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Assassinat de Khashoggi : sept points du rapport de l’ONU que vous avez peut-être manqués

Des sanctions partielles de la part des pays occidentaux, des enregistrements qui auraient dû être pris au sérieux par la CIA, l’implication d’un même homme dans l’enlèvement de Saad Hariri : que révèle le rapport de l’ONU ?
Un homme passe devant un écran montrant Jamal Khashoggi lors d’une cérémonie d’hommage organisée par des sympathisants du journaliste assassiné, en novembre 2018 à Istanbul (AFP)

Agnès Callamard, rapporteure spéciale des Nations unies pour les droits de l’homme, a publié mercredi son rapport très attendu sur l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi.

Sur près de 100 pages, elle fournit le récit public le plus complet à ce jour des derniers instants du journaliste avant son assassinat par un escadron d’agents saoudiens dans le consulat du royaume à Istanbul, le 2 octobre 2018. 

Sur la base des enregistrements audio fournis par les autorités turques, des détails sordides sont donnés sur le meurtre du journaliste. Ils révèlent surtout que les agents saoudiens préparaient son assassinat, son démembrement et son élimination. « Est-il possible de placer le tronc dans un sac ? », demanda Maher Abdulaziz Mutrib, un officier des services de renseignement, chef d’un escadron de quinze personnes envoyées de Riyad, au médecin légiste Salah Muhammad al-Tubaigy. 

Jamal Khashoggi à son entrée au consulat d’Arabie saoudite, le 2 octobre 2018 (capture d'écran)

Les deux hommes ont ensuite discuté des aspects pratiques de la découpe du corps de Khashoggi en morceaux manipulables, une tâche « facile », selon Tubaigy. Ce dernier était apparemment mal à l’aise. Le rapport de l’ONU suggère que Tubaigy avait été ajouté à l’escadron à la dernière minute dans le but d’évacuer le corps de Khashoggi. « Mon supérieur hiérarchique n’est pas au courant de ce que je fais », a déclaré Tubaigy. « Il n’y a personne pour me protéger. »

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Selon le rapport, des agents des services de renseignement turcs et étrangers ont laissé entendre qu’un sédatif avait été injecté à Khashoggi, qui a ensuite été étouffé avec un sac en plastique. 

Selon Agnès Callamard, seules 45 minutes sur environ sept heures d’enregistrements effectués en Turquie ont été écoutées par l’ONU.

Sa principale conclusion est qu’il existe bien des « éléments de preuves crédibles » liant le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane au meurtre.

Mercredi sur Twitter, le ministre d’État saoudien aux Affaires étrangères, Adel al-Jubeir, a mis en doute la crédibilité de ce rapport, l’accusant de contenir « des contradictions et des allégations sans fondement ».

« Il n’y a rien de neuf. Le rapport répète ce qui a été dit et ce qui a été colporté par les médias », a-t-il ajouté.

Il contient toutefois de nombreux détails qui méritent d’être soulignés. En voici sept.

1. Les sanctions ne sont pas assez fortes

Agnès Callamard se félicite du fait que les États-Unis, puis le Canada, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et l’Union européenne aient pris l’initiative de sanctionner des individus pour leur rôle dans le meurtre de Khashoggi. 

Mais elle leur reproche de ne pas avoir expliqué pourquoi certaines personnes étaient ciblées – en particulier des responsables saoudiens de second rang – et pas d’autres, comme Saoud al-Qahtani, l’un des présumés cerveaux du meurtre de Khashoggi.

Le rapport révèle par ailleurs que l’homme, un des plus proches confidents de Mohammed ben Salmane, a joué un rôle central dans l’enlèvement et l’interrogatoire du Premier ministre libanais Saad Hariri. Il est en effet l’un des deux responsables qui ont « interrogé personnellement et menacé » Hariri à l’hôtel Ritz-Carlton de Riyad après sa convocation dans la capitale en 2017.

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La rapporteure ne remet pas en cause le recours à des sanctions en réponse à son assassinat, mais selon elle, « il est difficile d’échapper à l’impression que ces sanctions contre dix-sept personnes ou plus pourraient faire office d’écran de fumée, détournant ainsi l’attention de ceux qui sont finalement responsables ».

Mais plus grave encore, elle affirme que les sanctions ne sont pas assez sévères, notamment parce qu’elles ne prennent pas en compte la question de la responsabilité de « la chaîne de commandement » et ne traitent pas du fait que l’Arabie saoudite, en tant qu’État, est en fin de compte responsable.

Quelle sanction serait assez sévère ? L’Allemagne, souligne-t-elle, est le seul gouvernement occidental à suspendre les ventes d’armes à l’Arabie saoudite.

Elle ajoute ensuite qu’elle souscrit aux recommandations formulées plus tôt cette année par un rapporteur spécial des Nations unies, selon lesquelles les gouvernements devraient cesser d’attribuer des licences pour la vente de technologies de surveillance à l’Arabie saoudite jusqu’à ce que le royaume puisse démontrer qu’il utilise cette technologie légalement.

Cela soulèvera certainement des questions au Royaume-Uni. La question de l’utilisation des équipements de surveillance de fabrication britannique a fait l’objet d’un examen approfondi depuis qu’il est apparu possible que la technologie britannique vendue aux Émirats arabes unis (EAU) soit utilisée pour surveiller l’universitaire britannique Matthew Hedges.

Hedges a été accusé d’espionnage sur la base d’informations extraites de ses appareils électroniques et maintenu à l’isolement pendant plus de cinq mois. En novembre, il a été incarcéré à perpétuité puis pardonné et libéré cinq jours plus tard.

2. António Guterres devrait arrêter d’attendre la Turquie

Agnès Callamard exhorte le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, le Conseil de sécurité ou le secrétaire général António Guterres à exiger une enquête pénale de suivi sur le meurtre de Khashoggi. Elle affirme que ce que l’Arabie saoudite a fait jusqu’à présent est insuffisant et a violé les normes internationales des droits de l’homme.

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Elle désigne en particulier António Guterres, sans citer son nom. L'idée aurait été avancée – elle ne dit pas par qui – que le secrétaire général de l’ONU doit attendre une demande officielle de la Turquie avant d’ouvrir une enquête pénale internationale. Bien sûr, dit-elle, ce serait bien que la Turquie ou même l’Arabie saoudite en demande une, mais « il serait absurde de limiter l’intervention du secrétaire général à de tels scénarios ».

« Le secrétaire général lui-même devrait pouvoir mettre en place une enquête pénale internationale de suivi sans qu’un État ne la déclenche », conclut-elle.

3. Des menaces immédiates pour les résidents de quatre pays

Agnès Callamard félicite l’Arabie saoudite pour la restructuration de ses services de renseignement à la suite du meurtre de Khashoggi, mais répète que le royaume n’a pas changé de comportement et continue de détenir des journalistes et des militants politiques, y compris ces derniers mois.

Plus précisément, elle affirme avoir reçu des éléments de preuve crédibles indiquant que la CIA a informé quatre pays occidentaux de « menaces prévisibles et immédiates » contre des résidents ayant fui l’Arabie saoudite ou un autre pays du Golfe dont le nom n’est pas précisé.

Iyad al-Baghdadi, activiste des droits de l’homme, franchement critique à l’égard du prince héritier, vit en Norvège où sa vie serait menacée (Twitter)

L’un de ces pays est probablement la Norvège, où vit Iyad al-Baghdadi, activiste des droits de l’homme, franchement critique à l’égard du prince héritier. Les autorités l’ont prévenu en avril que sa vie était sérieusement menacée par l’Arabie saoudite. 

Baghdadi a confié à Middle East Eye qu’il avait « le pressentiment » que les Norvégiens avaient été informés par la CIA. Mais Agnès Callamard ne nomme ni les pays ni les individus. 

4. La CIA aurait-elle pu faire plus ? 

Selon la rapporteure spéciale, il n’existe pas, sur la base des informations dont elle dispose, de « preuves suffisantes » pour suggérer que la Turquie ou les États-Unis savaient ou pouvaient prévoir la menace qui pesait sur Khashoggi.

Mais plus loin, elle cite un article paru dans le Washington Post en octobre 2018, selon lequel les agences de renseignement américaines avaient intercepté des communications entre des responsables saoudiens au sujet du projet d’enlèvement de Khashoggi. 

Agnès Callamard évoque également un article paru en février 2019 dans le New York Times, selon lequel le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane avait déclaré à l’un de ses principaux assistants dans une conversation interceptée par les services de renseignement américains qu’il « réservait une balle » pour Khashoggi si le journaliste ne retournait pas en Arabie saoudite et n’arrêtait pas de critiquer le gouvernement.

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Elle explique qu’elle n’a pas été en mesure d’étayer ces informations fournies par des fuites des renseignements, et souligne que les communications n’auraient été transcrites et analysées qu’après le meurtre de Khashoggi. 

Néanmoins, elle relève que des « mots déclencheurs » – comme « balle » ou « enlèvement » –, qui peuvent uniquement suggérer de la violence, « auraient dû être détectés, classés prioritaires et analysés ».

L’enquêtrice de l’ONU demande : les analystes de la CIA auraient-ils conclu que Khashoggi était menacé si les conversations interceptées avaient été analysées plus tôt ? Elle conclut qu’elle n’est pas en mesure de l’affirmer sur la base des « informations limitées disponibles concernant les conversations interceptées ». 

« Cependant, une telle menace aurait dû au moins déclencher une enquête plus approfondie sur sa crédibilité et son immédiateté. Une telle appréciation nécessiterait à son tour d’évaluer si l’identité et les activités de M. Khashoggi le mettaient en danger, et s’il existait des schémas systémiques de violence à l’encontre de personnes comme lui », note-t-elle. 

5. Une statue de Khashoggi devrait être érigée devant le consulat saoudien

Agnès Callamard suggère, parmi une liste de réponses symboliques proposées au meurtre de Khashoggi, que la Turquie ou la ville d’Istanbul érige un mémorial en l’honneur du journaliste, au nom de la liberté de la presse, juste devant le consulat saoudien où il a été tué. 

« La rapporteure spéciale a pu constater qu’il y avait suffisamment d’espace pour une telle statue », écrit-elle.

6. Une société mystère qui protège la réputation de l’Arabie saoudite

Qahtani, l’un des architectes de l’assassinat de Khashoggi, est à l’origine d’une campagne acharnée pour cibler les détracteurs du gouvernement saoudien sur internet.

Dans son rapport, Agnès Callamard indique que les experts consultés pour son enquête ont soulevé le rôle joué par les lobbyistes, les agences de relations publiques et les médias qui, engagés par le gouvernement saoudien ainsi que des particuliers ou des entreprises du royaume, ont cherché à protéger sa réputation à l’étranger.

« Le travail d’une entreprise en particulier a été mentionné pour le suivi et l’analyse des réseaux sociaux afin d’aider à identifier les messages et les messagers critiques à l’égard de l’Arabie saoudite», ajoute-t-elle.

7. De la crédibilité de la Turquie à rendre justice

Agnès Callamard évoque aussi en détail les difficultés rencontrées par les autorités turques, lors de leur enquête, pour accéder au bâtiment du consulat d’Arabie saoudite et à la résidence du consul général. 

Un procureur général lui a raconté que c’était « comme de la gestion de la colère parce que [les Saoudiens] ne nous ont pas laissés enquêter. Nous avons dû pousser et pousser pour être autorisés à entrer ».

Elle s’attaque toutefois à la propre situation de la Turquie en matière de droits de l’homme. Le procureur lui a annoncé que le pays se préparait à tenir un procès pour diffuser les preuves détenues par les autorités. Mais elle craint que la légitimité du pays à rendre justice à Khashoggi ne soit « sérieusement entamée » par ses « détentions arbitraires répétées et généralisées et ses procès inéquitables de journalistes et autres sur la base de l’exercice de leur droit à la liberté d’expression ».

Le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, a mis en garde dimanche « tous ceux qui exploitent » l’affaire de la mort du journaliste Jamal Khashoggi, dans une critique voilée contre la Turquie.

Traduit de l’anglais (original).

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