Maître Sefen Guez Guez : « L’affaire de Pessac va marquer le pas sur la fermeture des mosquées »
Le juge des référés du Conseil d’État a rejeté, le 26 avril dernier, un recours du ministère de l’Intérieur qui demandait la fermeture temporaire de la mosquée Al Farouk de Pessac, dans le sud-ouest de la France. Cet appel fait suite à la suspension par le tribunal administratif de Bordeaux, en date du 22 mars, d’un arrêté de la préfecture de la Gironde pris six jours plus tôt qui ordonnait la fermeture du lieu de culte durant six mois.
L’association gestionnaire de la mosquée, Le Rassemblement des musulmans de Pessac, a été accusée de diffuser sur les réseaux sociaux des propos qui « provoquent à la haine et à la discrimination, dont certains sont de nature à susciter un ressentiment à l’égard des institutions de la République et des forces de l’ordre et d’autres revêtent un caractère antisémite ».
La préfecture de la Gironde, puis le ministère de l’Intérieur dans son appel devant le Conseil d’État, ont également reproché à l’association d’avoir publié des messages de soutien « à des organisations et des personnes promouvant un islam radical » et d’entretenir « un discours outrancier selon lequel les autorités françaises mèneraient un combat contre les musulmans, qui est susceptible de constituer le terreau d’actions terroristes ».
Selon Me Sefen Guez Guez, avocat de la mosquée, les pouvoirs publics ont « fait une lecture politique » des publications de l’association sur sa page Facebook et fait preuve de mauvaise foi dans leur interprétation.
L’affaire de la mosquée de Pessac n’est pas isolée puisque d’autres mosquées ont été sommées de cesser leurs activités ces dernières années en France. En décembre 2021, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a révélé que 21 lieux de culte musulmans avaient été fermés lors des 18 mois précédents.
À la veille de sa première élection en 2017, le président Emmanuel Macron avait promis de combattre « l’idéologie jihadiste » par le biais de la « fermeture des lieux de culte qui promeuvent une propagande jihadiste » et « la dissolution des associations concernées ».
Cette politique, très contestée au sein de la population musulmane de France, a été également remise en cause dans un rapport de l’ONU de 2018 qui indiquait que la fermeture de mosquées en France, dans le cadre des mesures prises pour lutter contre le terrorisme, était disproportionnée et portait atteinte à la liberté religieuse.
Middle East Eye : Sur quelle base légale la préfecture de la Gironde s’est-elle appuyée pour ordonner la fermeture de la mosquée Al Farouk de Pessac ?
Me Sefen Guez Guez : Elle s’est référée à la loi Silt [sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme] de 2017 et une disposition incluse dans la loi confortant le respect des principes de la République [dite contre le séparatisme] de 2021 qui permettent la fermeture, pour une durée maximale de six mois, des lieux de culte faisant l’apologie du terrorisme, de la haine et de la discrimination.
MEE : La préfecture a pointé des posts Facebook pour motiver sa décision. Comment a-t-elle fait le lien entre ces publications et l’apologie du terrorisme ?
SGG : La préfecture a fait une lecture politique des publications et les a interprétées avec de la mauvaise foi. À titre d’exemple, quand dans l’une de ses publications, la mosquée a déploré l’existence d’un sentiment d’islamophobie dans la communauté nationale, pour la préfecture, il s’agit d’un appel à commettre des actes terroristes contre le peuple français.
À titre d’exemple, quand dans l’une de ses publications, la mosquée a déploré l’existence d’un sentiment d’islamophobie dans la communauté nationale, pour la préfecture, il s’agit d’un appel à commettre des actes terroristes contre le peuple français
De même, la publication d’une image qui représente l’État palestinien sur l’ensemble de ses frontières avant 1948 a été assimilée par la préfecture à la négation de l’État d’Israël et considérée comme de l’antisémitisme.
Le fait que la mosquée ait relayé en 2019 des publications sur des dîners de soutien au CCIF [Collectif contre l’islamophobie en France] a été considéré comme de l’incitation à commettre des actes terroristes puisque le CCIF a été dissous, sur cette base-là.
MEE : Avec quels arguments le tribunal administratif de Bordeaux puis le Conseil d’État ont-ils motivé leurs décisions contre la fermeture de la mosquée ?
SGG : Le tribunal administratif de Bordeaux et le Conseil d’État ont estimé que rien ne permettait de relier la mosquée de Pessac à du terrorisme. Ils ont considéré par exemple que les publications mises à l’index ne présentent pas, compte tenu de leur teneur, un caractère de provocation à la violence, à la haine et à la discrimination.
Ils ont aussi affirmé que l’arrêté de fermeture de la mosquée était disproportionné et portait une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de culte.
MEE : Pourquoi le ministère de l’Intérieur s’est-il mêlé de cette affaire ?
SGG : Les préfectures répondent aux instructions du ministère de l’Intérieur et lorsque la préfecture a perdu devant le tribunal administratif de Bordeaux, c’est le ministère de l’Intérieur lui-même qui a décidé de faire appel.
MEE : La préfecture aurait pu pourtant elle-même faire appel…
SGG : Elle ne l’a pas fait alors que c’est à elle qu’il revenait en premier lieu d’introduire un recours devant le Conseil d’État. En se substituant à la préfecture, le ministère de l’Intérieur a donné une connotation politique à l’affaire. Le dossier lui-même est une commande politique du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, qui comptait sur la fermeture de la mosquée de Pessac, entre autres, pour améliorer son « bilan » dans la perspective de l’élection présidentielle.
MEE : C’est la première fois qu’une décision de fermeture de mosquée est remise en cause par la justice, n’est-ce pas ?
SGG : Tout à fait. Nous sommes face à un cas de jurisprudence. Il faut savoir par ailleurs que nous avons opté dans cette affaire pour des choix procéduraux qui ont permis à la mosquée de ne pas fermer une seule minute.
Pour éviter la fermeture, nous avons fait une demande de référé liberté devant le tribunal administratif de Bordeaux dans les 48 heures qui ont suivi l’arrêté de fermeture émis par la préfecture. Ce qui a permis de suspendre la décision de fermeture, invalidée ensuite par le tribunal. Le recours du ministre de l’Intérieur n’étant pas suspensif de la décision du tribunal de Bordeaux, la mosquée est restée ouverte tout au long de la procédure.
Ce qu’il faut noter par ailleurs dans cette affaire est la grande mobilisation populaire autour de la mosquée de Pessac.
MEE : Après la mosquée de Pessac, celle de Beauvais, fermée en décembre 2021, vient de rouvrir à la suite d’une décision du tribunal administratif d’Amiens. Est-il envisageable que d’autres mosquées qui ont connu le même sort puissent aussi accueillir à nouveau les fidèles grâce à la justice ?
SGG : Ce n’est pas exclu. L’issue positive de l’affaire de la mosquée de Pessac, puis de Beauvais, pourrait conduire d’autres lieux de culte ciblés par les mêmes décisions de fermeture à saisir la justice.
À la suite de la décision du Conseil d’État dans l’affaire de Pessac, j’ai été saisi par la mosquée de Beauvais, dont j’ai défendu le dossier auprès du tribunal d’Amiens. Dans ce cas aussi, la justice a considéré que la décision de fermeture de la mosquée portait une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de culte.
Le dossier lui-même est une commande politique du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, qui comptait sur la fermeture de la mosquée de Pessac, entre autres, pour améliorer son « bilan » dans la perspective de l’élection présidentielle
Je constate par ailleurs qu’à la suite de la décision du tribunal administratif de Bordeaux et du Conseil d’État dans l’affaire de Pessac, plus aucune mosquée n’a été fermée. L’affaire de Pessac va marquer le pas sur la fermeture des mosquées. Dorénavant, les préfectures et le ministre de l’Intérieur feront plus attention avant d’ordonner la fermeture d’un lieu de culte.
Les décisions de justice qui ont été rendues sonnent comme un camouflet pour le ministère de l’Intérieur. Pour ne pas perdre la face, celui-ci a demandé au Conseil d’État si éventuellement, il pouvait ordonner une fermeture de deux mois, quitte à renoncer à une fermeture de six mois, en se basant cette fois sur la loi de 1905 relative à la séparation des Églises et de l’État qui permet la fermeture d’un lieu de culte dans lesquels des propos justifiant la haine et la violence sont tenus. Ce que le Conseil d’État a refusé.
MEE : La décision du Conseil d’État vous a-t-elle surpris ?
SGG : Nous étions avantagés par l’ordonnance du tribunal administratif de Bordeaux. Mais il restait à savoir si le Conseil d’État pouvait résister aux pressions politiques, sachant que nous étions à la veille de l’élection présidentielle. Le contenu de la décision nous a finalement rassurés sur la liberté du juge dans le traitement de cette affaire.
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