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Emmanuel Blanchard : « Le régime colonial est un régime de contrôle des déplacements »

​​​​​​​Les restrictions imposées par la France à la liberté de circulation entre les deux rives de la Méditerranée ne datent pas d’aujourd’hui : elles trouvent leur origine dans le système colonial, qui instaura les premiers contrôles migratoires entravant les départs vers la métropole
Pour l’historien Emmanuel Blanchard, la récente décision de la France de limiter le nombre de visas octroyés aux ressortissants maghrébins est « très néfaste et très triste. En jouant de ce ressort, la France nie une histoire longue » (AFP/Lousia Gouliamaki)

Le 27 avril 1926, onze Marocains qui ont embarqué clandestinement sur le Sidi-Ferruch, à Alger, sont découverts asphyxiés dans les ballasts du navire, à son arrivée à Marseille. Ils ne sont pas seuls, des rescapés de la traversée sont retrouvés dans la soute à charbon. D’autres auraient disparu, probablement ensevelis sous des tonnes de combustible, dans les cales du bateau.

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À l’origine du drame, la circulaire du ministre français de l’Intérieur, Camille Chautemps, qui instaure en 1924 un régime d’immigration restrictif pour les travailleurs nord-africains.

Pour se rendre en France, ces derniers doivent présenter un certificat médical, une carte d’identité et un certificat d’engagement auprès de l’Office de placement, chargé de leur recrutement.

Plus tard, d’autres mesures, notamment pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie (1954-1962), restreignent davantage les déplacements.

En 1974, la France met fin au regroupement familial et limite de plus en plus les arrivées des populations du Maghreb sur son territoire.

Le durcissement des conditions de circulation entre la France et les pays d’Afrique du Nord a connu un nouveau pic en septembre dernier, avec la limitation du nombre de visas qui leur sont accordés.

Emmanuel Blanchard, historien, professeur à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, auteur d’une Histoire de l’immigration algérienne en France, évoque pour MEE cette histoire de contrôle des déplacements entre les deux rives.

Middle East Eye : Vous êtes revenu récemment dans un article sur le drame du Sidi-Ferruch, un navire où avaient péri, en 1926, onze Marocains qui tentaient de rejoindre clandestinement la France. Cette tragédie fait écho aux noyades de milliers de migrants clandestins en Méditerranée actuellement et montre que la France a mis très tôt des entraves à la circulation des personnes entre les deux rives.

Emmanuel Blanchard : Même si les situations divergent, la mort de ces migrants, à des périodes différentes de l’histoire, s’explique en effet par la mise en place de régimes de contrôle migratoire qui entravent la circulation des personnes.

Il y a un siècle, les personnes qui mourraient en mer, à fond de cale, étaient néanmoins beaucoup moins nombreuses. L’une des explications tient au fait que les départs des Algériens vers la France à cette époque étaient relativement libres. Malgré l’existence de quelques contrôles, les Algériens, qui étaient considérés dans le contexte colonial comme des Français, pouvaient circuler entre les deux rives de la Méditerranée.

Même si les situations divergent, la mort de ces migrants, à des périodes différentes de l’histoire, s’explique en effet par la mise en place de régimes de contrôle migratoire qui entravent la circulation des personnes

Ce n’était pas le cas des Marocains. Comme le Maroc n’était pas une colonie mais un protectorat, ses ressortissants n’étaient pas autorisés à entrer en France librement. Certains traversaient alors la frontière pour aller en Algérie, et une fois sur place, ils s’embarquaient clandestinement dans des bateaux en partance pour la France. À cause des conditions désastreuses de survie dans les fonds de cale, où la chaleur était étouffante, des migrants mourraient pendant la traversée.

MEE : La France a fini par imposer les mêmes restrictions aux Algériens. Dix ans après la loi de 1914 qui reconnaissait la liberté de voyage aux « indigènes », les autochtones algériens durant la colonisation, les circulaires Chautemps ont établi un régime de contrôle migratoire entre les départements d’Algérie française et la métropole. À quoi est dû ce durcissement ?

EB : Le régime colonial est un régime de contrôle des déplacements. L’appropriation coloniale passe par « le resserrement » de ceux qui sont appelés les indigènes, sur des territoires délimités d’où ils ne peuvent sortir qu’avec des autorisations.

Ce régime particulièrement dur a toutefois été remis en cause de différentes façons, notamment par les insurrections en Algérie. Sa légitimité a été également affaiblie à la suite de la participation des Algériens et plus généralement des coloniaux à la Première Guerre mondiale.

En 1918, la circulation de l’Algérie vers la France demeure libre mais, très rapidement, la xénophobie monte et la question migratoire est politisée, entraînant des demandes pour que les arrivées sur le territoire national soient soumises à des contrôles sanitaires, par exemple.

« Les colons, veulent instaurer ‘’une propriété sur la main d’œuvre indigène’’ ». » - Emmanuel Blanchard  (AFP)
« Les colons veulent instaurer ‘’une propriété sur la main d’œuvre indigène’’ » – Emmanuel Blanchard (AFP)

La mise en place de ces contrôles va conduire des Algériens à s’y opposer. Des élus musulmans des Délégation financières [sorte de « petit Parlement colonial » à Alger] saisissent le Conseil d’État, qui ne change pas grand-chose à la situation. Plus tard, le Front populaire réinstaure la liberté de circulation. Mais ce sera pour une très courte période.

MEE : Quel rôle ont joué les colons en Algérie dans la mise en place de restrictions au départ des Algériens vers la France ?

EB : Les colons, à travers leurs grands élus (députés, sénateurs), leurs maires et les milieux patronaux (chambres de commerce) veulent instaurer « une propriété sur la main d’œuvre indigène ».

Même s’ils considèrent avec un grand mépris ces travailleurs, qualifiés de peu productifs, ils veulent se les accaparer pour des salaires de misère et font tout pour les empêcher d’aller chercher de meilleurs salaires en métropole.

MEE : Après la Seconde Guerre mondiale, la France, qui a besoin de se reconstruire, autorise les Algériens à se rendre plus nombreux en France. Mais cela a-t-il abouti à la levée de l’ensemble des restrictions de voyage ?

EB : Après cette guerre, les Algériens acquièrent de nouveaux droits de citoyens, dont la liberté de voyager et de s’installer en métropole. Il faut savoir, toutefois, que ce n’est pas le patronat français qui a souhaité leur venue, car il avait à cette période d’autres réservoirs de main d’œuvre.

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Ce régime de liberté de circulation s’explique par la défense du régime colonial. En effet, après 1945, pour se construire une légitimité, la présence française en Algérie passe par la reconnaissance de nouveaux droits aux Algériens qui sont des Français sur le plan de la nationalité mais demeurent des « citoyens de seconde zone ».

La liberté de circulation se maintiendra jusqu’au début de la guerre d’indépendance de l’Algérie, où un certain nombre de mesures d’exception liées à la situation de belligérance vont introduire de nouveaux contrôles entre les deux rives de la Méditerranée.

MEE : Quel genre de contrôles ?

EB : Il faut obtenir une autorisation de passage, avoir une carte d’identité normalisée. Il ne s’agit pas tant d’empêcher la circulation que d’imposer les enregistrements des passages.

MEE : Les accords d’Évian qui ont scellé en 1962 l’indépendance de l’Algérie prévoyaient la liberté de circulation des personnes entre la France et l’Algérie. Mais ils ont été peu respectés. Pourquoi ?

EB :  Les accords d’Évian ont garanti la liberté de circulation car à cette époque-là, les Français pensaient qu’une grande partie des pieds-noirs [Français installés en Algérie pendant la colonisation] allaient rester en Algérie et qu’il fallait donc leur donner la possibilité de se déplacer d’une rive à l’autre de la Méditerranée.

Les accords d’Évian ont garanti la liberté de circulation car à cette époque-là, les Français pensaient qu’une grande partie des pieds-noirs allaient rester en Algérie et qu’il fallait donc leur donner la possibilité de se déplacer d’une rive à l’autre de la Méditerranée

Le GPRA [Gouvernement provisoire de la République algérienne] voulait aussi garantir la liberté de circulation pour les Algériens immigrés en France.

Mais dès 1963, la France et l’Algérie vont périodiquement renégocier les règles de circulation jusqu’à la suspension en 1974 de l’arrivée des travailleurs immigrés et de leurs familles sur le sol français [le président de l’époque, Valéry Giscard d’Estaing, avait pris cette décision pour résorber la crise du chômage provoquée par le choc pétrolier. Une année plus tôt, l’Algérie avait elle-même interrompu l’immigration vers la France à la suite d’un meurtre raciste à Marseille].

La question pied-noir s’étant soldée par un exode massif, la France a voulu limiter l’immigration de l’Algérie vers la France à celle qui était strictement nécessaire à l’économie.

MEE : La limitation des départs de l’Algérie vers la France a connu un durcissement récemment avec la décision du gouvernement français en septembre dernier de réduire de moitié le nombre de visas accordés aux Algériens. Que vous inspire cette mesure ?

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EB : C’est une décision très néfaste et très triste. En jouant de ce ressort, la France nie une histoire longue, qui est certes dramatique à cause de la colonisation mais qui a imbriqué les sociétés algérienne et française.

Il faut savoir par ailleurs que depuis des années, les gouvernements algériens répriment l’émigration dite illégale de la jeunesse car ces départs sont le symbole d’un échec politique et économique. Pendant le hirak [vaste mouvement populaire qui a conduit à la démission du président Abdelaziz Bouteflika en 2019], beaucoup de jeunes avaient d’ailleurs renoncé à quitter le pays, estimant qu’un nouvel avenir allait s’ouvrir sur place. Depuis, la répression du régime a conduit au regain des départs clandestins.

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