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Les Palestiniens, désormais troisième force politique d’Israël ?

Malgré les intimidations de la droite au pouvoir, les Palestiniens d’Israël ont envoyé treize députés à la Knesset lors des législatives du 17 septembre. Ils pourraient constituer le plus grand groupe d’opposition du pays, mais avec quel pouvoir réel ? 
Le leader de la Liste unifiée, Ayman Odeh (à gauche), lors d’une réunion à Jérusalem dimanche avec le président israélien pour discuter de qui, de Benyamin Netanyahou ou Benny Gantz, sera chargé de former un nouveau gouvernement (AFP)
Par Marie Niggli à JÉRUSALEM

​​Dimanche, en Israël, tous les yeux étaient tournés vers les députés palestiniens. Les treize membres de la Liste unifiée, qui réunit les partis arabes et communiste, élus au Parlement israélien lors des législatives de mardi dernier, devaient donner leurs recommandations pour le nouveau Premier ministre. Et leur soutien peut faire pencher la balance politique israélienne, dans l’impasse depuis mardi.

Un choix difficile : tout le week-end et jusqu’au dernier moment, les députés palestiniens n’étaient pas d’accord. Allaient-ils soutenir Benny Gantz, dont la liste Bleu Blanc est arrivée en tête avec 33 sièges, pour faire tomber leur ennemi juré, le Premier ministre sortant Benyamin Netanyahou, dont le parti a, lui, remporté 32 sièges ?

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Ou finalement s’abstenir plutôt que de faire gagner un parti formé par trois généraux, dont l’un, Benny Gantz, a fait campagne début 2019 en se vantant d’avoir ramené certaines zones de Gaza « à l’âge de pierre » lors de la guerre de 2014 ?

Après des heures de discussions, la Liste unifiée a finalement recommandé Benny Gantz au président israélien pour former un gouvernement. Avec un bémol toutefois, une première division au sein du groupe arabe : trois députés, du parti Balad, ont eux annoncé qu’ils ne se joignaient pas à ce soutien, estimant que Gantz n’était pas si éloigné de Netanyahou.

« Nous allons écrire l’histoire aujourd’hui : nous allons tout faire pour faire tomber Netanyahou », a cependant tweeté l’une des figures de la Liste unifiée, Ahmed Tibi, quelques minutes avant le rendez-vous avec le président israélien Reuven Rivlin.

C’est la première fois, depuis 1992, que les partis de la minorité palestinienne d’Israël apportent leur soutien à un candidat. À l’époque, ils avaient porté Yitzhak Rabin au pouvoir, lequel allait signer quelques moins plus tard les accords de paix d’Oslo avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).

Cette fois-ci, les partis à majorité arabe soutiennent Gantz pour renverser Netanyahou, a rappelé Ayman Odeh, la tête de la Liste unifiée, dans une tribune publiée dimanche soir par le New York Times, sans pour autant valider la politique de l’ancien général.

En aucun cas, les députés arabes ne siégeront dans un gouvernement Bleu Blanc qui, selon lui, divergerait trop de leurs intérêts. De toute manière, il est peu probable qu’un poste de ministre leur soit proposé.

Traduction : « Au nom de la Liste unifiée, je recommande que le président israélien choisisse Benny Gantz, chef du parti centriste Bleu Blanc, comme prochain Premier ministre. »

Si leur appui ne permet pas à Gantz de réunir assez de voix pour former une majorité absolue, il l’en rapproche grandement. Ce soutien est en outre d’une grande importance symbolique : désormais, la Liste unifiée compte dans la politique israélienne.

Les Palestiniens d’Israël, descendants de ceux qui ont réussi à rester dans le pays lors de la Nakba, constituant aujourd’hui environ 20 % de la population israélienne, ont désormais leur place dans le jeu politique – du moins dans les tractations post-électorales. 

Mobilisation réussie

Dans le nord, à Nazareth, la plus grande ville palestinienne du pays, les affiches électorales tapissent encore les murs et les panneaux publicitaires. Plus qu’un programme, les messages sont clairs : venez voter. « Un million de voix arabes. Nous sommes une force », affirme l’un des slogans.

Pendant des semaines, Fadi Zoabi a multiplié les réunions, les démarchages, les discussions sur les réseaux sociaux et dans la rue, « même le jour des élections », pour amener les gens aux urnes. Et cette fois-ci, ça a marché au-delà même de ses espérances.

« C’était une surprise ! », s’exclame-t-il, un grand sourire aux lèvres, dans le centre-ville bruyant de la cité millénaire où se pressent les touristes. 

Une citoyenne palestinienne d’Israël vote dans le nord d’Israël le 9 avril lors de la première élection générale de cette année (AFP)
Une citoyenne palestinienne d’Israël vote dans le nord d’Israël le 9 avril lors de la première élection générale de cette année (AFP)

Mardi dernier, défiant tous les pronostics, environ 60 % des Palestiniens d’Israël ont glissé un bulletin dans l’urne. « On a même convaincu des gens qui boycottaient », sourit le jeune militant de 21 ans, qui est tombé dans la politique dès son plus jeune âge.

C’était la seconde fois qu’Israël votait en un peu plus de cinq mois. En avril, le Premier ministre sortant, Benyamin Netanyahou, n’avait pas réussi à former une coalition : il avait alors préféré appeler à de nouvelles élections plutôt que de céder sa place.

« Les Palestiniens ont répondu présents », explique Fadi, contrairement à avril dernier, où moins de 50 % d’entre eux avaient voté.

Pourtant, depuis des mois, Netanyahou a tout tenté pour les dissuader de glisser un bulletin dans l’urne.

Mesures d’intimidation

Dès le 9 avril, la journée de vote était émaillée d’un scandale : des membres du Likoud chargés de surveiller les bureaux de vote avaient caché des caméras sur eux dans les localités palestiniennes. Une opération menée par un proche de Netanyahou, lié au lobby des colonies illégales en Cisjordanie occupée, qui était finalement mise en échec.

« Les intimidations de Netanyahou étaient effrayantes, les gens sont allés voter pour défendre leurs droits. Les gens, en outre, détestent les divisions, ils ont voté pour soutenir cette unité »

- Alif Sabbagh, analyste et militant

Netanyahou a toutefois poursuivi sur sa lancée et tenté de faire passer une loi pour rendre les caméras légales aux élections du 17 septembre, au nom de la transparence et de « la lutte contre la fraude ». En réalité, les élus, ONG et citoyens arabes dénoncent une volonté d’intimider les Palestiniens pour les dissuader d’aller voter, tout en les stigmatisant comme de potentiels « fraudeurs ».

Si le projet du Premier ministre a échoué, les discours discriminants ont continué en coulisse et ouvertement.

Comme ce message automatique envoyé sur Facebook, qui vaudra à Benyamin Netanyahou la suspension de certaines activités sur son compte : « Les Arabes veulent nous anéantir tous ».

Le chef du gouvernement plaide l’erreur d’un subalterne, mais le 17 septembre, jour du vote, il va même jusqu’à interpeller ses électeurs avec un mégaphone, juste devant les toilettes publiques de la gare centrale de Jérusalem, afin de les mettre en garde contre le « vote massif des Arabes ».

Un rappel de 2015, où il avait déjà appelé les Israéliens de droite à voter pour contrer les Arabes se rendant « en masse » dans les bureaux de vote.

https://www.facebook.com/Netanyahu/videos/1210839222455339/

« Le gouvernement a empêché les gens de voter, alors ils le défient », remarque Said al-Harumi, candidat de la Liste unifiée dans le désert du Néguev, dans le sud d’Israël.

Deux jours avant le scrutin, le Likoud, le parti de Netanyahou, avait réussi à faire interdire qu’une ONG israélienne acheminât des bus pour transporter les électeurs arabes de cette région, souvent coupés de tout, vers leurs bureaux de vote.

Pourtant, autour de Said al-Harumi mardi dernier, la foule se pressait pour s’enregistrer. Dans l’air flottait une certaine excitation, même si les regards étaient méfiants : la crainte des caméras avait laissé quelques stigmates.

En avril, seuls 37 % des bédouins de cette région périphérique délaissée avaient glissé leur bulletin dans l’urne.

Jusqu’à aujourd’hui, l’État israélien refuse de reconnaître 35 localités bédouines, où démolitions, manque d’infrastructures et exclusion renforcent le sentiment d’aliénation partagé par beaucoup des quelque 300 000 bédouins du Néguev.

« Les gens se sont portés volontaires, ils ont trouvé des voitures pour amener les électeurs », explique Said al-Haruni. Certaines femmes « sont venues des villages non reconnus pour voter, à 60, 70 km d’ici ! ».

Tête de l’opposition ?

« Deux facteurs ont joué lors de cette élection », décrypte pour MEE l’analyste politique palestinien Alif Sabbagh. « Les intimidations de Netanyahou étaient effrayantes, les gens sont allés voter pour défendre leurs droits », juge-t-il, mais aussi parce que les députés arabes étaient à nouveau réunis en une seule liste. « Les gens, en outre, détestent les divisions, ils ont voté pour soutenir cette unité. »

Malgré le soutien surprise de dimanche soir à Benny Gantz, beaucoup en Israël – le président israélien en premier lieu – préféreraient voir se mettre en place un gouvernement d’union nationale. Depuis lundi, les discussions entre le Likoud et la coalition Bleu Blanc laissent penser qu’un accord est possible. Et dans cette configuration, les députés arabes deviendraient la première force d’opposition.

En cas d’accord entre Netanyahou (à gauche) et son rival Benny Gantz pour la formation d’un gouvernement d’union nationale, la Liste unifiée deviendrait le plus grand groupe d’opposition du pays (AFP)
En cas d’accord entre Netanyahou (à gauche) et son rival Benny Gantz pour la formation d’un gouvernement d’union nationale, la Liste unifiée deviendrait le plus grand groupe d’opposition du pays (AFP)

Serait-il alors possible qu’Ayman Odeh, le dirigeant de la Liste unifiée, prenne la tête de l’opposition ?

Fadi n’ose pas en rêver : « Quand un président ou un Premier ministre étranger viendrait en Israël, il serait obligé de rencontrer Ayman Odeh, s’il était le président de l’opposition. Ayman Odeh recevrait aussi chaque mois un briefing de la part des services de sécurité », du jamais vu dans l’État d’Israël, qui continue à percevoir les Palestiniens de l’intérieur comme des ennemis infiltrés.

« Cela permettrait de faire monter les voix de notre minorité, qu’elles soient entendues dans le monde entier », se réjouit-il.

Pas si vite, rétorque Alif Sabbagh. Ayman Odeh « est le président de la plus grosse faction de l’opposition. Mais ça ne veut pas dire qu’il va devenir le président de l’opposition. L’opposition peut voter pour quelqu’un d’autre qu’Ayman Odeh pour en prendre la tête, le droit le leur permet ».

« Et quand bien même il serait président de l’opposition, que pourrait-il faire ? », poursuit l’analyste. « Le Premier ministre peut tout à faire dire : ‘’Je ne peux pas donner de briefings sécuritaires au chef de l’opposition parce qu’il est arabe.’’ Il peut invoquer des raisons sécuritaires pour ne pas l’informer. »

Alif Sabbagh, qui milite pour le boycott des élections israéliennes, estime que la campagne pour inciter les Palestiniens d’Israël à voter a été plus agressive cette fois-ci. « Ils ont utilisé les religieux » pour convaincre les gens de se rendre aux urnes, « ils ont dit des mensonges comme : ‘’Si tu ne votes pas, ta voix va au Likoud.’’ »

Reste que « 40 % des gens n’ont pas voté », dont des partisans du boycott « qui refusent toute légitimité à la Knesset », précise-t-il.

Des promesses à tenir

Ceux qui ont glissé un bulletin dans l’urne n’ont pas signé un chèque en blanc : ils attendent des résultats concrets.

« Et quand bien même [Ayman Odeh] serait président de l’opposition, que pourrait-il faire ? Le Premier ministre peut tout à faire dire : ‘’Je ne peux pas donner de briefings sécuritaires au chef de l’opposition parce qu’il est arabe’’ »

- Alif Sabbagh, analyste et militant

Au départ, les députés de la Liste unifiée avaient envoyé une liste de demandes claires à Gantz avant de lui assurer leur soutien.

D’abord, l’annulation des démolitions dans les localités arabes où les permis de construire sont très difficiles à obtenir et où beaucoup de structures sont par conséquent construites illégalement. L’examen de la question des villages arabes non reconnus dans le Néguev figurait aussi en haut de leurs revendications.

Autre demande : l’annulation de la loi dite de l’État-nation, votée l’an dernier, qui inscrit dans le marbre qu’Israël est l’État du peuple juif avant ses autres citoyens. 

Enfin, ils exigeaient la reprise des négociations avec l’Autorité palestinienne et des solutions contre la criminalité en hausse dans les villes arabes israéliennes, où 63 personnes ont été tuées depuis le début de l’année.

Gantz a obtenu leur soutien sans garantir aucune concession pour l’instant. Pas étonnant, pour Alif Sabbagh, qui estime qu’au sein du système israélien, les Palestiniens ne pourront jamais obtenir leurs droits.

« Au niveau des activistes et des leaders, c’est le débat aujourd’hui : est-ce qu’on met la Knesset avant tout ou on place le projet national des Palestiniens de l’intérieur d’abord ? », résume-t-il. « Nous, on dit qu’on doit avoir une organisation qui défend les droits nationaux avant tout. » Hors du système israélien donc.

Alif Sabbagh réclame plus d’indépendance pour les Palestiniens, qui devraient pouvoir décider « de [leurs] plans de construction, de l’avenir de [leurs] villes, etc. ».

Dans le centre d’Israël, à Kafr Qassem, flottent encore également les affiches électorales de la Liste unifiée. Ici, contrairement à d’autres villes palestiniennes, une partie des habitants votaient dans le passé pour des partis sionistes plutôt à gauche de l’échiquier politique israélien (travaillistes et Meretz).

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En avril, le Meretz, qui défend la fin de l’occupation israélienne et l’instauration d’un État palestinien ayant Jérusalem-Est comme capitale, a obtenu près de 40 % des voix. Mais cette fois-ci, le parti a plongé, au profit de la Liste unifiée.  

« Je pensais qu’il fallait qu’on fasse partie d’un gouvernement pour avoir voix au chapitre », justifie ainsi Samir Farij, qui a longtemps soutenu la gauche israélienne. Mais aux dernières élections, pour la première fois, il a donné sa voix aux députés arabes.

Ces derniers « ont reconnu qu’ils n’avaient pas fait assez pour les Palestiniens », poursuit ce fonctionnaire. Alors cette fois-ci, « c’est leur dernière chance. Soit ils travaillent pour nous, soit ils perdront tout la prochaine fois ».

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