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Benjamin Stora : « Il faut revisiter le passé pour se réapproprier l’histoire longue des juifs d’Orient »

L’Institut du monde arabe à Paris organise depuis novembre une grande exposition sur les juifs d’Orient. Selon son commissaire général, l’historien Benjamin Stora, cette rétrospective révèle la profondeur de l’enracinement des communautés juives en terre d’Orient
École juive dans le Mellah, dans l’extrême sud la ville de Tiilit (vallée du Dadès), Maroc, 1935, Jean Besancenot (Bruxelles, collection Paul Dahan)

L’exposition de l’Institut du monde arabe (IMA) « Juifs d’Orient, une histoire plurimillénaire » embrasse 2 000 ans d’histoire. Elle restitue dans un ordre chronologique, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, l’odyssée des communautés juives d’Orient, de la péninsule Arabique au Maghreb, en passant par la vallée de l’Euphrate et l’Andalousie.

L’exposition, qui se déroule du 24 novembre 2021 au 13 mars 2022 à Paris, fait aussi le récit de la coexistence entre les juifs et les musulmans, qui était tour à tour fructueuse, sous le règne des califats médiévaux à Bagdad, Le Caire et Cordoue, et problématique, à l’époque des Almohades.

Amulette, Iran, vers 1900. Or, verre, turquoise, encre et peinture sur papier © Gross Family Collection trust
Amulette, Iran, vers 1900. Or, verre, turquoise, encre et peinture sur papier (Gross Family Collection trust)

Pour Benjamin Stora, le conflit israélo-palestinien et le départ des juifs après les indépendances de pays comme l’Algérie en 1962 ont éclipsé l’histoire des juifs d’Orient.

L’historien estime par ailleurs que la mise en place de récits nationaux uniformes après les indépendances des pays arabes et musulmans ainsi que la censure du fait colonial pendant une longue période n’ont pas permis de transmettre et de préserver le patrimoine juif.

Depuis son lancement, l’exposition sur l’histoire des juifs d’Orient se trouve néanmoins au centre d’une controverse. Dans une lettre ouverte à l’IMA publiée le 6 décembre, plus de 200 intellectuels du Maghreb et du Proche-Orient estiment que la manifestation « présente des signes explicites de normalisation » et se révèle « une tentative de présenter Israël et son régime de colonialisme de peuplement comme un État normal ».

La lettre reproche notamment à Denis Charbit, un des membres du comité scientifique organisateur de l’exposition, d’avoir exprimé l’intention de l’institut de « coopérer avec Israël » et d’avoir salué les « accords d’Abraham », les traités de normalisation des relations signés par plusieurs pays arabes en 2020.

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Enfin, selon les signataires, « l’IMA trahirait sa mission intellectuelle en adoptant « cette approche normalisatrice », « une des pires formes d’utilisation coercitive et immorale de l’art comme outil politique pour légitimer le colonialisme et l’oppression ».

Dans une réponse publiée le 12 décembre sur son site internet , l’IMA s’est défendu des accusations portées à son encontre.

Il a rappelé le soutien de son président, Jack Lang, au peuple palestinien et son attachement constant à « mettre en lumière la vitalité de la scène artistique et culturelle palestinienne ». Sans revenir sur les déclarations de Denis Charbit, l’institut indique que si « des hypothèses et des opinions peuvent s’exprimer », elles « ne relèvent pas de la responsabilité de l’IMA ».

Sollicité par MEE sur cette question, Benjamin Stora a préféré, de son coté, ne pas répondre, jugeant que cela concernait « l’institution qui a organisé l’événement » et que la lettre n’évoquait pas « la qualité du contenu de l’exposition ».

Middle East Eye : Vous déplorez la méconnaissance de l’histoire des juifs d’Orient en indiquant que celle-ci est toujours abordée par sa fin, à savoir l’exode qui a suivi les indépendances des pays arabes et la question palestinienne. À quoi est due selon vous cette ignorance ?

Benjamin Stora : Du moment où on écrit cette histoire par sa fin, les séparations, les exils et les conflits, on s’interdit quelque part de comprendre qu’elle est inscrite dans une temporalité beaucoup plus longue qui représente des siècles et des siècles de vie commune entre juifs et musulmans.

Du moment où on écrit cette histoire par sa fin, les séparations, les exils et les conflits, on s’interdit quelque part de comprendre qu’elle est inscrite dans une temporalité beaucoup plus longue qui représente des siècles et des siècles de vie commune entre juifs et musulmans

La tendance d’aujourd’hui est d’inscrire l’histoire dans le fracas de l’immédiateté en chassant un jour après l’autre les événements historiques. Or, il faut revisiter le passé pour se réapproprier l’histoire longue des juifs d’Orient et s’interroger, par exemple, sur la question de pourquoi celle-ci n’a pas été transmise après les indépendances.

Dans la plupart des pays qui avaient été colonisés, l’urgence principale était la fabrication d’un récit homogène et unitaire de l’État-nation. Il fallait reprendre possession d’une souveraineté perdue et le problème sur la place des minorités n’était pas posé à ce moment-là. Cette question et bien d’autres, comme la diversité, la pluralité, apparaîtront plus tard dans un processus tout à fait classique.

MEE : Dans les anciens pays colonisateurs, l’histoire des juifs d’Orient n’a pas été transmise non plus. C’est le cas par exemple en France, où des milliers de juifs sont arrivés après les indépendances d’Afrique du Nord. Pourquoi ?

BS : Les départs des juifs vers l’Occident n’ont pas été analysés parce que l’histoire de la colonisation elle-même n’a pas été prise en compte. Il a fallu attendre deux générations ou même trois pour qu’on puisse commencer à comprendre les raisons des départs, des exils et des séparations.

Dans les années 2000, de jeunes juifs de 20 ans, 30 ans, s’apercevaient qu’il manquait un chaînon à leur histoire familiale. L’histoire des juifs des pays arabes et musulmans était absente, mais, en même temps, tellement présente dans l’esprit des jeunes générations qui voulaient s’inscrire dans une généalogie.

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Dans les diasporas juives en France, on voyait des vieux parler en arabe, écouter de la musique arabe, mais on ne connaissait pas précisément leur histoire. Il fallait reconstituer le puzzle.

J’ai ressenti cette exigence chez beaucoup de mes étudiants quand j’étais enseignant à l’INALCO [Institut national des langues et des civilisations orientales]. Dans mes cours sur l’histoire du Maghreb, j’avais beaucoup de questions sur les raisons et les circonstances du départ des juifs du monde arabe.

Les jeunes juifs précisément savaient bien que quelque part, ils étaient rattachés à une part d’Orient, mais sans comprendre pourquoi, peut-être parce que leur histoire était mêlée à celle des Européens, des pieds-noirs [Européens qui vivaient en Algérie française]. Mais au fond, ils voyaient bien qu’ils étaient différents dans leurs coutumes, leur façon de parler…

MEE : Cet intérêt pour l’histoire des juifs d’Orient est à l’origine de l’encyclopédie Histoire des relations entre juifs et musulmans, des origines à nos jours, que vous avez dirigée avec l’universitaire tunisien Abdelwahab Meddeb et qui est parue en 2012. Quel a été l’impact de cet ouvrage ?

BS : Le livre a suscité un très grand intérêt aussi bien de la part des juifs que des musulmans. Il a été très bien vendu et a donné lieu à des conférences qu’Abdelwahab Meddeb et moi avons animées pendant une année. Nous sommes allés partout en France, en Algérie, au Maroc, où nous attendaient des salles pleines. L’exposition de l’IMA est aussi très visitée depuis son inauguration.

Des jeunes gens de la communauté juive qui n’ont jamais vécu dans les pays arabes sont contents de savoir qu’ils sont les héritiers d’une grande histoire, marquée par des figures savantes, comme celle de Moise Maïmonide [éminente autorité rabbinique du Moyen-âge, théologien, philosophe, métaphysicien né à Cordoue en 1138 et connu pour avoir été le médecin du sultan ayyoubide Salah al-Din].

L’intérieur de la Ghriba de Djerba, la plus ancienne synagogue d’Afrique, à l’occasion de la première journée du pèlerinage annuel des juifs tunisiens dans ce lieu de culte, le 7 mai 2004 (AFPFethi Belaïd)
La Ghriba de Djerba, plus ancienne synagogue d’Afrique, à l’occasion de la première journée du pèlerinage annuel des juifs tunisiens dans ce lieu de culte, le 7 mai 2004 (AFP/Fethi Belaïd)

Ce qui frappe aussi en visitant l’exposition est l’ancienneté de l’installation des juifs dans le monde arabe et musulman, avec la présence de pièces incroyables comme des pierres frappées d’inscriptions hébraïques ramenées des vestiges romains de Volubilis au Maroc et la reconstitution de la synagogue de Doura Europos, connue pour être la plus vieille dans le monde et qui se trouve en Syrie.

L’exposition évoque enfin l’histoire commune judéo-musulmane malgré l’existence de périodes plus problématiques, notamment sous le règne des Almohades [dynastie d’origine berbère qui gouverna le Maghreb et Al-Andalus entre le XIIᵉ et le XIIIᵉ siècle]. Pendant l’Empire ottoman par exemple, les communautés juives se sont considérablement développées.

MEE : L’exemple de Maïmonide et bien d’autres rend compte de l’existence de transversalités entre les deux univers, musulman et juif. L’exposition retrace aussi, comme vous venez de le souligner, de grandes périodes de cohabitation et d’entente entre les deux communautés. Mais elles ont été éclipsées au profit d’un récit plus sombre des relations bilatérales. C’est le cas notamment en Algérie. Quelle en est la cause ?

BS : Le cas de l’Algérie, qui a été administrativement rattachée à la France, est un peu particulier. Les juifs d’Algérie sont devenus français par le décret Crémieux en 1870. Leur assimilation et leur francisation étaient très puissantes, à la différence des juifs du Maroc et de la Tunisie.

Une synagogue à Oran, Algérie, vers 1920. Carte postale (GFC trust)
Une synagogue à Oran, Algérie, vers 1920. Carte postale (GFC trust)

Cette scissure a entraîné l’abandon progressif de la langue arabe par les juifs. Lorsque la guerre d’Algérie commence en 1954, les juifs d’Algérie sont déjà français depuis six générations. L’œuvre de séparation était accomplie. Mais celle-ci a entraîné beaucoup de regrets, y compris de la part des musulmans. Je l’ai ressenti lorsque je suis retourné à Constantine de la part de personnes de ma génération qui nous reprochaient à nous, juifs, d’être partis.

MEE : Vous vous êtes inspiré de votre parcours personnel et de celui de votre famille pour retracer dans une BD qui vient de paraître l’épopée des juifs d’Algérie depuis leur arrivée au Maghreb avec les Phéniciens jusqu’à leur départ du pays en 1962. Cette restitution répond-elle au besoin de combler un sentiment de déracinement ?

Il faut garder le fil de la culture, de la connaissance et du savoir sans attendre la solution de cette question politique. Si on perd ce fil, la barbarie et l’obscurantisme l’emporteront toujours et retarderont en définitive le règlement du conflit israélo-palestinien

BS : Cette bande dessinée est effectivement une adaptation de mon livre, Les clés retrouvées, qui traite de mon enfance à Constantine pendant la guerre d’indépendance algérienne [1954-62]. Il y a chez moi cette volonté de transmettre aux jeunes générations, cette fois par l’image, une expérience de vie où vivaient dans un même univers juifs et musulmans, y compris pendant la guerre.

Ce travail vise à soulager la solitude des porteurs de mémoire, qui s’imaginent être seuls à porter une vision humaine, multiculturelle du monde. Donc, peut-être, aider à surmonter le déracinement.

MEE : Le conflit israélo-palestinien a lourdement endommagé les relations entre les juifs et les musulmans. Son existence va-t-elle compromettre indéfiniment la restitution de la mémoire des juifs d’Orient ?

BS : Il faut garder le fil de la culture, de la connaissance et du savoir sans attendre la solution de cette question politique. Si on perd ce fil, la barbarie et l’obscurantisme l’emporteront toujours et retarderont en définitive le règlement du conflit israélo-palestinien.

Juive du Todra, Sud Atlas central, Tinghir, Maroc, 1934-1939, Jean Besancenot (IMA/ Besancenot)
Juive du Todra, Sud Atlas central, Tinghir, Maroc, 1934-1939, Jean Besancenot (IMA/Besancenot)

Dans le fond, il y a une grande histoire judéo-musulmane qui a été accomplie parfois de manière difficile mais qu’il faut redécouvrir. C’est une histoire qui démarre il y a quinze siècles et c’est par sa découverte qu’on peut fabriquer l’identité d’aujourd’hui, une identité riche qui ne reprend pas un récit uniforme.

MEE : En somme, comme vous le préconisez pour le règlement du contentieux algéro-français dans votre rapport sur la colonisation et la guerre d’Algérie, la réconciliation des mémoires vous semble toujours la voix la plus juste.

BS : Oui bien sûr, même si dans le cas de l’Algérie, je suis heurté par beaucoup d’incompréhension, en particulier sur le contenu de mon rapport. Certains préfèrent toujours les affrontements et les divisions à la réconciliation, alors que j’ai toujours cherché, de mon côté, des compromis historiques pour permettre aux deux pays d’avancer ensemble.

Certains préfèrent toujours les affrontements et les divisions à la réconciliation, alors que j’ai toujours cherché, de mon côté, des compromis historiques pour permettre aux deux pays d’avancer ensemble

Or cela ne marche pas dans le monde des tranchées d’aujourd’hui, où il faut être d’un côté ou de l’autre. Les gens qui défendent, comme moi, des positions intermédiaires sont entre deux feux, celui de l’extrême droite française et des radicaux des deux côtés de la Méditerranée qui veulent faire la guerre éternelle. C’est très difficile, dans ces conditions, de tenir la position du savoir et de la connaissance.

MEE : L’exposition sur l’histoire des juifs d’Orient sera-t-elle déplacée vers d’autres pays, notamment au Maghreb et au Proche-Orient ?

BS : L’organisation d’une exposition itinérante n’est pas possible car les pièces qui la constituent doivent être rendues aux musées qui les ont prêtées. Ce sont des pièces uniques et très rares qu’il sera très difficile de déplacer d’un endroit à l’autre.

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