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Vincent Eiffling : « Le sentiment de frustration des Iraniens est énorme »

Situation économique, accord sur le nucléaire, aspirations de la société : qu’est-ce qui se joue ce vendredi 19 mai pour l’élection présidentielle iranienne ? Un chercheur spécialiste de l’Iran décrypte la scène politique du pays
Selon le spécialiste Vincent Eiffling, c’est la première fois qu'une élection présidentielle en Iran réserve autant d’incertitudes (AFP)

Un peu plus de 55 millions d’Iraniens votent ce vendredi pour accorder ou non un second mandat au président modéré Hassan Rohani et à sa politique d'ouverture au monde, qui a suscité des espoirs aujourd'hui en partie déçus.

Le bilan d’Hassan Rohani, 68 ans, est contesté par son principal adversaire, le religieux conservateur Ebrahim Raïssi, 56 ans, proche du guide suprême, l'ayatollah Ali Khamenei. 

Élu dès le premier tour en 2013 avec 50,7 % des voix, Hassan Rohani, un modéré allié des réformateurs, brigue un second mandat de quatre ans.

Malgré l'hostilité américaine, l'ambition de Rohani est de poursuivre l'ouverture entamée grâce à la conclusion en juillet 2015 d'un accord nucléaire historique avec les grandes puissances, dont les États-Unis.

Vincent Eiffling, chercheur au Centre d’étude des crises et des conflits internationaux à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, et animateur du blog « Chroniques persanes », explique quels sont les enjeux de cette présidentielle.

Middle East Eye : Hassan Rohani versus Ebrahim Raïssi : le duel entre ces deux favoris, présentés respectivement comme modéré et conservateur, reflète-il la société iranienne ?

Vincent Eiffling : Partiellement seulement, dans la mesure où les Iraniens qui souhaitent voir leur pays évoluer, notamment par une modification des institutions, ne peuvent pas s’exprimer puisqu’ils ne sont pas représentés. Les candidats de l’élection présidentielle sont sélectionnés en amont par le Conseil des gardiens de la révolution.

Les moins de 35 ans représentent plus de 50 % de la société

Ce duel reflète plutôt deux visions très différentes de l’identité étatique. Ebrahim Raïssi représente les conservateurs, favorables à l’orthodoxie idéologique du régime. Hassan Rohani représente ceux qu’on appelle « les modérés » qui partent du constat que la société a évolué, le contexte international aussi, que l’économie ne va pas bien. Ce sont des pragmatiques qui estiment que la ligne politique de l’Iran n’est plus adaptée et qui veulent aller vers l’ouverture de l’économie et l’assouplissement de certaines règles sociales.

Les moins de 35 ans représentent plus de 50 % de la société. Les modérés sont conscients du fait que si le régime veut survivre, la bonne santé économique doit s’accompagner de la paix sociale. 

Photo : Le candidat des conservateurs, Ebrahim Raïssi, potentiel prochain guide suprême (AFP)

MEE : On pourrait croire que sa politique pour sortir l’Iran de l’isolement serait un sérieux atout pour Rohani. Or selon un sondage de l’Université du Maryland, il aurait perdu la moitié de ses soutiens. Six Iraniens sur dix considèrent que l’économie va mal en partie à cause de lui, car les retombées de l’accord sur le nucléaire n’ont pas été celles espérées…

VE : Je me trouvais en Iran en juillet 2015, au moment de la signature de l’accord sur le nucléaire iranien et quand je suis parti, j’avais le sentiment que ça ne se passerait pas bien car les Iraniens avaient des aspirations irréalistes ! Tous s’imaginaient que leur vie allait changer du jour au lendemain.

Le climat d’incertitude sur la politique étrangère de Donald Trump en Iran ne rassure ni les investisseurs et ni les banquiers

D’abord parce que la levée des sanctions est progressive : l’accord date de juillet 2015 et la levée des sanctions a débuté en janvier 2016.

Il faut aussi du temps pour que les investisseurs reviennent. Pour ne rien arranger, le climat d’incertitude sur la politique étrangère de Donald Trump en Iran ne rassure ni les investisseurs ni les banquiers.

Enfin, une grande partie de l’économie iranienne est aux mains d’entreprises publiques ou semi-publiques – le secteur privé représentant environ 15 % de l’appareil productif. Ce secteur public est partiellement détenu par des fondations religieuses et les Gardiens de la révolution, or ces derniers sont toujours soumis à des sanctions internationales parce qu’ils sont considérés par certains États comme des sources de financement pour certains groupes terroristes.

Le bilan d’Hassan Rohani (en photo), 68 ans, est contesté par son principal adversaire, le religieux conservateur Ebrahim Raïssi, 56 ans (Reuters)

Les quelques contrats très médiatisés qui ont été conclus concernent essentiellement la production pétrolière, qui est gérée par l’État et donc ne profite pas directement à la classe moyenne.

Hassan Rohani demande aux Iraniens de lui faire confiance arguant que les retombées de l’accord sur le nucléaire se feront sentir d’ici quelques années, il a raison. Mais le sentiment de frustration des Iraniens est énorme.

À LIRE : Trump vs. Iran : trois pierres d’achoppement qui pourraient déclencher une guerre

MEE : En face, Ebrahim Raïssi a d’ailleurs joué là-dessus en accusant Rohani d’avoir fait « trop de concessions »… Est-ce que derrière cette élection, se joue l’ouverture de l’Iran ?

VE : Oui, mais promettre, comme Raïssi l’a fait, de réinstaurer les subventions sur un certains nombre de produits de première nécessité, ce n’est pas tenable d’un point de vue économique. Les finances de l’État ne le permettent plus.

Mais Raïssi, même s’il est un mauvais message envoyé aux investisseurs étrangers, pourrait être le prochain guide suprême. On voit donc mal comment il pourrait perdre cette élection car sinon, sa légitimité en tant que guide suprême en serait affectée.

Si Raïssi est élu, ce serait la première fois depuis longtemps qu’un président serait à la fois un religieux et un conservateur

MEE : Rohani a déjà prévenu qu’il ne se laisserait pas faire s’il y avait une violation des lois électorales. Est-ce qu’en Iran, la fraude fait partie du processus électoral ?

VE : Le seul cas de fraude avéré remonte à 2009, quand Mahmoud Ahmadinejad a été élu au premier tour avec 62 % des voix.

C’est la première fois que l’élection réserve autant d’incertitudes. Cette année, le résultat va être très serré : les sondages donnent un peu plus de 40 % des voix pour Rohani, et plus de 50 % pour Raïssi et Ghalibaf, le maire de Téhéran qui s’est retiré de la course lundi. Les conservateurs ne sont pas en position de force mais ils pourraient sérieusement rivaliser avec Hassan Rohani.

Si Raïssi est élu, ce serait la première fois depuis longtemps qu’un président serait à la fois un religieux et un conservateur.

À LIRE : Est-ce que l’Iran aura son premier président conservateur depuis 1989 ?

MEE : De quoi ont envie les Iraniens aujourd’hui ?

VE : D’un emploi ! Le chômage touche 12 % de la population et 30 % des 15-25 ans.

Les deux camps, s’ils sont d’accord pour dire que l’économie ne va pas bien, ont une vision différente des moyens à employer pour redresser la situation. Les modérés pensent qu’il faut intensifier les échanges avec l’Occident, les conservateurs, que la levée des sanctions est suffisante.

On pourrait penser que la jeunesse souhaite plus d’ouverture, mais une partie de cette jeunesse vit dans la crainte que cette ouverture n’entraîne une spoliation des ressources par les puissances étrangères comme cela a été le cas aux XIXe et XXe siècles.

MEE : Au cours de la campagne, on a aussi vu Ahmadinejad, l’ancien président, annoncer sa candidature en sachant qu’elle ne serait pas validée. Et cette semaine, presque à la dernière minute, deux candidats, le maire de Téhéran et le premier vice-président, se sont retirés de la course. Est-ce que ces rebondissements sont des signes du dynamisme de la vie politique iranienne ?

VE : C’est vrai, la vie politique iranienne est dynamique. C’est un système politique avec une idéologie officielle, mais le guide suprême laisse une marge de manœuvre importante – dans le cadre des bornes qu’il a lui-même fixées – pour le débat et toutes les questions, de l’économie à la société, peuvent être abordées, à l’exception bien entendu d’une remise en cause des fondements du régime.

Photo : En avril dernier, l’ex-président conservateur Mahmoud Ahmadinejad s’est porté candidat à la présidentielle (AFP)

Après, le fait que les candidats se retirent en cours de campagne est quelque chose de fréquent en Iran. Dans le cadre du premier vice-président, Eshaq Jahangiri, il a tout de même porté le message et le bilan de Hassan Rohani. Chez les conservateurs, c’était moins clair. Ghalibaf, un vieux briscard de la politique, semblait vraiment avoir envie d’y aller. Pour qu’il se retire ainsi, il y a probablement eu des tractations afin qu’il occupe une place importante dans le prochain gouvernement.

MEE : Quand le guide suprême, Ali Khamenei, appelle les Iraniens à voter pour contrer « les ennemis », quel est son message ? Quel est son poids dans la campagne ?

VE : Comme le régime iranien est très opaque, il est très difficile de quantifier son pouvoir. Mais via son réseau, son influence, il peut permettre à un candidat d’émerger, comme ce fut le cas avec Ebrahim Raïssi. Mais c’est un processus informel, qui se passe en coulisses.

Photo : L’ayatollah Ali Khamenei ne doit pas prendre position pour un candidat, mais dans les faits, il peut permettre à un candidat d’émerger (AFP)

Au regard de la Constitution, il est le chef de l’État. Pendant une élection, il est au-dessus de la mêlée et ne prend position pour aucun candidat. Mais ses déclarations très critiques à l’égard de Rohani équivalent à une forme de soutien pour Raïssi, même s’il n’est pas formel.

Enfin, le discours de Khamenei sur « les ennemis » de l’Iran est très important car le taux de participation est un des enjeux importants de cette présidentielle. Il doit être important pour que Khamenei puisse dire que les Iraniens ont voté parce qu’ils se reconnaissent dans les institutions et que donc, le régime est légitime.

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