Maroc : pourquoi les manifestations pour Mouhcine Fikri ont réveillé l’esprit du 20 Février
À Nador, Rabat, Casablanca, Agadir, Tétouan, Marrakech ou encore à l’étranger à l’appel de Marocains résidant à Paris ou Bruxelles : ces derniers jours, les manifestations ont débordé d’Al Hoceima, dans le Rif, où Mohcine Fikri, poissonnier, est mort broyé dans une benne à ordures.
À Rabat, 2 000 personnes se sont rassemblées ce dimanche à Bab al-Had, d’où partent généralement les manifestations, pour appeler à la fin de la hogra (l’humiliation, l’arbitraire) et à une réelle enquête sur les circonstances du décès de Fikri.
L’incarcération de huit personnes – au total, onze personnes ont été présentées à un juge d’instruction – et la promesse d’une enquête transparente par les autorités, n’ont pas affaibli la contestation. Alors que s’ouvre ce lundi 7 novembre la 22e Conférence des Nations unies sur le climat (COP22) à Marrakech, les autorités marocaines, traditionnellement attentives à l’image du pays à l’étranger, se font discrètes durant les manifestations et tentent de calmer le jeu.
« Mohcine est mort assassiné et c’est le Makhzen (l’administration) qui est responsable », « le peuple réclame les responsables de la mort du martyr », ont scandé les manifestants à travers le pays.
« C'est l'émotion, plus que la politique, qui a fait sortir les citoyens dans la rue », affirme Abdullah Abaakil, militant du Parti socialiste unifié (PSU) et du mouvement des jeunes du 20 Février. « Je manifeste contre l'abus de pouvoir que nous subissons tous, mais tout particulièrement par solidarité avec les régions du Maroc ‘’inutiles’’ qui le subissent plus encore. Contre le fait de laisser la mafia de la pêche violer les lois pour tomber sur le maillon faible du petit intermédiaire, contre le fait d'enterrer les enquêtes sur tous les abus subis en même temps que leurs victimes. »
Les slogans ont dépassé l’affaire Fikri
Dans les cortèges des manifestations, les slogans ont cependant dépassé l’affaire Fikri. Au-delà de la forte émotion suscitée par sa mort atroce, filmée et diffusée sur les réseaux sociaux, les manifestants portent des revendications plus profondes et réclament la fin de l’impunité, des abus de pouvoir et des comptes au pouvoir.
Ahde, étudiante, militante du mouvement des jeunes du 20 Février et membre du PSU, est une habituée des manifestations. Selon elle, la seule solution pour en finir avec la hogra est l’instauration d’un État de droit, d’une réelle démocratie.
« Les Marocains doivent s'unir pour revendiquer leurs droits, ce qui apparaît clairement aujourd'hui dans les slogans des manifestants, qui sont les slogans du 20 février, ce mouvement qui a réuni les revendications de la gauche. »
Car si les manifestations ont d’abord été spontanées, les militants les plus expérimentés débattent maintenant de la suite à donner à cette mobilisation, qui risque de s’essouffler.
Militants de gauche, défenseurs des droits humains, militants de la cause amazighe, étudiants, ils s’interrogent. Ce mouvement de protestation, s’il n’a pas de revendications précises, est perçu par de nombreux activistes comme un nouveau chapitre de la contestation initiée en février 2011, à bout de souffle depuis 2013.
La continuité des luttes du peuple marocain pour la dignité
Si le mouvement ne manifeste plus, il a toutefois créé un réseau de militants et de sympathisants prêts à se mobiliser, comme lors de l’été 2013 pendant le Danielgate, un mouvement de protestation suite à la grâce royale accordée à un pédophile espagnol.
Et surtout, il a nettement fait reculer la peur. À Rabat, ce dimanche, on pouvait apercevoir une longue banderole « mouvement des jeunes du 20 Février », « L’esprit du Mouvement 20 février est là, toujours vivant », souligne Mohamed Boulaich, ancien membre du PSU et d’Ilal al-Amam (mouvement marxiste-léniniste).
Dans la presse internationale, un parallèle a été établi – à tort – avec la Tunisie, où l’immolation de Mohammed Bouazizi avait déclenché la révolution.
Pourtant, pour beaucoup, ce nouveau mouvement est, comme l'a été le Danielgate, tout simplement une nouvelle étape, une suite logique de la contestation de 2011. « [Ce mouvement de protestation], c’est la continuité des luttes du peuple marocain pour la dignité », souligne Khadija Ryadi, l’ancienne présidente de l’Association marocaine des droits humains (AMDH) et prix des Nations unies pour les droits de l’homme en 2013.
« Ça a commencé en 2011, puis ça a baissé, et là, ça repart. Ça peut continuer ou s’essouffler. Ce sont des petites vagues. C’est un processus qui finira par réaliser ces objectifs : la liberté, la dignité, la justice sociale et la démocratie. »
« Terminer ce que n’a pas terminé le mouvement des jeunes du 20 Février »
Parmi les manifestants ces derniers jours, ont été vus le député de la Fédération de la gauche démocratique (FGD), Omar Balafrej, mais aussi des personnalités peu habituées à ce genre de rassemblement et qui n’avaient pas soutenu la contestation de 2011, comme l’ancien ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des droits de l'homme sous Hassan II, Mohamed Ziane.
De nombreux jeunes Marocains, parfois très éloignés du milieu militant, ont pris part aux manifestations, certains pour la première fois. Hier, à Rabat, les sympathisants de la cause amazighe étaient venus nombreux, munis de drapeaux.
Ilias, ancien camarade de classe de Mohsine Fikri (école primaire) et coordinateur de la commission des étudiants du Rif a tenu à manifester en hommage au « martyr Fikri et à tous les martyrs du peuple marocain ».
Ce militant du mouvement des jeunes du 20 Février espère un réel changement, en particulier dans sa région natale, isolée, marginalisée, où la hogra est « double » : « Nous sommes sortis pour terminer ce que n’a pas terminé le mouvement des jeunes du 20 Février : pour la liberté, la justice sociale, la vraie démocratie. »
Dans le Rif, où le mouvement 20 Février était très présent, les militants ont payé un prix élevé. Plusieurs dizaines de participants ont été détenus à Beni Bouayach ou à Al Hoceima, entre autres.
Les exemples d’enquêtes non abouties ne manquent pas
La mort de Fikri a également remis sur le devant de la scène d’autres affaires similaires. Comme la mort à Al Hoceima en février 2011 de cinq jeunes brûlés dans des circonstances toujours non élucidées, alors que naissait le mouvement. Les exemples d’enquêtes non abouties ne manquent pas.
À Sefrou, un manifestant avait trouvé la mort suite à des violences policières au premier jour des manifestations et aucune réelle enquête n’a eu lieu depuis. Trois ans plus tard, l’enquête sur la violente répression de la manifestation du Danielgate, promise par le gouvernement, n’a toujours pas abouti. Plus récemment, une autre victime de la hogra, Mi Fatiha, une vendeuse de crêpes qui s’est immolée après avoir reçu une gifle alors qu’elle tentait de récupérer sa marchandise confisquée par les autorités, avait ému la toile.
« Les gens, les jeunes surtout, ont en marre de voir se répéter les mêmes scénarios, sans qu'il y ait de véritables enquêtes, sans que soient poursuivis les vrais responsables car on cherche toujours à camoufler les faits, à sortir les responsables des pétrins dans une impunité totale », s’insurge Boulaich. « Il faut instaurer une justice réelle, une suprématie de la loi, il faut traiter les citoyens comme tels, il faut arrêter ces pratiques moyenâgeuses, humiliantes et inhumaines. »
Depuis plusieurs jours, la mort du jeune vendeur de poisson est sur toutes les lèvres et anime un débat au sein de la société sur la nécessité ou pas de manifester.
« Il n’y a que Hassan II qui a su y faire avec eux »
Ceux qui sont hostiles aux manifestations accusent les Rifains d’être des fauteurs de troubles qui instrumentalisent le drame à des fins politiques, et ceux qui les soutiennent d’être des menaces à la stabilité du Maroc, qu’ils perçoivent comme une exception dans la région. Ils suscitent, selon eux, la fitna (division).
C’est l’absence de changement réel et le maintien de l’injustice qui risquent de causer la fitna, rétorquent de nombreux manifestants, convaincus qu’un statu quo est intenable.
« Il n’y a que Hassan II qui a su y faire avec eux », ose un commerçant de Rabat, originaire de la région d’Agadir en faisant référence à la répression féroce à l’encontre des habitants de cette région dans les années 1980.
Dans un taxi, une discussion animée a lieu entre le conducteur et une passagère d'un certain âge, peu convaincue par les promesses de transparence des autorités. « Que voulez-vous de plus ? Onze personnes ont été arrêtées ! » lance-t-il.
Cette peur de la fitna, alimentée par le pouvoir est « un recours à l'intimidation classique, fondé sur un a priori foncièrement raciste à l'égard de nos compatriotes du nord, qui vise à exclure de la communauté tout citoyen en désaccord avec le régime », regrette Abaakil.
« La dernière fois que l'accusation de fitna a été utilisée aussi ouvertement, c'était par les collaborateurs du colonialisme pour discréditer le mouvement national de lutte pour l'indépendance du pays. À la veille du 18 novembre [date de la proclamation de l’indépendance], il est bon de le rappeler. »
« Dans un statut sur Facebook, j'ai dit que si la fitna nous permet, comme c’est le cas en ce moment, d'acheter les sardines à 7 dirhams [0,60 centimes d’euros, son prix a baissé depuis la mort de Mouhcine Fikri], je suis pour toutes les fitna qui rendront la vie moins chère », plaisante Boulaich.
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