernier.
« Les autorités envoient un message glaçant aux journalistes et commentateurs critiques, qui se font de plus en plus rares au Maroc »
- Sarah Leah Whitson, Human Rights Watch
L’affaire a suscité l’indignation générale au Maroc et dans le monde et continue de provoquer des sueurs froides au gouvernement. Ainsi, le 2 juillet, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme est entré dans l’arène pour demander des explications au gouvernement marocain.
« Nous craignons que la dissolution de Racines après un enregistrement dans ses locaux, tel que cela semble prévu dans ses statuts, soit en contradiction avec le droit à la liberté d’expression, y compris sous la forme artistique, tel qu’énoncé à l’article 19 du Pacte International sur les droits civils et politiques [PIDCP], le droit à la liberté d’association, tel que prévu à l’article 22, ainsi que le droit de participer à la vie culturelle et le droit à la liberté indispensable à l’activité créatrice, garantis en vertu de l’article 15 du PIDCP », s’inquiète l’instance dans un document adressé à Omar Hilale, représentant permanent du Maroc aux Nations unies.
Les réponses peu convaincantes du Maroc
Le document, dont Middle East Eye détient copie, ajoute : « Comme il est de notre responsabilité, en vertu des mandats qui nous ont été confiés par le Conseil des droits de l’homme (HCDH), de solliciter votre coopération pour tirer au clair les cas qui ont été portés à notre attention, nous serions reconnaissant[es] au Gouvernement de votre Excellence » qu’il fasse part de ses observations sur, entre autres, les motifs « ayant justifié la décision de dissolution de l’association Racines » et « les mesures spécifiques [qui] sont prises pour faire en sorte que le droit à la liberté d’expression artistique et la créativité soit protégé dans le présent cas ».
La réponse du Maroc, livrée au HCDH le 3 octobre, ne manque pas de contradictions, à commencer par le motif même de la dissolution de Racines.
En effet, alors que la justice justifiait sa décision par l’organisation d’activités « qui n’entraient pas dans les objectifs énoncés par les statuts de l’association », le gouvernement, lui, considère que « l’émission en question était animée par le coordinateur général de l’association Racines, Aadel Essaadani, et a porté sur un certain nombre de sujets prétendument d’actualité à travers toute une série d’échanges, de propos injurieux, insultants et/ou diffamatoires envers des personnes et des fonctionnaires de l’État », est-il écrit dans la réponse marocaine.
« L’affaire devient encore plus ridicule quand cette dissolution émane de l’excès de zèle d’un fonctionnaire de préfecture, entraînant son ministère et l’État dans un engrenage infernal »
- Aadel Essaadani, président de l'association Racines
« Par ailleurs, certains comportements relevés durant ce tournage étaient de nature à heurter la sensibilité d’un public non averti, notamment des plus jeunes, au regard notamment de la consommation d’alcool par certains invités au cours de ce prétendu débat rendu public », poursuivent les autorités marocaines.
Un motif d’autant plus contradictoire que l’émission n’était pas animée par Aadel Essaadani mais par Amine Belghazi et Youssef El Mouedden, un duo qui ne fait pas partie de l’association Racines.
Ce qui n’avait pas échappé au HCDH qui avait précisé dans sa requête que, le 5 août, Racines n’avait fait que rendre ses locaux disponibles pour les producteurs de l’émission en ligne. D’ailleurs, le talk-show a été diffusé sur la chaîne de « 1 dîner 2 cons » et non sur celle de l’association.
« L’excès de zèle d’un fonctionnaire »
« La décision de dissoudre l’association Racines s’est basée sur l’article 36 de la loi 75-00 [régissant le droit d’association au Maroc] qui dispose que ‘‘toute association se livrant à une activité autre que celle prévue par ses statuts peut être dissoute’’ dans les conditions prévues dans la loi en question, insistent les autorités marocaines.
Encore faut-il que les responsables de Racines soient les organisateurs de l’émission. « L’affaire devient encore plus ridicule quand cette dissolution émane de l’excès de zèle d’un fonctionnaire de préfecture, entraînant son ministère et l’État dans un engrenage infernal dans lequel Racines devient un dommage collatéral et un précédent dangereux. Une association dissoute pour cause d’opinions politiques exprimées, s’égarant des objectifs pour lesquels l’association a été constituée, comme le précise la motion du parquet général », s’indignait Aadel Essaadani dans une tribune publiée sur site du Monde en avril, déplorant « un cas d’arbitraire évité même lors des plus sombres années de plomb d’Hassan II ».
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