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« China Cables » : quand le monde musulman va-t-il enfin défendre les Ouïghours ?

La campagne de Beijing visant à éliminer les musulmans ouïghours a reçu l’approbation tacite des États du Moyen-Orient
Des manifestants demandent à la communauté internationale de venir en aide aux Ouïghours de Chine devant le consulat chinois d’Istanbul, le 13 décembre 2019 (AFP)

Les « China Cables », une mine d’informations composée de plus de 400 pages de documents internes du gouvernement chinois divulgués par le Consortium international des journalistes d’investigation, prouvent au-delà de tout doute raisonnable que la Chine s’efforce d’effacer systématiquement l’identité et la culture de millions de musulmans appartenant à l’ethnie ouïghoure – la plus grande persécution d’échelle industrielle depuis l’Holocauste.

Ces révélations ont porté un énorme coup aux efforts de Beijing visant à étouffer la condamnation internationale avec ses démentis opiniâtres et sa propagande perverse.

« Un plus grand sentiment de bonheur »

Jusqu’alors, la communauté internationale se divisait en deux camps concernant la criminalisation de l’islam par la Chine et la détention de centaines de milliers de Ouïghours dans son réseau de camps de concentration des musulmans. Les démocraties occidentales exprimaient leur indignation et les États du Moyen-Orient approuvaient tacitement les « mesures de lutte contre le terrorisme » de Beijing, allant même jusqu’à faire l’éloge du Parti communiste pour ses mythiques « camps de formation professionnelle ».

Au-delà du domaine économique, il est probable que les régimes autoritaires du Moyen-Orient garderont le silence sur la violation des droits de l’homme par la Chine à l’encontre des musulmans ouïghours

En juillet, plus d’une douzaine de pays à majorité musulmane – notamment l’Algérie, Bahreïn, l’Égypte, le Koweït, l’Arabie saoudite, Oman, le Pakistan, le Qatar, la Somalie, le Soudan, la Syrie, le Tadjikistan, le Turkménistan et les Émirats arabes unis – ont co-signé une lettre à l’intention de l’ONU qui applaudissait excessivement la Chine, pays qui apporterait « un plus grand sentiment de bonheur, d’accomplissement et de sécurité » au Xinjiang, région autonome ouïghoure. Le Qatar est depuis revenu sur sa signature, affirmant vouloir adopter une « position neutre ».

Mais maintenant que le manteau du déni plausible a été ôté, révélant l’ensemble des crimes contre l’humanité commis par la Chine – exécutions, torture, viols, endoctrinement forcé à l’athéisme, séparations de familles, mariages forcés, adoptions forcées, stérilisations forcées, et même des accusations crédibles de programmes de trafic d’organes prélevés sur des donneurs vivants – comment réagira le Moyen-Orient ?

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Selon de nombreux rapports, plus d’un million de Ouïghours, un peuple turcique majoritairement musulman, seraient actuellement détenus dans des camps d’internement à travers le Xinjiang, dans l’ouest de la Chine (ou Turkestan oriental occupé, comme de nombreux Ouïghours désignent la région).

Human Rights Watch a déclaré en septembre 2018 que près de 13 millions de musulmans du Xinjiang ont été « soumis à un endoctrinement politique forcé, à des punitions collectives, à des restrictions en matière de déplacements et de communication, à des restrictions religieuses accrues et à une surveillance massive, en violation du droit international en matière de droits de l’homme ».

Les Ouïghours sont particulièrement visés depuis que le dirigeant du Parti communiste Chen Quanguo est devenu secrétaire du parti pour le Xinjiang en 2016. Sous sa direction, une infrastructure de surveillance massive a été déployée dans toute la région pour surveiller et contrôler la communauté musulmane.

Les Ouïghours et les Kazakhs de souche sont régulièrement arrêtés s’ils pratiquent leur religion, notamment s’ils font la prière, respectent un mode de vie halal ou portent des vêtements exprimant la foi musulmane.

Le gouvernement chinois a même qualifié l’islam de « maladie idéologique » et détruit certaines mosquées de la région. Dans les camps, les détenus sont obligés d’apprendre le chinois mandarin et de faire l’éloge du Parti communiste chinois. Ils subissent également des sévices psychologiques et physiques.

Des activistes ouïghours affirment que des familles entières ont disparu dans les camps ou ont été exécutées.

La Chine a nié à plusieurs reprises les allégations de persécution à l’encontre de cette minorité, décrivant les camps comme des « centres de formation » destinés à lutter contre l’extrémisme religieux.

Le pays juge également « injustifiées » les préoccupations exprimées par les membres de la communauté ouïghoure et des groupes de défense des droits de l’homme, entre autres, et dénonce une « ingérence dans les affaires intérieures de la Chine ».

Comment les dirigeants de pays à majorité musulmane, en particulier ceux qui se vantent d’être les gardiens de l’islam et les protecteurs de la oumma, réagiront-ils aux preuves irréfutables des efforts de Beijing pour éliminer des millions de musulmans et des dizaines de mosquées dans le nord-ouest de la Chine ?

Comme si de rien n’était

Si le bon accueil par le gouvernement syrien de l’invitation de Beijing, en décembre, à rejoindre l’Initiative route et ceinture (autrefois dénommée Nouvelle route de la soie), d’une valeur de plusieurs milliers de milliards de dollars, peut être vu comme un signe, alors c’est sûrement le signe que tout se passe comme si de rien n’était entre la Chine et les autres pays du Moyen-Orient.

Tentant d’assurer les investissements chinois dans la reconstruction en Syrie, le président syrien Bachar al-Assad a présenté à Beijing un certain nombre de projets d’infrastructure.

« Nous avons proposé une demi-douzaine de projets au gouvernement chinois conformément à la méthodologie de la Nouvelle route de la soie et nous attendons de savoir quel(s) projet(s) correspond(ent) à ce qu’ils ont en tête. Je pense que lorsque ces infrastructures seront développées, avec le temps, la traversée de la Syrie [par la Nouvelle route de la soie] deviendra une fatalité », a déclaré Assad à un réseau de télévision chinois.

Des ouvriers retirent un panneau promouvant l’Initiative route et ceinture à l’extérieur d’un forum à Beijing, le 27 avril (AFP)
Des ouvriers retirent un panneau promouvant l’Initiative route et ceinture à l’extérieur d’un forum à Beijing, le 27 avril (AFP)

Étant donné que le régime d’Assad est responsable de la mort d’un demi-million de Syriens et du déplacement de millions d’autres, transformant le dernier bastion de l’opposition à Idleb en une sorte de camp de concentration à ciel ouvert, il est aisé de comprendre pourquoi le régime syrien n’a aucune inquiétude morale concernant la persécution par la Chine de son enquiquinante population musulmane.

Et en ce qui concerne les États du Moyen-Orient cités précédemment, ils se noient sous les investissements chinois, la Chine remplaçant les États-Unis en tant que plus grande source d’investissements étrangers dans la région. Ces pays cherchent à solliciter des accords d’échanges bilatéraux encore plus gros et juteux avec la superpuissance économique asiatique. Depuis 2005, la région Moyen-Orient et Afrique du Nord a bénéficié d’environ 190 milliards de dollars d’investissements chinois, selon le China Global Investment Tracker de l’American Enterprise Institute.

Renforcer son pouvoir régional

Selon Jonathon Fulton, professeur adjoint de sciences politiques à l’Université Zayed d’Abou Dabi : « La présence économique de la Chine au Moyen-Orient représente une approche stratégique pour renforcer sa puissance et son influence régionales. De leur côté, les dirigeants du Moyen-Orient sont réactifs. Les relations économiques avec la Chine ne s’accompagnent pas du même type de conditionnalité qui a tendance à accompagner les relations avec les États et institutions occidentaux ; les réformes politiques et les droits de l’homme ne sont pas compris dans le package avec Beijing. »

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Au-delà du domaine économique, il est probable que les régimes autoritaires du Moyen-Orient garderont le silence sur la violation des droits des musulmans ouïghours par la Chine, étant donné que ces gouvernements ont également pour habitude de violer les droits fondamentaux de l’homme. L’Arabie saoudite et l’Égypte incarcèrent et exécutent régulièrement des prisonniers politiques.

S’ils condamnaient la Chine pour avoir fait de même, cela ne ferait qu’inviter la communauté internationale à se mêler de leurs affaires – une crainte paralysante pour de nombreux gouvernements de la région.

Bon nombre de ces gouvernements ont également la même réaction de panique envers l’islam politique que les hauts fonctionnaires du Parti communiste chinois, comme en témoigne le blocus punitif dirigé par les Saoudiens contre le Qatar pour ses liens avec l’Iran et les Frères musulmans. Les gouvernements du Moyen-Orient cherchent à singer la propagande chinoise, pas à la dénoncer.

En fin de compte, les « China Cables » révèlent non seulement les politiques immorales de Beijing envers ses citoyens musulmans, mais aussi la duplicité éhontée des États du Moyen-Orient. Nous pouvons nous attendre à ce qu’ils continuent leurs platitudes à l’égard du peuple palestinien appauvri et persécuté, mais rien pour ceux qui sont écrasés sous la botte de la Chine.

Du point de vue de ceux qui détiennent trônes, palais et manoirs à Riyad, Dubaï, Damas et Le Caire, c’est la loi du plus fort qui l’emporte, l’argent est roi et le reste n’est que bla-bla, visiblement.

- CJ Werleman est l’auteur de Crucifying America, God Hates You. Hate Him Back et Koran Curious. Il est également l’animateur du podcast « Foreign Object ». Vous pouvez le suivre sur Twitter : @cjwerleman

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

CJ Werleman is a journalist, columnist and analyst on conflict and terrorism.
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