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Rabeh Sbaa : « L’algérien n’est pas un dialecte, c’est une langue à part entière »

Le sociologue et anthropologue linguistique, qui publie un livre en derdja, milite pour que l’arabe algérien, considéré comme un dialecte, devienne une langue littéraire et académique
Dans l’école algérienne, « l’enfant est mis en situation d’apprentissage contraint d’une nouvelle langue, comme l’arabe conventionnel », explique Rabeh Sbaa (AFP/Ryad Kramdi)
Dans l’école algérienne, « l’enfant est mis en situation d’apprentissage contraint d’une nouvelle langue, comme l’arabe conventionnel », explique Rabeh Sbaa (AFP/Ryad Kramdi)

Pour son deuxième roman, Rabeh Sbaa a choisi d’innover. Ce sociologue et anthropologue des langues a publié un roman, Fahla, entièrement écrit en langue algérienne, l’arabe dialectal, la plus parlée en Algérie devant le berbère et le français.

L’auteur, également professeur des universités, a utilisé une double graphie, latine et arabe, en attendant la codification de ce qu’il considère comme une « langue à part entière ».

Et pour plaider sa cause, il met en scène une femme, Fahla (femme courage en arabe algérien), dans une société conservatrice qu’elle défie, tout comme la langue algérienne défie les deux langues dominantes dans la littérature algérienne : l’arabe classique et le français.

Middle East Eye : Votre deuxième roman, Fahla, a été écrit en algérien, l’arabe utilisé en Algérie. Pourquoi un tel choix ?

Rabeh Sbaa : Au commencement, il y a le constat d’une absence. L’absence de la langue algérienne du paysage littéraire national, composé seulement de trois formes d’expression dominantes, une littérature d’expression arabe, une littérature d’expression française et, plus récemment, une littérature d’expression amazighe, notamment kabyle.

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J’ai constaté que le grand absent de ce triptyque était paradoxalement la langue la plus parlée, la langue du plus grand nombre, la langue algérienne.

J’ai attendu longtemps qu’un de nos littérateurs prenne la décision de combler cette absence. En vain. J’ai alors décidé de le faire et cet acte s’inscrit dans le prolongement de mes préoccupations académiques et de mes recherches universitaires dans le domaine de l’anthropologie linguistique.

C’est de là que provient l’observation à la base de cette genèse. Après de longues années de recherche, d’enseignement et après la publication de plusieurs ouvrages dans ce même domaine, je suis parvenu à la conclusion que la langue algérienne est apte à devenir une langue littéraire et académique. Une langue d’écriture et d’enseignement. 

Au même titre que le maltais, l’hébreu ou d’autres langues qui ont quitté leur statut de langues minoritaires ou minorées pour évoluer vers le statut de langues nationales et officielles.

La langue algérienne est capable d’évoluer vers ce statut. Un roman de près de 300 pages écrit dans cette langue est le meilleur gage de cette possible évolution.

La langue algérienne est apte à devenir une langue littéraire et académique. Une langue d’écriture et d’enseignement. Au même titre que le maltais, l’hébreu

D’ailleurs il faudra à l’avenir cesser de parler « d’arabe algérien » car l’algérien n’est pas un arabe acclimaté. L’algérien n’est pas un dialecte. Encore moins un arabe dégradé.

Je ne le répéterai jamais assez : l’algérien est une langue à part entière, avec sa grammaire, sa syntaxe, sa sémantique et toute sa personnalité linguistique. Une personnalité historique qui a été injustement minorée pour des raisons idéologico-politiques.

Il est temps, à présent, de se débarrasser de cette langue d’opacité mortifère ou plus précisément mortifiante. Une langue à la fois mystificatrice et castratrice, qui veut asexuer la langue algérienne. Comme elle l’a fait pendant des décennies pour les langues de matrice amazighe.

MEE : Vous faites partie des rares écrivains algériens et maghrébins à recourir à cette langue, après Kateb Yacine qui l’utilisait dans le théâtre. N’est-il pas judicieux de commencer par la codifier, comme l’a fait par exemple Mouloud Mammeri pour le berbère ?

RS : Nous sommes quelques-uns à travailler depuis plusieurs années sur cette question de la codification. Autant le dire franchement, elle ne se fait pas sans problèmes. Comme c’est également le cas pour la standardisation du tamazight.

Mouloud Mammeri [écrivain et linguiste spécialiste de la langue et de la culture berbère] avait une autre vision et une autre approche de la question linguistique. Il ne s’embarrassait pas des contraintes institutionnelles comme le fait le Haut Commissariat à l’amazighité.

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Les langues algériennes natives doivent briser leurs suffocantes muselières. Les langues de souche amazighe comme la langue algérienne sont vivantes et entières. Et doivent évoluer vers leur objectivation.

L’algérien est incontestablement une langue d’avenir. Car il est d’une souplesse syntaxique et d’une capacité d’absorption lexicale très rare. Il suffit d’entendre la multiplicité colorée de ses sonorités. La plupart des autres langues sont prisonnières de la rigidité de leurs règles grammaticales et syntaxiques. Ce n’est pas le cas de l’algérien.

L’algérien est ouvert à toutes les réceptions, à toutes les variations et à toutes les déclinaisons. Les linguistes avertis savent que dans l’algérien, il existe des mots de l’époque punique, libyque, des mots arabes, turcs, espagnols, italiens, français et beaucoup de vocables puisés dans les différents idiomes berbères.

C’est dans cette perspective que s’inscrit le projet de réhabilitation de la langue algérienne, dont la publication de ce premier roman en algérien constitue l’un des jalons d’une littérature d’expression algérienne. La question de la codification se réglera dans le même mouvement que celui de l’officialisation.

MEE : Vous plaidez pour l’officialisation de cette langue. A-t-on justement les instruments pour cela ? Surtout que dans votre roman, vous utilisez la version oranaise de cette langue, ce qui est légèrement différent des variantes utilisées ailleurs dans le pays.

RS : Il y a quelques années, on disait la même chose à propos du tamazight. L’argument du manque d’instruments n’a pas tenu la route puisque la langue amazighe est, à présent, langue nationale et officielle. Sans que les « instruments pour cela » ne soient tout à fait réglés. Les discussions sont toujours en cours. Je ne pense pas que ce soit un handicap insurmontable. Beaucoup de langues dans le monde l’ont surmonté.

En 2008, la maison d’édition algérienne Barzakh avait traduit en derdja Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry (capture d’écran)
En 2008, la maison d’édition algérienne Barzakh avait traduit en derdja Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry (capture d’écran)

Par ailleurs, vous parlez de « version oranaise » de cette langue. Il faut préciser qu’il s’agit de la même langue dans toutes les régions du pays avec des accents et quelques lexiques qui diffèrent. Pour l’essentiel, il s’agit de la même langue avec la même morphologie, les mêmes constructions syntaxiques, la même sémantique.

Dans toutes les langues du monde, il existe des accents propres à telle ou telle région. Prenez l’accent marseillais, toulousain ou du nord pour la langue française, on ne dit pas qu’il s’agit de plusieurs versions de langues.

La langue algérienne, comme les langues de souche amazighe, sont des langues natives. Les langues natives, maternelles, premières ou encore langues de socialisation réfèrent au même objet, en l’occurrence la ou les langues apprises et parlées à la prime enfance. L’usage habituel du singulier pour ces langues est indubitablement réducteur, dans la mesure où l’on peut apprendre deux, voire trois ou plusieurs langues maternelles.

La situation se complique quand la langue de l’apprentissage scolaire en Algérie n’est aucune de celles-ci. L’enfant est mis en situation d’apprentissage contraint d’une nouvelle langue, comme l’arabe conventionnel pour l’école algérienne. Au détriment de toutes les langues minorées, cet apprentissage linguistique a pour finalité l’accès à des contenus de connaissance, sous forme de messages pédagogiques.

Dans ce cas de figure, la ou les langues maternelles déjà acquises sont en situation de relégation, c’est-à-dire frappées d’inutilité voire de « fautivité » pour l’accès au message pédagogique. Leur minorisation volontairement institutionnelle ou institutionnellement volontaire crée une situation de double contrainte.

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La contrainte d’une mise en situation de double apprentissage simultané : apprentissage de langue et apprentissage de contenus de savoir. Apprendre une langue pour pouvoir exprimer des contenus de savoir scolaire, eux-mêmes soumis à l’apprentissage. Un double processus qui contrarie le développement de l’intelligence et de la personnalité de l’enfant et, par conséquent, le développement de son langage.

C’est donc tout l’intérêt d’enseigner dans cette langue et non pas d’enseigner cette langue, comme nous sommes en train de le faire avec le tamazight. L’apprentissage d’une langue est un processus différent de l’enseignement dans cette même langue. C’est pour cela que l’officialisation de la langue algérienne signifie son accession au statut de langue d’enseignement.

MEE : En lisant votre livre, on a l’impression que vous faites un lien entre le personnage de Fahla, la femme iconoclaste qui casse les tabous, et l’usage de votre langue maternelle dans l’écriture. Est-ce le cas ?

RS : Tout à fait. Il existe d’ailleurs dans le corps du roman un véritable plaidoyer pour l’usage de cette langue algérienne dans les institutions scolaires.

J’ai consacré un ouvrage aux dégâts causés par ce qu’on a appelé l’arabisation et qui continue à causer des dégâts. On a voulu sacrifier la sensibilité de l’algérien à une supposée souveraineté de l’arabe. Alors qu’en Algérie, il a toujours existé une multiplicité ethnique, religieuse, culturelle et linguistique.

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On a voulu étouffer les langues de la quotidienneté au profit d’une langue de la formalité. Jusqu’à présent, la langue arabe est la langue formelle et rien d’autre.

La vie de tous les jours, les peines, les joies, les rêves, les amours, les mouvements citoyens, comme le hirak [vaste mouvement populaire ayant conduit à la démission d’Abdelaziz Bouteflika], se vivent en algérien, en français ou dans l’éventail des langues amazighes.

Le fait qu’il n’existe aucun roman écrit en algérien indique le poids et la force de l’interdit qui a frappé cette langue, la force matérielle des instruments institutionnels, opposée à la fragilité des élans littéraires, poétiques et imaginationnels.

Un combat inégal ayant pour objectif de confiner les élans libres et désordonnés de la création et de l’imagination hors de toute possibilité de promotion. Une politique délibérée de la castration.

MEE : Dans le fond, Fahla est connue dans la société comme étant une femme courage, une battante. Au-delà de la fiction, est-ce l’idée que vous avez de la femme algérienne ?

RS : Parfaitement. Les femmes algériennes ont toujours été présentes dans les moments fondateurs de la société comme dans ses pires moments de malheur et de douleur.

Nous avons bien des héroïnes qui ont précédé la guerre de libération et celles qui l’ont poursuivie et qui la poursuivent encore. Dans le cas de figure de Fahla, qui s’inspire d’un fait réel et daté, en l’occurrence l’assassinat d’un poète incarnant l’image du narrateur sociétal, par les propagateurs des ténèbres, il s’agit d’un événement majeur qui donne l’occasion aux femmes de forcer la porte du cimetière pour assister à son enterrement. Chose inédite dans la société algérienne.

Commence alors un combat, sans répit, contre toutes les formes d’oppression déguisées en morale ou en religion. Les pulsions de vie pour toute une société prennent alors leur départ et leur détermination à partir du lieu de la mort.

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Fahla, en compagnie de Zahra et Lila, va braver toutes les menaces que charrie la tentative forcenée d’assombrissement de la société au nom de fausses valeurs religieuses, érigées en dogmes.

À ces valeurs mortifères, elles opposent la propagation du Beau. La beauté comme antidote de l’horreur charriant la hideur. Le combat de la beauté contre la laideur. Un combat pour une société où il est possible de vivre dignement et bellement, de penser librement, d’aimer démesurément, et de rêver indéfiniment.

Entre le récit et le roman historique, ce texte est le premier rédigé en algérien dans les deux graphies, arabe et latine.

Fahla ambitionne de jeter les bases de la littérature d’expression algérienne, enrichissant celles qui existent déjà en français, en tamazight et en arabe. Un acte fondateur.

MEE : Votre roman s’articule autour d’une cérémonie funéraire à laquelle des femmes assistent, ce qui est une transgression. N’est-ce pas un clin d’œil à la présence de plus en plus pesante de l’obscurantisme religieux dans la société ?

RS : Plus qu’un clin d’œil. Une dénonciation en règle de l’armée des ténèbres. Le premier chapitre du roman a pour titre « Âskar eddlam zad ghiam âala ghiam », ce qui signifie : l’armée des ténèbres a ajouté un nuage sur un autre nuage. 

Fahla est bien entendu le nom du personnage principal, un mot symbole de l’endurance et de la résistance, mais aussi une métaphore pour désigner le courage de tout un pays, « blad fahla », qui ne plie pas devant une succession d’agressions et de forfaitures de toute nature, qui s’acharnent à lui bander les yeux et à lui obturer tous les pores de respiration.

Fahla est bien entendu le nom du personnage principal, un mot symbole de l’endurance et de la résistance, mais aussi une métaphore pour désigner le courage de tout un pays

Ces femmes symbolisent la force, la vigueur et la puissance du combat pour le désir de vivre. Une lutte pour le droit d’exister dans la dignité et la liberté, mais elles luttent également pour une réhabilitation de la beauté. Un combat pour le droit de cité de la beauté. La beauté de vivre, d’aimer, d’écrire et de rêver. Le droit à la joie.

D’ailleurs, Fahla est l’anagramme de hafla, qui signifie fête. Ces femmes luttent pour que la vie soit une fête. Et pour que leur pays respire la fête et non pas la désolation que veulent lui imposer les propagateurs des ténèbres au nom d’une religion qu’ils sont les seuls à connaître et à vouloir imposer. Toute la symbolique signifiante consiste à impulser la vie à partir d’une cérémonie funéraire et d’un lieu de mort.

MEE : Quel est aujourd’hui le poids de cette idéologie dans notre pays ?

RS : Elle ne s’est jamais estompée. Elle est pernicieusement diffuse. Elle s’est insidieusement incrustée dans les institutions, dans le système éducatif et en grande partie dans les esprits. Ce qui rend très difficile son éradication complète.

Mais en contrepartie, la société algérienne a su faire preuve d’une grande résilience.

Quand je dis de l’Algérie que c’est un blad fahla, c’est une métaphore pour dire que la société algérienne, grâce à ses femmes et ses hommes, a réussi à faire reculer cette idéologie sinistre qui voulait la dénaturer en lui imposant des dogmes mortifères et mortifiants.

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Mais quand je dis faire reculer, cela ne veut pas dire faire disparaître. Cette idéologie est toujours présente, de façon rampante et sérieusement menaçante. Les derniers cas de prêches scolaires dans plusieurs écoles du pays l’illustrent bien.

Des enseignants qui se transforment en prêcheurs zélés dans les classes mêmes où ils sont supposés dispenser un programme scolaire sont un signe inquiétant. Un signe de la forte survivance de cette idéologie sinistre.

Heureusement, le poids de la conscience des Algériennes et Algériens est bien présent pour lui faire barrage. De ce point de vue, la société algérienne a beaucoup gagné en vigilance et en maturité. Mais le danger guette toujours.

MEE : Peut-on s’attendre à d’autres publications de ce genre dans l’avenir ?

RS : Non seulement j’ai largement entamé l’écriture d’un roman dans la même langue, mais j’encourage vivement d’autres à le faire. Il existe bien des chansons, des pièces de théâtre et de la poésie, en l’occurrence le melhoun, dans cette langue, mais elles n’ont malheureusement pas la visibilité qu’elles méritent.

Ces grands canaux de communication [que sont le théâtre et le cinéma] sont nécessaires pour la promotion de nos langues, toutes nos langues

Beaucoup de contes du terroir sont lus, depuis peu, dans cette langue aux enfants, qui réagissent très positivement. Car il s’agit de voyages dans l’imaginaire par le moyen de leur langue native. L’usage de la langue algérienne pour la lecture de ces contes pour enfants remplace la figure légendaire de la grand-mère conteuse qui a bercé nos enfances.

Il y aura donc non seulement des publications de ce genre à l’avenir, mais nous étudierons avec des partenaires sérieux la possibilité d’adapter Fahla au théâtre et au cinéma. Ces grands canaux de communication sont nécessaires pour la promotion de nos langues, toutes nos langues.

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