Aller au contenu principal

Rachid Bouchareb : « Le racisme s’est banalisé alors que l’immigration est devenue un fonds de commerce »

Le réalisateur et producteur franco-algérien a construit sa dernière œuvre, qui sortira le 7 décembre en France et représentera l’Algérie aux Oscars, comme le troisième volet d’un récit générationnel qui se penche, après Indigènes et Hors-la-loi, sur le sort des enfants d’immigrés
Adam Amara incarne Malik Oussekine, un étudiant d’origine algérienne de 22 ans, frappé à mort par des policiers en moto, dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986 (Unifrance)
Adam Amara incarne Malik Oussekine, un étudiant d’origine algérienne de 22 ans, frappé à mort par des policiers en moto, dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986 (Unifrance)
Par Samia Lokmane à PARIS, France

Nos Frangins restitue l’affaire Malik Oussekine, un étudiant d’origine algérienne de 22 ans, frappé à mort par des policiers en moto, dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, alors qu’il se trouvait près de La Sorbonne, où se déroulaient des manifestations d’étudiants contre un projet de réforme universitaire. 

Le film éclaire aussi la fin tragique mais beaucoup moins connue d’Abdel Benyahia, un autre jeune issu de l’immigration, tué la même nuit à Pantin par un inspecteur de police judiciaire ivre qui n’était pas en service.

En plus de l’hommage qu’il rend aux deux victimes, Rachid Bouchareb réalise un travail de mémoire. Son film sonne comme un rappel salutaire alors que les violences policières en France à l’égard des jeunes de banlieue restent d’une grande actualité. 

Nos Frangins critique aussi, avec de précieuses pièces documentaires qui sonnent comme des preuves à charge, la parole politique. Après la mort de Malik Oussekine, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Charles Pasqua, refusera de condamner la police. 

C’est cette impunité, une sorte d’injustice perpétuelle, qui a, selon Rachid Bouchareb, conduit les enfants d’immigrés de sa génération à se révolter, à partir du début des années 1980.

Dans le film, le frère de Malik Oussekine, brillamment interprété par l’acteur Reda Kateb, refuse d’endosser comme son père une posture résignée. Il veut faire sa contre-enquête et confondre la police. 

Un inspecteur de l’IGS (Inspection générale de la police nationale) tente aussi de passer outre les consignes de sa hiérarchie pour trouver la vérité.

Pour écrire le scénario de Nos Frangins, Rachid Bouchareb a fait appel à la romancière algérienne Kaouther Adimi

Dans les rôles principaux du film, aux côtés de Reda Kateb, figurent aussi Lyna Khoudri, Raphaël Personnaz et Samir Guesmi.

Le film, qui sort au cinéma en France le 7 décembre, sera présenté à Alger par Rachid Bouchareb et ses acteurs les 9 et 10 décembre.

Nos Frangins représentera également l’Algérie aux Oscars en mars 2023 dans la catégorie du meilleur film international. 

L’actrice Lyna Khoudri, le réalisateur Rachid Bouchareb et l’acteur Reda Kateb posent pendant le festival de Cannes, à l’occasion de la projection de Nos Frangins, le 24 mai 2022 (AFP/Loïc Venance)
L’actrice Lyna Khoudri, le réalisateur Rachid Bouchareb et l’acteur Reda Kateb posent pendant le festival de Cannes, à l’occasion de la projection de Nos Frangins, le 24 mai 2022 (AFP/Loïc Venance)

Middle East Eye : Le titre de votre film, Nos Frangins, évoque un sentiment d’appartenance. Est-ce parce que vous vous reconnaissez dans la génération de Malik Oussekine et Abdel Benyahia, qui est aussi la vôtre ? Vous aviez 33 ans lorsqu’ils ont été tués.

Rachid Bouchareb : Absolument. Comme eux, je suis né en France. Nous habitions dans des quartiers proches de banlieue, en Seine-Saint-Denis. 

Abdel vivait à La Courneuve et moi à Drancy et Bobigny. Ce n’était plus la génération de nos parents qui était victime de la violence policière, comme lors des manifestations du 17 octobre 1961, mais la nôtre.

MEE : L’assassinat de Malik Oussekine et Abdel Benyahia par la police a eu lieu en effet trois ans après la « marche des Beurs » en 1983, initiée par les jeunes issus de l’immigration pour dénoncer les violences racistes. Un grand mouvement culturel a accompagné cette mobilisation et vous en faisiez partie…

RB : Cette époque a été marquée par une véritable prise de conscience politique, avec les associations SOS Racisme, Touche pas à mon pote...

Sur le plan culturel, des jeunes de banlieue avaient fait irruption sur la scène dans un esprit très contestataire, comme le groupe Carte de séjour de Rachid Taha

Au même moment, [l’écrivain et réalisateur] Mehdi Charef et moi avions commencé à faire des films… On voyait bien, au final, que les choses changeaient, que ceux qui s’appelaient « les Beurs » n’acceptaient plus d’être assignés à un statut de sous-citoyens et réclamaient l’égalité.

La longue marche pour l’égalité des enfants de l’immigration maghrébine en France 
Lire

MEE : Pourtant, comme vous l’expliquez dans Nos Frangins, cette quête n’a pas été vraiment entendue, puisque les responsables politiques au pouvoir, au moment de l’assassinat de Malik Oussekine, ont refusé de reconnaître qu’il s’agissait d’un crime.

RB : C’est exact. L’assassinat de Malik Oussekine et la grande mobilisation que l’affaire a suscitée, avec des milliers de manifestants dans la rue, ont permis néanmoins de lever le voile à cette époque-là sur les violences policières envers les populations issues de l’immigration.

Ceux qui étaient tués par les policiers étaient toujours les mêmes. On avait affaire au même casting [des jeunes issus de l’immigration] tout le temps. Ce qui ne laisse planer aucun doute sur les motivations des auteurs.

MEE : Votre film mêle des éléments de fiction parfaitement intégrés au récit de la mort de Malik Oussekine, à des images d’archives brutes. Pourquoi avez-vous fait le choix de cette restitution hybride ? Pour donner plus d’intensité aux événements en les présentant exactement tels qu’ils se sont produits ?

RB : Il était important que ce fonds documentaire soit intégré au film avec des séquences de journal télévisé, des articles de presse et des déclarations officielles évoquant l’affaire. 

Des responsables de l’époque comme Charles Pasqua [ministre de l’Intérieur], Robert Pandraud [ministre délégué à la Sécurité], Jacques Chirac [Premier ministre], François Mitterrand [président de la République]… ont joué en quelque sorte des seconds rôles dans mon film. Je n’aurais pas pu écrire des dialogues qui auraient mieux restitué leurs déclarations. 

[Le frère de Malek Oussekine] est ce que j’étais à la même époque et ce qu’a été toute la jeunesse de ma génération. En tant qu’enfants d’immigrés, on ne voulait pas que le sort infligé à nos parents nous poursuive. Nous voulions aussi leur rendre justice

MEE : Dans la famille de Malek Oussekine, telle qu’on la voit évoluer dans le film, deux personnalités s’opposent : le père de l’étudiant, qui se résigne à la version de la police, et le frère qui la refuse et veut faire éclater la vérité. Plus généralement, ne s’agit-il pas d’une confrontation entre deux générations, les immigrés et leurs enfants français, qui acceptent de plus en plus mal l’injustice ?

RB : Absolument. Je voulais montrer dans le film comment un père de famille, malgré l’injustice qu’on lui a fait subir, essaie de vivre avec, parce qu’il ne se sent pas légitime pour contester quoi que ce soit et parce qu’il a peur. 

Vingt ans plus tôt, il se trouvait peut-être dans les manifestations du 17 octobre 1961 et avait vu des gens mourir autour de lui. Cette peur l’amène à demander à son fils d’arrêter de chercher la vérité et de rentrer à la maison.

MEE : Mais le fils, incarné par Reda Kateb, n’accepte pas la fatalité…

RB : Il est ce que j’étais à la même époque et ce qu’a été toute la jeunesse de ma génération. En tant qu’enfants d’immigrés, on ne voulait pas que le sort infligé à nos parents nous poursuive. Nous voulions aussi leur rendre justice. 

C’est de là qu’est venue notre révolte. Nos parents ont organisé leur vie en France différemment. Ils croyaient bien faire en restant peu revendicatifs et visibles mais cela n’a pas marché. 

Nous avons donc décidé de prendre le relais. Chacun à sa manière, moi avec le cinéma, alors que d’autres jeunes n’hésitaient pas à affronter la police. 

Une fois arrêtés, ils se retrouvaient en prison avant d’être envoyés en Algérie sous l’impulsion d’une loi sur la double peine [permettant d’expulser des individus qui n’ont pas la nationalité française, déjà condamnés pour un délit ou une infraction], loi finalement abrogée et sur laquelle j’ai réalisé un film [Cheb en 1991].

MEE : La persistance des violences policières à l’égard des jeunes de banlieue constitue-t-elle une des raisons qui vous ont poussé à réaliser Nos Frangins ?

RB : Pas du tout. Mon film se conçoit comme le dernier film d’une trilogie à laquelle j’ai réfléchi depuis longtemps. Au tout début, il y a eu Indigènes [en 2006], sur les grands-parents engagés pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale, puis Hors-la-loi [en 2010], sur les parents qui ont participé, depuis la France, à la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Et maintenant leurs enfants, à travers les histoires de Malik et de Abdel. 

Ces trois films peuvent être vus les uns après les autres. Ils restituent le destin de trois générations successives. 

Nos parents ont organisé leur vie en France différemment. Ils croyaient bien faire en restant peu revendicatifs et visibles mais cela n’a pas marché

MEE : Pensez-vous que le discours politique a évolué depuis l’affaire Oussekine sur les questions de violence policière, de racisme et d’immigration ?

RB : Non. Cela n’a pas vraiment changé. Le racisme s’est banalisé alors que l’immigration est devenue un fonds de commerce, surtout en période électorale. 

Le comble est qu’aujourd’hui, la France semble avoir besoin de plus d’immigrés pour occuper les emplois délaissés par les Français. 

MEE : Votre film va concourir pour l’Algérie aux Oscars en mars 2023, dans la catégorie du meilleur film international. Êtes-vous confiant ?

RB : J’ai déjà été nominé à trois reprises aux Oscars. Je ne sais pas si je vais gagner cette fois mais il est toujours intéressant de montrer une cinématographie différente et de raconter des histoires pas nécessairement connues.

La nomination de Nos Frangins aux Oscars va lui donner la possibilité d’être diffusé plus largement. 

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].