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Alexandra Schwartzbrod : « Nous n’avons pas le droit de désespérer, sinon le Proche-Orient est foutu »

Troisième polar de son cycle consacré au conflit israélo-palestinien, Les Lumières de Tel-Aviv d’Alexandra Schwartzbrod se projette dans une terrifiante dystopie pas si éloignée, finalement, de la sombre actualité dans la région
Des juifs ultra-orthodoxes se tiennent à côté d’un mur de béton séparant le quartier juif de Gilo à Jérusalem-Est de Beit Jala, le 18 février 2001 (AFP)

« Ils étaient donc bien à égalité tous autant qu’ils étaient, laïques et religieux, juifs et arabes, au moins dans la souffrance. »

Il ne s’agit pas d’une profession de foi pêchant par trop de naïveté, mais plutôt du passage d’un thriller où un juif orthodoxe saute à la perche pour fuir son monde. Où un Merkava (char de combat israélien) conduit par une Amazone palestinienne bouffe le sable du khamsin (vent brûlant venu du désert d’Égypte). Où un Premier ministre extrémiste et fou furieux amateur de (très) jeunes filles commande les plus redoutables robots tueurs de la planète. Où une libraire stambouliote tente de sauver les deux derniers Palestiniens de Palestine. Où un ex-flic arabe d’Israël recherche son grand amour au prix des plus grands dangers.

Les Lumières de Tel-Aviv (paru en mars 2020), de l’écrivaine et journaliste française Alexandra Schwartzbrod, nous plonge dans une haletante course-poursuite contre la montre, mais aussi contre la folie des hommes dans un monde qui a basculé dans l’intolérance et les diktats populistes.

Ancienne correspondante en Israël, directrice-adjointe de Libération, lauréate du Prix SNCF du polar en 2003 pour Balagan et Grand prix de littérature policière en 2010 pour Adieu Jérusalem (deux romans qui composent, avec Les Lumières de Tel-Aviv, un cycle consacré à Israël), Alexandra Schwartzbrod aborde dans cette dystopie audacieuse aussi bien les dérives totalitaires des fous de Dieu que le courage de celles et ceux qui s’y opposent.

Leur théâtre : un « Grand Israël » dirigé par des ultrareligieux, épaulés par des nationalistes russes, qui fait la guerre aux « résistants », juifs et Arabes, dans un Tel-Aviv rêvant d’une société utopique.

Que se passe-t-il quand les frontières provoquent des déchirements au sein même d’une intime conviction ? Comment faire face à la folie meurtrière érigée en mode de gouvernance ?

Ce roman pose autant de questions à fleur de peau qui interrogent notre monde actuel et ses maladies chroniques.

L’écrivaine et journaliste Alexandra Schwartzbrod (Paolo Bevilacqua)
L’écrivaine et journaliste Alexandra Schwartzbrod (Paolo Bevilacqua)

Middle East Eye : La prise de pouvoir par les religieux en Israël, l’annexion de la Cisjordanie, la montée de l’extrême droite en Europe et des nationalistes russes, les bouleversements climatiques dus au réchauffement de la planète : êtes-vous rattrapée par les événements ou la dystopie est-elle devenue un art difficile dans notre monde ? Faut-il, sinon, « exagérer » la catastrophe pour la conjurer ?

Alexandra Schwartzbrod : Il y a cinq ou six ans, quand j’ai commencé à travailler sur ce roman, le scénario d’un Israël coupé en deux, entre d’un côté ultra-orthodoxes et nationalistes russes à Jérusalem, de l’autre laïcs de gauche juifs et arabes à Tel Aviv, me semblait relever de la science-fiction mais paraissait plausible dans un avenir lointain.

Pour moi, c’était malheureusement le chemin qu’Israël était susceptible de prendre si le pays continuait à être dirigé par des hommes comme Benyamin Netanyahou ou Avigdor Liberman [ancien ministre des Affaires étrangères puis de la Défense, un nationaliste russe proche de l’extrême droite] et c’est ce que je voulais montrer en exagérant sciemment la catastrophe pour mieux la conjurer.

Plus j’avançais dans l’écriture et dans le temps, plus mon scénario devenait possible avec la « trumpisation » de la question israélo-palestinienne

Et puis, plus j’avançais dans l’écriture et dans le temps, plus mon scénario devenait possible avec la « trumpisation » de la question israélo-palestinienne (déménagement de l’ambassade américaine à Jérusalem, loi sur l’« État-nation juif », projet d’annexion d’une partie de la Cisjordanie…)

Je n’aurais jamais imaginé que mon roman sortirait quelques mois avant que Netanyahou envisage d’annexer une partie de la Cisjordanie.

MEE : De votre écriture se dégage aussi bien de la colère (face à la situation de conflit éternel dans la région) que de l’attachement à cette terre, à ses habitants aussi. Est-ce que la correspondante de Libération de l’époque 2000-2003 en Israël est restée, finalement, là-bas mentalement, émotionnellement ?

AS : Il y a en effet dans ma vie un avant et un après Jérusalem. J’ai l’impression d’avoir appris beaucoup de choses là-bas, sur mon métier, sur la vie, la mort, l’injustice. 

Rien ne me lie à cette région et pourtant, en effet, je me suis immédiatement sentie là où j’avais toujours eu envie d’être, là-bas. Je dis « là-bas » car cela pouvait être aussi bien à Jérusalem qu’à Tel-Aviv, à Beer-Sheva qu’à Jericho, Naplouse ou Ramallah.

Je suis arrivée en poste deux mois avant l’éclatement de la deuxième Intifada. J’ai couvert les pires violences, j’ai eu peur des Israéliens dans les villes palestiniennes sous couvre-feu, j’ai eu peur des attentats palestiniens côté israélien, j’ai partagé toutes les angoisses, les espoirs, les déceptions des Israéliens comme des Palestiniens, j’ai sillonné tout le pays en voiture.

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Je pouvais reconnaître les lieux aux odeurs et à la texture de l’air, j’ai étudié l’arabe et l’hébreu, deux langues très proches que j’ai aimées autant l’une que l’autre, j’ai vu ce pays se déchirer et s’abîmer sous mes yeux et cela m’a bouleversée. Vingt après, je n’arrive toujours pas à comprendre que deux peuples si proches puissent ne pas s’entendre.
  

MEE : Pourquoi avoir introduit cette idée forte des drones tueurs qui deviennent des sortes de suppléants des forces du « Grand Israël » ? 

AS : Pendant longtemps, j’ai été journaliste spécialiste des questions d’armement et de défense, j’ai donc beaucoup étudié les systèmes d’armes que j’ai vu évoluer au fil des années.

Et les drones armés sont sans doute la pire invention qui soit car elle déresponsabilise celui qui tire. On peut tuer en étant assis dans un fauteuil à manger des pop-corn, ou presque ! Et l’avènement des drones/robots tueurs paraît d’une logique malheureusement inévitable. J’ai voulu montrer ce qui pouvait arriver si ces machines de mort tombaient entre les mains de fous furieux, quels qu’ils soient.

MEE : Dans vos autres thrillers, Adieu Jérusalem et Balagan, vous imaginiez des tournants étonnants de l’histoire. Êtes-vous désespérée de la réalité ou bien voulez-vous forcer de nouvelles issues au destin de cette terre en conflit ?  

AS : Ce roman montre que justement je refuse de céder au désespoir. Mieux même, je considère que je n’ai pas le droit, que nous n’avons pas le droit de désespérer, sinon le Proche-Orient est foutu.

J’ai voulu imaginer qu’une autre façon de vivre était possible entre Israéliens et Palestiniens et cela m’a fait du bien. Les romans de science-fiction sont souvent apocalyptiques, j’ai voulu en écrire un qui offre une lueur d’espoir.

 Les drones armés sont sans doute la pire invention qui soit car elle déresponsabilise celui qui tire

MEE : Le personnage d’Éli Bishara, l’ex-commissaire arabe d’Israël, est très marquant : il y a une tension forte dans sa relation à son pays, nous avons l’impression qu’il ne sait plus où est sa place face à la radicalisation de tous les bords. Est-ce le cas de beaucoup d’Israéliens aujourd’hui ?

AS : Oui, le personnage d’Éli Bishara est très important, c’est mon « fil rouge » depuis mon premier polar, Balagan, en 2003. Il est important et intéressant car il n’est pas qu’Israélien, il est Arabe israélien, ou Palestinien d’Israël comme on appelle ces Palestiniens qui, en 1948 [lors de la Nakba], sont restés vivre en Israël.

Il porte donc les deux identités et cela m’a toujours fascinée. Comment, quand on connaît la détestation ou au moins la méfiance que se vouent ces deux peuples, vit-on le fait d’être à la fois Palestinien et Israélien ?

Cet homme porte donc en lui l’amour et la haine, il se sent profondément israélien mais les Palestiniens sont ses frères. Il est perpétuellement tiraillé entre les deux et c’est cet entre-deux qu’il est passionnant de raconter.
 

MEE : Vous ne détaillez pas trop la déportation massive des Palestiniens : l’impression donnée est celle d’une catastrophe si immense qu’elle devient indescriptible, une Nakba-bis. Est-ce le cas ?

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AS : Oui, bien sûr, je ne peux pas concevoir la déportation massive des Palestiniens dans les pays environnants, c’est bien pour ça que je l’ai esquissée mais pas racontée.

Moussa et Malika représentent ce qu’il reste des Palestiniens, un garçon et une fille vivant à l’état sauvage, ils sont jeunes, ils ne savent pas ce qui existe au-delà des grottes de Bethléem et quand ils y sont confrontés, ils sont à la fois surpris, fascinés, effrayés, ils ne comprennent pas pourquoi eux, nés sur cette terre, sont condamnés à vivre comme des animaux.

MEE : Vos personnages clés veulent traverser le « mur » qui sépare Israël en deux entités : mais eux-mêmes semblent traverser des frontières intimes. Est-ce cela votre vœu, que les habitants de cette terre dépassent leurs propres frontières pour aller vers l’autre ?

AS : C’est aussi ce que j’ai voulu raconter par ce roman, la multiplication des murs, géographiques, politiques mais aussi mentaux. On se méfie de plus en plus de l’autre, de celui qui est différent.

On veut ériger des murs au sein même d’une société, entre communautés laïques ou religieuses, on se replie sur son pré carré, sa famille, son clan, sa communauté. La tragédie des migrants fuyant la guerre et la misère et rejetés par beaucoup est pour moi un traumatisme.
 

MEE : C’est, aussi, une belle et puissante histoire d’amour : est-ce qu’aimer reste possible malgré ce climat charriant haine et guerres interminables ?  

On veut ériger des murs au sein même d’une société, entre communautés laïques ou religieuses, on se replie sur son pré carré, sa famille, son clan, sa communauté 

AS : Bien sûr, l’amour est la seule force qui sauve de tout, même du pire. En tout cas, je veux y croire. Sinon, que reste-t-il ? Il était important pour moi qu’il y ait autant de haine que d’amour dans ce roman, que l’un « rattrape » l’autre.

J’aime les histoires d’amour improbables, qui se moquent des barrières justement, comme celle qui, dans le roman, naît entre une Palestinienne de Gaza et un ancien ultra-orthodoxe. Quant à l’amour entre Éli Bishara et Ana Güler, il a survécu à une épidémie (Adieu Jérusalem), à l’antisémitisme, à la guerre, au communautarisme, il écrase tout le reste.

MEE : Avez-vous eu des échos de lecteurs israéliens ou palestiniens, le roman étant disponible en vente en ligne ? 

AS : Je n’ai pas encore eu d’échos de lecteurs palestiniens mais j’ai eu quelques échos excellents de lecteurs israéliens, heureux des signaux d’espoir envoyés par ce roman.

MEE : La journaliste que vous êtes est révoltée par la situation en Palestine et en Israël, mais l’écrivaine, elle, comment gère-t-elle cette colère, comment dialogue-t-elle avec la journaliste ? 

AS : Oui, la journaliste que je suis est révoltée contre ce conflit qui perdure et la façon dont la communauté internationale a abandonné les Palestiniens.

La journaliste se sent impuissante à force de raconter encore et encore les espoirs brisés, et c’est là où la romancière peut prendre le relais en racontant l’Histoire au travers de destins individuels et en recréant de l’espoir là où, a priori, il n’y en a plus.

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