Aller au contenu principal

Au Soudan, la révolution plus forte que la répression

Depuis mi-décembre, un mouvement de révolte secoue le régime d’Omar el-Béchir. Considéré par beaucoup comme la troisième révolution soudanaise, après celles de 1964 et 1985, il est réprimé dans le sang. Mais la population résiste
Des Soudanais manifestent dans la capitale Khartoum le 17 janvier 2019 (Reuters)
Par Joséphine Abdulrahman à KHARTOUM, Soudan

Tous les jeudis, l’emploi du temps de Djibril est réglé comme du papier à musique. Une fois réveillé, le jeune homme de 29 ans consulte les dernières nouvelles sur internet puis prend connaissance des différents points de départ du cortège du jour sur les réseaux sociaux. « Tout est en ligne : l’heure et les lieux de rassemblements. Il faut juste savoir faire le tri entre les vraies et les fausses informations », lâche-t-il.

Depuis le 19 décembre, un vent de contestation agite le Soudan. Initialement insufflé par la multiplication par trois du prix du pain, il s’est rapidement transformé en un mouvement de protestation réclamant la chute d’Omar el-Béchir, qui gouverne le pays d’une main de fer depuis son coup d’État du 30 juin 1989.

Face à sa violente répression par les forces de l’ordre qui, en trois mois, ont tué au moins 51 personnes d’après Human Right Watch et conduit à l’arrestation de plus de 3 500 autres selon plusieurs activistes rencontrés par MEE à Khartoum, la population use de stratagèmes pour poursuivre la mobilisation.

« Regardez, la page de l’Association des professionnels soudanais, le fer de lance de la révolution, ne donne pas nécessairement le programme officiel des manifestations, alors que cette autre page publie les différents points de rencontres et itinéraires pour que l’on se retrouve tous au même endroit… », explique Djibril.

Une fois renseigné, le jeune homme descend crier sa colère dans les rues de Khartoum, après avoir dissimulé son visage sous une casquette et une paire de lunettes de soleil noires. « On m’appelle le boulon », plaisante-t-il, « parce que je me cache et reste toujours à l’arrière ».

« Nous n’avons rien à perdre »

Rencontré chez un de ses amis, à Oumdourman, au nord-ouest de la capitale, Djibril se confie une fois les rideaux tirés, dans une pièce verrouillée à double tour.

« J’ai peur, mais je continuerai à me battre quoi qu’il advienne. Nous, Soudanais, n’avons d’autre alternative. […] Même la mort, nous ne la craignons plus »

- Djibril

Détenu dans une prison tenue secrète par le régime en janvier, le jeune homme raconte qu’il a été successivement fouetté, enfermé dans une chambre réfrigérée, privé de sommeil, contraint de tenir des positions douloureuses et humiliantes sous un soleil de plomb, puis de se coucher la nuit venue dans l’herbe humide.

« C’était très dur, certains prisonniers pleuraient, d’autres avaient tellement peur qu’ils se faisaient pipi dessus », confie-t-il. « La torture est aussi psychologique ; les coups sont ponctués de longues séances d’interrogatoire. »

Djibril a obtenu sa libération après sept jours de détention contre la signature d’un document autorisant le régime à l’emprisonner pendant trois ans au minimum s’il manifestait de nouveau.

« Ils m’ont aussi dit qu’ils pourraient facilement m’éliminer si je racontais les sévices qu’ils m’avaient infligés ou si je retournais dans la rue », ajoute-t-il.

Au moins 51 manifestants ont été tués par les forces de sécurité soudanaises depuis le début des manifestations, selon Human Right Watch (AFP)
Au moins 51 manifestants ont été tués par les forces de sécurité soudanaises depuis le début des manifestations, selon Human Right Watch (AFP)

Depuis sa libération, Djibril a pourtant battu le pavé plus d’une dizaine de fois. « J’ai peur », reconnaît le jeune homme, « mais je continuerai à me battre quoi qu’il advienne. Nous, Soudanais, n’avons d’autre alternative. Nous n’avons plus rien à perdre. Même la mort, nous ne la craignons plus. »

Le virage sécuritaire face à l’asphyxie économique

Depuis l’indépendance du Soudan du Sud en juillet 2011, Khartoum a perdu 75 % de ses réserves en pétrole et plus de la moitié de ses recettes fiscales. Plongé dans un marasme économique sans précédent, le Soudan est aujourd’hui confronté à une inflation de près de 70 % par an, un effondrement de ses réserves en devises étrangères et des pénuries de liquidités et de produits de première nécessité, comme le pain et l’essence.

Dans les rues de la capitale, les files d’attente s’allongent effectivement sur plusieurs mètres à proximité des stations essence et des distributeurs automatiques de billets.

« Nous sommes démunis », déplore Houssmane, un jeune producteur de musique. « Il n’y a même plus d’argent dans les banques. Parfois, faute de cash, je ne peux même pas m’acheter à manger ! »

« Ce n’est pas qu’à cause du pain » : pourquoi les Soudanais manifestent-ils ?
Lire

Dans le viseur des autorités pour avoir composé et publié sur les réseaux sociaux une chanson révolutionnaire, comme de nombreux autres artistes, Houssmane a été arrêté, torturé, perquisitionné, puis menacé de mort avant d’être abandonné seul en plein désert, à plusieurs heures de route de la capitale.

Surveillé depuis par les puissants agents du Service national de la sûreté et du renseignement soudanais (NISS), dont il a repéré les rondes en bas de chez lui, de jour comme de nuit, le musicien ne rend pas les armes pour autant.

« Ils m’angoissent, je les sens autour de moi qui me regardent mais jamais ils ne pourront me contraindre à arrêter de militer », assure celui qui, malgré ces multiples intimidations, continue de publier des posts anti-régime.

Pour ne pas se faire repérer, le jeune homme, à l’image de nombreux Soudanais, se connecte sur des comptes anonymes et télécharge des réseaux privés virtuels (VPN) qui lui permettent de brouiller sa traçabilité en le connectant sur des adresses IP étrangères.

Doté d’un puissant appareil policier accaparant 80 % du budget de l’État, le régime mise sur la répression pour faire taire l’opposition. Fin février, le président soudanais a ainsi décrété l’état d’urgence pour un an, interdisant de fait tout rassemblement.

« Cela fait 30 ans que nous souffrons des incompétences du pouvoir. Ses tentatives pour faire taire nos voix resteront vaines », assure Amir, professeur d’université à Khartoum. « La révolution est en marche. »

L’universitaire a lui aussi été arrêté pour avoir scandé « Tasgut bas » (« le renversement, c’est tout ») dans les rues de Khartoum. Mais ni la torture ni les intimidations dont il dit avoir été victime ne l’ont dissuadé à poursuivre son combat. 

« Quand le président a été condamné par la Cour pénale internationale [pour « génocide » et « crime de guerre » au Darfour], on pensait tous qu’il s’agissait d’une conspiration des Européens. Mais on sait désormais que ce n’était pas le cas. Faire tomber le régime est aujourd’hui notre seule alternative », insiste-il.

Une population « prête à tous les sacrifices »

Sadeq al-Mahdi, l’ancien Premier ministre évincé du pouvoir par le coup d’État de 1989 et leader du parti d’opposition al-Oumma, est du même avis. « La population n’est pas docile, le président doit partir, cela fait 30 ans que sa politique est un échec. Peu importe l’oppression, les Soudanais sont prêts à tous les sacrifices pour faire valoir leur droit », déclare-t-il à MEE.

« Le doute s’installe au sein de son propre camp. Certains d’entre eux veulent nous rejoindre et le renverser »

- Djibril

Rencontré à son domicile, dans le centre-ville de la capitale, le dernier chef de gouvernement élu démocratiquement au Soudan estime que l’étau se resserre sur Omar el-Béchir. De nombreux activistes le rejoignent. Selon ces derniers, les récentes mesures d’assouplissement consenties par le pouvoir – comme la réduction de la durée de l’état d’urgence d’un an à six mois et l’annulation de plusieurs condamnations –, seraient en effet la preuve de son délitement.

À Khartoum, on parie ainsi désormais sur la date de la chute d’Omar el-Béchir. « Il n’aura bientôt plus le choix », assure Djibril, qui prédit à son dirigeant un destin similaire à celui que les dirigeants libyen Mouammar Khadafi et égyptien Hosni Moubarak ont connu en 2011.

« Pendant mon incarcération en janvier, des miliciens venaient me poser des questions sur la rébellion la nuit venue. Le doute s’installe au sein de son propre camp. Certains d’entre eux veulent nous rejoindre et le renverser. »

Le nom des personnes citées a été modifié pour ne pas compromettre leur sécurité.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].