Maroc : contre la répression du Palais, le Rif promet de manifester tous les soirs
AL HOCEIMA et CASABLANCA, Maroc – « Si le Palais pensait nous faire peur, il s'est trompé. Nous allons continuer à manifester. Et les Marocains d'autres villes [Rabat, Casablanca, Tanger] ont déjà appelé à des rassemblements en solidarité avec le Rif. »
Depuis que le procureur du roi a ordonné vendredi soir l'arrestation de Nasser Zefzafi, le leader de la contestation qui dure depuis sept mois dans le Rif, et de plusieurs autres activistes, des affrontements avec les forces de l'ordre ont éclaté à Al Hoceima et dans plusieurs villes alentour.
Le bras de fer entre cette région du nord du pays et le Palais n’est pas près de se terminer : ce dimanche, les activistes d'Al Hoceima ont appelé à une marche après les tarawih (prières du soir) « pour exiger la libération des détenus » qui se dirigera vers le siège de la police.
« Le procureur général a refusé de nous donner le nombre exact des détenus. Pour le moment, on a 37 noms »
-Mohamed Heddach, avocat
Vingt personnes, dont plusieurs militants connus du hirak (mouvance, nom donné à la contestation) qui rendaient compte au quotidien des activités du mouvement sur les réseaux sociaux, ont été arrêtées ces dernières 48 heures, selon le procureur de la ville. Selon les militants, il y aurait eu beaucoup plus d’arrestations.
« Le procureur général a refusé de nous donner le nombre exact des détenus. Pour le moment, on a 37 noms. Les détenus seront déférés demain devant le tribunal de première instance, un mineur est déféré en ce moment à Al Hoceima » précise l'avocat Mohamed Heddach à Middle East Eye qui ajoute que « les avocats n’ont pas pu rencontrer les détenus ».
Les détenus auraient été divisés en trois groupes. Un groupe sera donc déféré devant le tribunal de première instance, un autre devant la cour d’appel d'Al Hoceima, et le dernier, de quinze personnes dont Mohamed Mejaoui et Mohamed Jelloul (deux activistes de gauche) a été transféré à Casablanca.
Atteinte à l’intégrité du royaume et outrage aux symboles de l’État
Selon le communiqué du procureur, ces personnes sont soupçonnées « d'avoir bénéficié d'aides financière et logistique de l'étranger, destinées à mener une propagande de nature à porter atteinte à l'intégrité du royaume, ainsi qu'à ébranler la fidélité que les citoyens doivent à l'État et aux institutions ». À ce titre, elles risquent un à cinq ans de prison.
Elles sont aussi soupçonnées d'avoir commis un outrage aux symboles du royaume dans des rassemblements publics, et risquent un à cinq ans de prison ainsi que l'interdiction de l'exercice d'un ou de plusieurs des droits civiques et civils.
Pour Souad Cheikhi, élue du PJD, et membre du conseil municipal d'Al Hoceima, ces accusations doivent être « clarifiées ». « Le ministre de l’Intérieur doit clarifier qui ce qu’il entend par ‘’financement étranger’’, et si ces accusations sont vraies, il doit nous dire qu’elle est la partie étrangère qui finance les manifestants. Il faut savoir que la majorité des Rifains survivent grâce aux aides de leurs proches en Europe. Est-ce qu’il parle de ça ? Dans ce cas, il faudrait arrêter une grande partie d'entre eux ! »
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La police est déjà intervenue en force samedi soir à Al Hoceima pour empêcher toute manifestation d'ampleur en soutien à Nasser Zefzafi.
Juste après les tarawih, des groupes de jeunes ont commencé à occuper les places publiques et les espaces face aux mosquées et ont scandé exigeant « la libération des prisonniers » et « la démilitarisation de la région », scandant aussi « Vive le Rif » ou « Nous sommes tous Zefzafi ».
Les forces de l'ordre sont alors intervenues brutalement pour disperser ces manifestations à coups de matraque et de bombes lacrymogènes.
Des milliers de personnes selon les activistes ont aussi manifesté à Ajdir, Midar, Bni Houdaifa, Targuist, Tamasint, Driouich, Aroui et d’autres villes de la région pour exprimer leur solidarité avec Zefzafi et dénoncer la « répression d’État ».
À Imzouren et Bni Bouayache, les rassemblements ont été dispersés mais les heurts se sont prolongés jusqu’aux premières heures de la matinée de dimanche. « Les affrontements ont continué jusqu’à l’approche de l’heure du sohour, la police a utilisé les canons d’eau », témoigne une source locale d'Imzouren à MEE.
À Al Hoceima, les affrontements n’ont pas duré. « Dans le quartier Tarik Ibn Ziyad, celui de Dehar Masoud, devant le stade municipal, et devant le lycée Imam Malek : à tous ces endroits, les rassemblements ont été violemment réprimés. La police a utilisé des gaz lacrymogènes au moins à deux reprises », rapporte Abderrahim, un habitant d'Al Hoceima.
Les incidents ont duré près d'une heure et ont cessé vers minuit, heure à laquelle les rues sont devenues quasi-désertes « après la décision des manifestants d'arrêter la protestation en raison de la forte répression », témoigne Ashraf Idrissi, un militant d'Al Hoceima à MEE.
Les forces anti-émeutes sont toutefois restées concentrées notamment sur la grande place de la ville, et quelques petits groupes de jeunes se sont disséminés dans l'obscurité des quartiers, surtout dans le quartier Sidi Abed.
Selon les habitants, il y a eu des blessés dans les deux camps mais il est pour l'instant difficile d'obtenir bilan fiable car « la plupart des blessés ont peur d’aller à l’hôpital de peur d’être arrêtés », affirme un habitant.
Les familles de détenus révoient des sit-in devant les commissariats
« La situation est très tendue. La présence sécuritaire reste forte dans toute la ville. On a vécu une nuit violente », témoigne Souad Cheikhi à MEE. « Les manifestants ont essayé de se rassembler dans plusieurs quartiers pour dénoncer les arrestations arbitraires des leaders de la contestation. Les marches se poursuivront dans les jours qui viennent. Ils veulent continuer le combat jusqu'à ce que leurs revendications, légitimes, soient satisfaites ».
Les familles des détenus se sont rassemblées devant les commissariats pour avoir des nouvelles de leurs proches et exiger leur libération. Il est prévu que ces rassemblements se transforment en sit-in. « Les policiers leur ont dit qu’ils ne savaient pas où se trouvaient les détenus et qu’ils n’avaient pas plus d’informations », rapporte une source locale.
« L'État a marginalisé nous a, élus et élites locales, marginalisés dans la médiation et a utilisé d’autres intermédiaires peu crédibles »
-Souad Cheikhi, élue du PJD, et membre du conseil municipal d'Al Hoceima
« L’approche sécuritaire n’est pas une réponse et elle ne va pas calmer la situation. L’État doit dialoguer avec les manifestants. Tout le monde a témoigné du pacifisme du mouvement de protestation à Al Hoceima depuis des mois, donc personne ne croit aux accusations de l’État », poursuit Souad Cheikhi.
« Il doit d’abord libérer les détenus et entamer un processus de dialogue. L’arrestation des leaders de la contestation ne va pas mettre terme au problème. Au contraire, cela ne fait qu'ajouter de l’huile sur le feu. Malheureusement, en tant qu'élus, la situation nous dépasse. L'État a marginalisé nous a, élus et élites locales, marginalisés dans la médiation et a utilisé d’autres intermédiaires peu crédibles. Maintenant elle faut créer d’autres mécanismes dont le dialogue direct. »
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Si la province d'Al Hoceima est le théâtre de manifestations récurrentes depuis la mort fin octobre 2016 d'un vendeur de poisson, broyé accidentellement dans une benne à ordures, la contestation, la contestation menée par un petit groupes d'activistes locaux, a pris au fil des mois une tournure plus sociale et politique, exigeant le développement du Rif.
Mais c'est l'intervention de Nasser Zefzafi, qui défie le Makhzen (le pouvoir royal) depuis des mois par ses harangues enflammées, vendredi matin lors d'un prêche d'un imam dans une mosquée de la ville, qui a fait prendre un nouveau tournant au mouvement.
Selon le procureur local, il est accusé d'avoir « insulté le prédicateur », « prononcé un discours provocateur » et « semé le trouble ».
Un communiqué de l'Association marocaine des droits humains (AMDH) et de l'Observatoire du nord du Maroc pour les droits de l’homme, dénonce d'ailleurs « les imams des mosquées et tous ceux qui ont donné des ordres pour utiliser les lieux de prière comme tribune à la propagande officielle » et rejette la responsabilité des événements sur « l’État, et à travers lui le ministère des Waqfs [affaires religieuses], qui a utilisé la religion pour régler les comptes des manifestants ».
Le communiqué appelle par ailleurs à « la libération immédiate » des détenus à la « levée » du mandat d’arrêt contre Nasser Zefzafi.
Le leader de la contestation a pu échapper à la police et est actuellement en fuite. Dans une dernière vidéo diffusée vendredi, il a appelé à « maintenir le caractère pacifique des marches ». MEE a tenté en vain d'entrer en contact avec lui.
En réponse aux manifestations et aux revendications des contestataires, l'État avait relancé ces dernières semaines tout un catalogue de projets de développement pour la région, érigée en « priorité stratégique », tout en disant vouloir « favoriser la culture du dialogue ».
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