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Dilnur Reyhan : « Le vrai motif de la répression des Ouïghours est d’en finir avec ce peuple »

Depuis la France, la sociologue Dilnur Reyhan porte la voix des Ouïghours. Son objectif : préserver la culture et l’identité d’un peuple victime d’« ethnocide »
Selon de nombreux rapports, plus d’un million de Ouïghours seraient actuellement détenus dans des camps d’internement à travers la région chinoise du Xinjiang (AFP)
Par Safa Bannani à PARIS, France

Désormais, la sociologue ouïghoure Dilnur Reyhan se bat pour la survie de son peuple. Surtout après la fuite de plus de 400 pages de documents internes du gouvernement chinois faisant état du système répressif mis en place à l’encontre des Ouïghours, Dilnur Reyhan ne cesse de sensibiliser et informer sur la « politique fasciste de la Chine ».

En plus de ses activités universitaires et professionnelles, Dilnur Reyhan s’active sur la Toile pour conscientiser l’opinion publique et politique sur le sort des Ouïghours massivement détenus dans des « camps de concentration » dans le nord-ouest de la Chine. En novembre 2019, la chercheuse a appelé dans une lettre ouverte le président Emmanuel Macron, en déplacement en Chine, à agir pour les Ouïghours. Elle n’a pas obtenu de réponse.

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Consternée par l’inaction des dirigeants musulmans face à la répression de son peuple, Dilnur Reyhan s’est aussi adressée à eux dans une lettre intitulée « Je ne vous souhaite pas un bon Ramadan », afin de dénoncer « un silence complice » face à un « monstrueux crime contre l’humanité ».

À présent, la chercheuse vient de lancer une collecte de fonds pour l’ouverture prochaine à Paris du premier Institut ouïghour d’Europe, futur lieu de rencontres, concerts, expositions et enseignement de la langue ouïghoure.

Comment est né ce projet ? Pourquoi la Chine s’en prend-elle à cette ethnie musulmane ? Et quelle est la part de réalité dans la lutte contre le « terrorisme » avancée par les autorités chinoises pour justifier leurs pratiques ? C’est à ces questions notamment que la sociologue répond pour Middle East Eye.

Middle East Eye : Vous avez fondé l’Institut ouïghour d’Europe, comment est né ce projet ?

Dilnur Reyhan : Les Ouïghours en France sont pour la plupart venus au début des années 2000 pour des études supérieures, souvent après leur bac obtenu au pays. Avec quelques autres étudiants, nous avons créé en 2009 l’Association des étudiants ouïghours de France, car c’était la seule façon de rassembler la force des jeunes ouïghours afin de pouvoir mener des activités collectives en faveur de ce peuple jusque-là totalement inconnu des Français.

La grande majorité de la population ouïghoure n’est pas dans les camps pour son identité religieuse, mais bien ethnique

Ces dernières années, presque tous les étudiants ouïghours ont terminé leurs études, ils travaillent dans diverses sociétés françaises ou ont créé leur propres entreprises ; beaucoup ont fondé une famille et ont des enfants qui sont nés ici. C’est pourquoi nous avons décidé de transformer l’association étudiante en Institut ouïghour d’Europe. 

Dans ce cadre, nous avons ouvert il y a trois ans une « école ouïghoure du week-end » pour les enfants ouïghours nés à Paris afin de leur permettre d’apprendre leur langue maternelle. Nous avons eu besoin d’un local à Paris pour poursuivre nos activités de formation linguistique et culturelle à destination des enfants et des adultes, et pour promouvoir notre patrimoine ouïghour. Nous avons donc lancé une campagne de collecte de fonds pour financer tous ces projets qui sont destinés à toute personne sensible à la sauvegarde de la langue et de la culture ouïghoures. 

MEE : En évoquant la culture ouïghoure, vous utilisez souvent le terme « Région ouïghoure » plutôt que le « Xinjiang », nom officiel de cette région en Chine, pourquoi un tel choix ?

DR : J’utilise dans mes articles le terme « Région ouïghoure » car le « Xinjiang » est un terme colonial qui signifie « nouveau territoire/nouvelle frontière » en chinois. De plus, le nom « Région ouïghoure » correspond aussi au nom officiel complet de notre région, qui est « Région autonome ouïghoure du Xinjiang ». Dans la diaspora, les Ouïghours préfèrent utiliser « Turkestan oriental », qui est le nom de deux républiques indépendantes du pays ouïghour avant son annexion par la Chine communiste en 1949.

MEE : Selon les témoignages, les Ouïghours sont persécutés par les autorités chinoises. Pourquoi la Chine s’en prend-elle à cette ethnie musulmane ? 

DR : Les Ouïghours ne sont pas simplement « une ethnie musulmane » et la religion n’est pas la première motivation de la Chine pour les réprimer. Si les Ouïghours étaient des bouddhistes ou des chrétiens, ils seraient pareillement réprimés, comme le sont les Tibétains ou les chrétiens chinois. 

Des Ouïghours présentent une danse traditionnelle appelée « Muqam » (AFP)
Des Ouïghours présentent une danse traditionnelle appelée « Muqam » (AFP)

La raison primordiale est tout simplement la différence sino-ouïghoure, le fait d’être Ouïghours, le fait d’être différents et le fait d’être la population historique et principale de cette région importante sur le plan géostratégique, avec un sous-sol qui regorge des ressources nécessaires à la survie de la Chine et à la réussite de son gigantesque projet [de Nouvelle route de la soie].

MEE : Les autorités chinoises parlent de camps de « formation » des Ouïghours, tandis que plusieurs témoignages évoquent des camps de « détention ».

 DR : Les autorités chinoises utilisent un langage différent selon le public visé : pour l’intérieur de la région, il s’agit d’hôpitaux pour soigner les malades musulmans turciques atteints du virus de l’islam. 

Ils parlent tous de la torture, de la malnutrition, des conditions hygiéniques désastreuses, du manque de soins médicaux, de l’injection de produits inconnus au quotidien qui les épuisent physiquement

Pour le public chinois, il s’agit d’écoles à vocation professionnelle destinées à trouver du travail et un avenir pour les « pauvres ouïghours ». 

Pour la communauté internationale, il s’agit de centres de rééducation professionnelle pour la prévention d’un éventuel futur radicalisme religieux ou du terrorisme. Cependant, la fuite de 400 documents internes chinois [les « China Papers »] montre que les autorités chinoises usent à volonté du terme « camps de concentration » en interne.

MEE : Certains témoignages vont au-delà des camps de détention, évoquant des actes de torture, le lavage de cerveau.

DR : Oui, au Kazakhstan, on compte plus de 2 000 rescapés de camps et plusieurs milliers d’autres rescapés dans d’autres pays. 

Tous ont gardé de graves séquelles psychologiques et, pour beaucoup, physiques également. Ils parlent tous de la torture, de la malnutrition, des conditions hygiéniques désastreuses, du manque de soins médicaux, de l’injection de produits inconnus au quotidien qui les épuisent physiquement. 

Certaines femmes témoignent également de viols individuels et en réunion de la part des gardes. 

MEE : Pour légitimer « cette chasse » aux Ouïghours, les autorités chinoises se justifient par la lutte contre le « terrorisme ». Qu’en est-il vraiment ?  

 DR : L’Asie centrale fut pendant deux siècles sous influence partagée russe et chinoise et la religion musulmane y a toujours été très réprimée par ces deux États communistes.

Après la chute de l’URSS et l’ouverture des frontières de la Région ouïghoure, toute l’Asie centrale a reçu des influences des courants islamiques saoudiens et autres prêcheurs du Moyen-Orient venus influencer les pays libérés du communisme.

L’État chinois, à partir d’environ 1990 jusqu’en 2016, a envoyé des jeunes Ouïghours étudier l’islamologie dans trois pays principaux qui représentent trois courants radicalement différents de l’islam, à savoir l’Arabie saoudite, l’Iran et l’Égypte, avec des bourses de l’État chinois. Aucun étudiant n’a été envoyé en Turquie, où l’islam enseigné est raisonnable, beaucoup moins extrême.

« L’islam n’est qu’une des milles couleurs de l’identité ouïghoure » - Dilnur Reyhan (AFP)
« L’islam n’est qu’une des mille couleurs de l’identité ouïghoure » – Dilnur Reyhan (AFP)

Après cinq ans d’études dans ces pays, ils sont revenus en Région ouïghoure et sont devenus imams dans des mosquées ou professeurs à l’Institut islamique d’État [le seul de la Région ouïghoure]. Ils ont répandu des versions altérées de l’islam, très différentes de l’islam traditionnellement enseigné chez les Ouïghours. 

S’il y a radicalisation dans la pratique de l’islam au sein de la société ouïghoure depuis les années 2000, c’est, d’une part, un phénomène général dans toute l’Asie centrale post-communiste et, d’autre part, du fait en grande partie de l’État chinois, qui a envoyé des jeunes ouïghours dans des pays qui ne sont pas connus pour leur souplesse en matière de pratique religieuse.

Le terme de « séparatisme » employé jusque-là par les autorités a été remplacé par celui de « terrorisme »

Dans l’histoire récente de la Région ouïghoure, il y a toujours eu des révoltes, des insurrections, des rébellions ouïghoures contre l’État central et le Parti communiste chinois (PCC), contre la discrimination incessante, contre les injustices quotidiennes, mais jamais avec une couleur religieuse – plutôt nationale ou nationaliste.

Cette couleur religieuse est imposée par l’État chinois surtout à partir du 11 septembre 2001, des suites des attentats aux États-Unis. Le terme de « séparatisme » employé jusque-là par les autorités a été remplacé par celui de « terrorisme ».

MEE : Vous préférez parler de Ouïghours et non de « musulmans ouïghours ». 

DR : Dans les camps, il n’y a pas que des Ouïghours musulmans, même s’ils sont la majorité. La raison réelle de la détention des Ouïghours est d’abord leur ethnicité. La grande majorité de la population ouïghoure n’est pas dans les camps pour son identité religieuse, mais bien ethnique. D’autant plus que l’islam n’est qu’une des mille couleurs de l’identité ouïghoure. 

Réduire les Ouïghours à une de leurs particularités – qui sont d’autre part très variées et riches – est injuste pour les Ouïghours non-musulmans ou pour les Ouïghours qui sont dans les camps pour leur ethnicité.

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 D’autre part, la Chine justifie ses camps de concentration au nom de la lutte contre l’extrémisme islamique, profitant du climat islamophobe dans le monde et parmi sa population, alors que le vrai motif de la Chine est d’en finir avec ce peuple qui a une grande civilisation dont il est très fier et qu’il est si difficile de siniser. Appeler les Ouïghours « musulmans ouïghours », c’est faire le jeu de la Chine et, en quelque sorte, justifier la politique fasciste de la Chine. 

MEE : Comment expliquez-vous le silence des pays et des dirigeants musulmans face à la répression des Ouïghours ?

DR : Pour des raisons d’abord économiques. Ils sont tous dépendants de la Chine financièrement pour les échanges commerciaux ou technologiques. 

Deuxièmement politique, le monde musulman ne brille pas pour son respect des droits humains, encore moins pour les droits de ses minorités – chacun à sa propre saleté à balayer devant sa porte.

Et finalement idéologique, la Chine est vue comme un grand frère protecteur contre le grand méchant Occident, notamment l’Amérique.  

MEE : La répression subie par les Ouïghours a-t-elle renforcé leur sentiment d’appartenance à la culture et à l’identité ouïghoures ?

DR : Dans la diaspora, certainement. Dans la région, je ne pourrais pas en dire autant. Pour survivre, ils doivent désormais cacher leur identité ouïghoure, leur langue, leur particularité culturelle, sauf si c’est demandé par l’État dans des occasions particulières qui arrangent la Chine. 

La Chine justifie ses camps de concentration au nom de la lutte contre l’extrémisme islamique, profitant du climat islamophobe dans le monde et parmi sa population

Dans la diaspora, cet ethnocide a renforcé les sentiments nationalistes et identitaires, poussant de nombreux Ouighours de l’étranger à rejoindre le mouvement nationaliste alors qu’auparavant, ils étaient silencieux face à la Chine par peur de mettre en danger leur famille restant au pays ou de ne pas pouvoir y retourner. Partout dans la diaspora, des écoles de langue maternelle sont ouvertes pour les enfants qui sont nés dans la diaspora et ces écoles commencent à porter leurs fruits.

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