« Ils jubilaient » : des miliciens soudanais ont filmé leur assaut meurtrier contre les manifestants
Alors que des tentes brûlent et que des balles crépitent à l’arrière-plan, des combattants des tant redoutées Forces de soutien rapide (RSF) soudanaises, l’air frivole, rassemblent des manifestants, les frappent dans le dos avec des cannes, leur écrasent la gorge avec leurs bottes et passent à d’autres victimes en sautillant, apparemment ravis.
Ces images ont été enregistrées par les combattants eux-mêmes alors qu’ils dispersaient violemment un sit-in pacifique à Khartoum le 3 juin dernier, opération au cours de laquelle plus de 100 manifestants ont été tués. Certains corps ont été jetés dans le Nil voisin par les forces soudanaises, selon des informations parvenues au Comité central des médecins soudanais.
La plupart de ces images sont apparues la semaine dernière dans un déluge de séquences vidéo qui a inondé les réseaux sociaux après la fin de la coupure d’internet imposée suite à l’attaque.
« C’était comme s’ils avaient gagné une guerre »
– Sudan Ombudsman
Une grande partie de ces séquences ont été filmées par des manifestants terrifiés et tremblants qui tentaient de rendre compte des violences tout en fuyant les balles. On y voit généralement des combattants des RSF ou des policiers avancer au loin. Les séquences enregistrées par les combattants des RSF, principalement issus des tristement célèbres milices janjawids du Darfour, sont très différentes.
Filmées à la première personne alors qu’ils marchent dans le campement dispersé et se tournent vers les manifestants qu’ils ont capturés, les séquences sont plus stables et montrent souvent clairement le visage des combattants impliqués.
« Ils n’avaient ni peur ni honte. Ils jubilaient pour une raison ou une autre et ils voulaient que ce soit enregistré », a affirmé à Middle East Eye Azaz Elshami, un défenseur des droits de l’homme soudanais.
« Ils ont filmé tous leurs agissements, même des viols commis contre des femmes, d’après des victimes d’abus sexuels. Ils savent qu’ils ne sont pas acceptés et qu’ils ne sont pas considérés comme faisant partie de cette révolution, c’était l’occasion pour eux de se venger. »
L’arrivée des combattants
L’attaque a commencé le 3 juin à 5 heures du matin. Les lumières ont été coupées la nuit précédente, selon des témoins oculaires. Sur les vidéos des manifestants, des pick-up transportant des combattants lourdement armés s’agglutinent au bord du sit-in et dans le périmètre du quartier général de l’armée devant lequel les manifestants ont installé leur campement.
Sur une autre vidéo datée du matin de l’attaque, apparemment filmée depuis un de ces pick-up et derrière un groupe d’officiers en uniforme, des centaines de combattants marchent vers le sit-in.
Une voix venant de derrière la caméra crie des encouragements, glapit d’enthousiasme et adresse des « En avant ! » aux combattants, tous vêtus du treillis du désert des FSR et d’un casque, équipés d’une canne mais sans arme à feu. Ce sont ces combattants qui se sont ensuite propagés à travers le sit-in.
MEE a géolocalisé l’emplacement de la vidéo sur le côté nord du pont du Nil Bleu, qui traverse le fleuve et relie directement Bahri, la ville sœur de Khartoum, et les alentours du quartier général de l’armée.
« Civil ou militaire ? »
Contrairement aux images filmées par les manifestants lorsque le sit-in a été assiégé pour la première fois, la plupart des séquences filmées par les combattants des RSF et publiées la semaine dernière semblent avoir été réalisées après la fin du raid initial, lorsque les manifestants étaient en train d’être rassemblés.
Les manifestants ont moins d’images de ces moments, marqués par la prise de contrôle totale de la zone par l’armée et la poursuite présumée des exactions, notamment des viols, des tentes incendiées et des corps jetés dans le Nil.
Sur les enregistrements, les combattants triomphants errent dans le sit-in déserté et somment les manifestants encore présents de crier leur soutien à l’« armée » au lieu du « [régime] civil » réclamé dans les slogans scandés seulement quelques heures plus tôt.
L’un de ces combattants a filmé une vidéo de huit minutes qui commence du côté nord du sit-in, près de l’endroit où les troupes sont entrées par le pont du Nil Bleu, avant de partir vers le sud en direction de la mosquée de l’université. Il tourne ensuite à gauche, près de l’école technique où un groupe d’artistes était basé, un lieu qui, comme l’a rapporté plus tard Sky News, a été envahi par une odeur de cadavres en décomposition.
Dans une vidéo filmée près du centre du sit-in, non loin de la mosquée de l’université, un soldat tient par le cou une femme séparée d’un groupe plus large de femmes arrêtées. D’autres soldats l’entourent et la harcèlent pour la forcer à crier son soutien à l’« armée ». Elle commence par résister, mais son visage trahit une peur croissante alors que de plus en plus d’hommes s’agglutinent et elle finit par hurler la réponse qu’ils exigent.
« Ce qui m’a le plus frappé, c’est que les soldats qui ont fait le sale boulot sont pour la plupart jeunes. Ils étaient dirigés par des officiers supérieurs et ils ont attaqué les manifestants comme s’ils étaient des ennemis de l’État. Ils tiraient pour tuer », a déclaré la personne derrière le compte Twitter « Sudan Ombudsman », qui a compilé plusieurs centaines de vidéos et d’images de violences à l’encontre des manifestants.
« Ce qui est encore plus frappant, c’est leur joie après avoir brisé le sit-in. C’était comme s’ils avaient gagné une guerre. »
Sur d’autres scènes filmées par un autre combattant sur le même site, où l’on voit désormais brûler des tentes abritant des manifestants venus de l’extérieur de Khartoum, des hommes, dont certains sont âgés, reçoivent le même ordre ; un homme avec une chemise déchirée cède en désespoir de cause avant de s’enfuir en courant, tandis qu’un médecin est tiré par la peau du cou. Un peu plus tôt, on peut voir le même combattant des RSF demander à des manifestants qui passent s’ils sont musulmans.
Autre part, dans une friche derrière le sit-in, un groupe de soldats attrape un homme qui tente de s’enfuir et le force à s’allonger.
Les soldats le battent avec leurs cannes et une grosse branche d’arbre, puis écrasent sa gorge avec leurs bottes, lui ordonnant de crier son soutien à l’« armée ».
Le rassemblement
Après les coups de feu qui ont décimé la foule sur les barricades emblématiques du sit-in et l’assaut de plusieurs centaines de combattants à pied qui a suivi, les manifestants qui n’ont pas pu s’échapper ont été rassemblés.
Du moins initialement, certains d’entre eux ont été retenus en groupes à différents endroits du sit-in. Certains ont été isolés, notamment un homme blessé dont les mains ont été liées et les cheveux coupés par un combattant des RSF, une tactique couramment utilisée lors des mois précédents pour humilier les manifestants.
Un grand nombre d’entre eux ont été menés vers une zone située sous le pont du Nil Bleu, où l’attaque avait commencé et où les manifestants ont été retenus avant d’être emmenés en camion. Près du lieu où cette vidéo a été prise, des volontaires ont ensuite repêché le corps d’un homme dans le Nil.
Ici aussi, les soldats ordonnaient aux manifestants de crier leur soutien à l’« armée », tandis que d’autres se moquaient des manifestants qui chantaient « Que nous tombions ou pas, nous resterons ici ».
Les images montrent les manifestants assis par terre et entourés de combattants des RSF, certains ligotés et à plat ventre.
Selfies
Au moins deux des combattants qui ont filmé l’assaut contre le sit-in ont retourné leur caméra pour filmer leur visage ; l’un d’eux a même retiré son masque pour le révéler entièrement.
Les utilisateurs soudanais des réseaux sociaux qui ont vu ces vidéos après leur publication le 9 juillet ont tout d’abord exprimé leur consternation devant la façon dont ces combattants semblaient savourer le moment, avant toutefois de décider immédiatement d’utiliser les séquences à leur avantage.
Ils ont effectué des captures d’écran de ces « selfies » pris par les caméramans et des visages d’autres combattants qui apparaissent dans les vidéos, puis diffusé les portraits sur les réseaux sociaux pour demander aux gens de les aider à les identifier. Très peu de supports réalisés par les manifestants ont été filmés d’assez près pour permettre d’identifier clairement les individus.
« Les séquences de célébration filmées par les auteurs eux-mêmes et les propos qui les accompagnent confirment la cruauté de l’attaque et la préméditation dont ils ont fait preuve », a déclaré à MEE un défenseur des droits de l’homme qui a souhaité rester anonyme pour des raisons de sécurité.
« Deuxièmement, l’identification de participants spécifiques à ces crimes fait d’eux des témoins qui peuvent être interrogés si une enquête crédible est autorisée à l’avenir. »
De futures preuves
Après plusieurs mois de manifestations qui ont commencé avec un appel à la démission du dirigeant Omar el-Béchir en décembre, avant de viser les dirigeants militaires qui l’ont remplacé en avril, l’opposition a annoncé début juillet un accord de partage du pouvoir avec l’armée, un mois après la dispersion du sit-in.
Si l’accord a été signé ce mercredi, l’un des points de désaccord majeurs entre les parties pourrait être l’exigence d’une enquête indépendante sur l’attaque du 3 juin, dont le conseil militaire a reconnu avoir été le commanditaire, bien qu’il ait ensuite nié avoir fait cet aveu.
L’armée réclame une « immunité absolue » pour la répression des manifestations, une demande refusée par la contestation.
Le général Hamdan Dagolo dit Hemetti, chef adjoint du conseil et commandant des RSF, a affirmé que ses troupes n’étaient pas responsables des violences malgré la présence visible de leurs uniformes, et soutenu que des imposteurs avaient acheté des treillis des RSF sur les marchés.
Pour beaucoup, c’est pour cette raison que l’attaque a été autant documentée. Ses premiers instants ont été diffusés en direct en streaming, mais le réseau internet a été rapidement interrompu avant d’être presque complètement coupé, limitant ainsi le nombre de séquences qui ont pu filtrer. Plus d’un mois plus tard, lorsqu’internet a finalement été rétabli, une campagne sur les réseaux sociaux visant à « rendre compte du massacre du quartier général de l’armée » a pu commencer.
Un combattant des RSF se moque du slogan d’un manifestant. « Nous allons leur montrer quelle est leur solution ce soir », dit-il.
« Le timing ne pouvait pas être meilleur, si l’orsfn met notre douleur de côté », a affirmé Azaz Elshami. « En effet, les dirigeants du CMT [Conseil militaire de transition] essaient de trouver la parade et d’inventer des excuses pour montrer qu’ils n’ont pas ordonné les massacres, ce qui est difficile à croire quand on voit l’ampleur de la force employée. »
Une requête officielle a également été déposée auprès de la Cour pénale internationale une semaine après l’attaque pour demander au procureur du tribunal « d’enquêter sur des crimes contre l’humanité manifestes ».
« Je pense que toutes ces images seront prochainement considérées comme des preuves, le jour où nous aurons un gouvernement civil », a indiqué Sudan Ombudsman.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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