INTERVIEW – Maâti Monjib : « Le régime marocain s’est spécialisé dans l’affaiblissement des élites »
Campagne de dénigrement dans les médias, arrestations, déploiement en masse des forces de l’ordre : Mohammed VI a décidé d’en finir avec la contestation qui depuis la mort de Mouhcine Fikri, vendeur de poisson écrasé par une benne à ordures il y a sept mois, agite la région du Rif, dans le nord du pays.
Malgré l’arrestation, lundi, du leader du mouvement, Nasser Zefzafi, les protestataires continuent à manifester chaque soir après les tarawih (prières du soir), soutenus par des rassemblements dans plusieurs villes du pays.
Historien de la politique, président de l’association Freedom Now pour la liberté de la presse, auteur de plusieurs ouvrages dont « La Monarchie marocaine et la lutte pour le pouvoir », lui-même poursuivi par la justice de son pays pour son rôle dans le Mouvement du 20 février, Maâti Monjib explique que ce mouvement surnommé hirak (mouvance) est une « condamnation du système partisan manipulé par le Makhzen ».
Et que le Palais, pour gérer une crise qu’il a lui-même provoquée en affaiblissant les médiateurs locaux, se retrouve obligé de mettre la pression sur l’opposition et sur la classe politique.
Middle East Eye : Comme il l’avait laissé entendre, le Palais a arrêté plusieurs militants qu’il considère comme les leaders de la contestation dans le Rif. Ces arrestations marquent-elles un tournant dans le rapport de force entre le mouvement et le roi ?
Maâti Monjib : C’est un tournant, en effet. Le régime s’apprête à utiliser la force, à la fois en diffusant des informations mensongères comme il le fait à la télévision publique en attribuant au mouvement des images de violences dont il n’est pas responsable, et en accusant de manière fallacieuse les leaders de recevoir de l’argent de l’étranger en vue de porter atteinte à l’intégrité du territoire marocain.
Le mouvement, lui, peut s’affaiblir, suite à l’arrestation de ses leaders. Mais la contestation peut aussi se propager à d’autres villes du Rif, et même du Maroc. Comme cela a été le cas dimanche [le 28 mai] dans une quinzaine de villes. Je me trouvais à Rabat où environ 1 500 personnes se sont rassemblées en soutien au mouvement du Rif et pour condamner les arrestations.
MEE : Pourquoi le Palais a-t-il attendu sept mois avant d’intervenir ? Pensait-il qu’avec le temps, le mouvement allait s’essouffler ?
MM : Le roi misait sur le pourrissement et l’enlisement. Le Palais a voulu répondre aux revendications matérielles, comme des équipements sociaux comme un hôpital contre le cancer ou une université – une délégation de sept ministres s’est même déplacée – mais il n’a pas répondu aux revendications politiques pour plus de démocratie et contre la corruption. C’est à partir de ce moment-là que le mouvement s’est radicalisé et que Nasser Zefzafi a utilisé un langage de plus en plus négatif à l’égard du roi, ce qui a déclenché les arrestations.
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MEE : Depuis 2011, jamais le Palais n’avait été confronté à une telle fronde. De quoi est-elle le symbole ?
MM : Cette fronde montre que depuis les élections législatives d’octobre 2016, à l’issue desquelles le Parti de la justice et du développement [PJD, islamistes] était sorti gagnant, le Palais n’a plus de fusible. Abdelilah Benkirane a été désigné pour former un gouvernement. Mais le roi, gêné par la popularité du leader du PJD, l’en a empêché. C’est ainsi que le parti le plus populaire s’est retrouvé marginalisé. Conséquence de cet affaiblissement de la médiation sociale : le mouvement du Rif ne s’est pas adressé au gouvernement mais directement au roi. Il est intéressant de noter que le mouvement était d’ailleurs assez faible tant qu’il y avait encore un espoir que le PJD forme un gouvernement.
Le mouvement hirak est une condamnation du système partisan manipulé par le Makhzen
D’un côté, le PJD n’a pas appelé à la fin des manifestations. De l’autre, le Parti authenticité et modernité [PAM, arrivé deuxième aux législatives, largement soutenu par le roi] n’a pas su empêcher les manifestations, ni même organiser de contre-manifestations. Il n’a pu avoir aucun impact politique car il n’a aucune légitimité, aucun soutien populaire, alors même qu’il est le premier parti du nord du pays. Ilyas el-Omari, secrétaire général du PAM, est président de la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima !
En délégitimant les médiateurs locaux, le régime s’est affaibli. C’est la raison pour laquelle le mouvement hirak est une condamnation du système partisan manipulé par le Makhzen.
MEE : En quoi hirak est-il différent du Mouvement du 20 février ?
MM : Le Mouvement du 20 février est une initiative de la jeunesse et d’une partie de la société marocaine pour plus de démocratie, alors que le hirak a été provoqué par un incident local [la mort du vendeur de poisson Mouhcine Fikri, écrasé par une benne à ordures]. Les premières manifestations demandaient une commission d’enquête transparente.
Le point commun entre le Mouvement du 20 février et le hirak, c’est que tous les deux s’adressent au roi, et pas au gouvernement
Dans une deuxième phase, le mouvement a évolué vers des revendications locales – un hôpital, une université, etc. pour sortir la région de la marginalisation, une région par ailleurs marquée par une très forte identité locale. Dans une troisième phase, les revendications sont devenues nationales, contre la corruption et le despotisme.
Le point commun entre le Mouvement du 20 février et le hirak, c’est que tous les deux s’adressent au roi, et pas au gouvernement.
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MEE : Vous avez également été poursuivi pour « atteinte à la sécurité d’État » : peur d’une menace réelle de division du pays ou simple réflexe autoritaire : qu’est-ce qui se cache derrière ce chef d’inculpation ?
MM : Le pouvoir tient un double langage : il s’adresse à la fois à l’opposition et à la classe politique.
Utiliser des accusations de droit commun (comme les financements de l’étranger), menacer les gens de diffamation est une façon de faire pression sur l’opposition. Car la peur de perdre une réputation est parfois plus forte que celle d’aller en prison.
Le chef d’inculpation comme « atteinte à la sécurité de l’État » vise davantage la classe politique. À partir de 2013, le roi a décidé de se venger en affaiblissant et en délégitimant ceux qui avaient soutenu le mouvement du 20 février. C’est une façon de siffler la fin de la récréation.
MME : Le parcours de Nasser Zefzafi ressemble beaucoup à celui du leader du mouvement des chômeurs en Algérie, Tahar Belabbès, très médiatisé en 2013. À la fois dans l’émergence du leader, soutenu par les populations locales et dans la façon dont le pouvoir central essaie de s’en débarrasser, en l’accusant, par exemple, de vouloir porter atteinte à l’unité du pays…
MM : Le régime marocain, comme le régime algérien, s’est spécialisé dans l’affaiblissement des élites. Ils soutiennent les notables locaux mais ces derniers, une fois promus, n’ont pas de réelle influence. Ce qui laisse de la place pour laisser émerger des leaders locaux, en particulier lorsque survient une crise.
Au Maroc, cela a aussi été rendu possible par le fait que les forces de l’ordre ont surtout été déployées dans les grandes villes – les petites et les moyennes villes sont moins quadrillées. C’est ce qui s’est passé dans le Rif. Et comme aucun leader national ne peut jouer le rôle de médiateur, c’est le régime qui se retrouve dans un face à face direct avec ces leaders.
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Le rapport de force est bien sûr déséquilibré parce que ces leaders sont facilement isolables – Al Hoceima est une ville d’environ 60 000 habitants – et parce que le régime a les moyens financiers pour satisfaire certaines revendications socio-économiques, comme ce fut le cas en 2012 avec l’augmentation des salaires de la Fonction publique.
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