Middle East Eye rencontre Jeremy Corbyn : l'interview dans son intégralité
David Hearst, de Middle East Eye, et Peter Oborne, ont eu une conversation avec le leader du Parti travailliste, Jeremy Corbyn. En voici la transcription intégrale.
David Hearst : Voici donc ma première question : si, comme nous l'attendons tous, vous êtes réélu, pensez-vous que la majorité des députés travaillistes respecteront les souhaits des membres du Parti ?
Jeremy Corbyn : J’en suis convaincu. Parce que nous devons reconstruire un Parti uni. Nous devons absolument proposer une alternative crédible à ce gouvernement sur les questions d'égalité et de justice, du logement, de l'éducation et de l'économie. Nous allons nous y atteler et je suis pleinement confiant qu’une fois cette lutte pour le pouvoir terminée viendra le temps du rassemblement. En effet, j'ai fait de mon mieux pour tendre la main à bon nombre de députés travaillistes, même si je sais que beaucoup d'entre eux ont voté contre mes positions lors de la motion présentée à la convention. Ce n’est pas grave – nous allons de l'avant.
DH : La plus grande partie de votre leadership s’est passée à vous battre contre cette vague d'hostilité. Et je me demande comment vous allez vous y prendre pour retourner les gens comme vous le souhaitez...
JC : Eh bien, figurez-vous que je suis quelqu’un de très calme et très généreux, donc tout va bien.
DH : Mais ils ne vont pas changer d’avis comme ça, si ? Vous avez été attaqué avec beaucoup d’acrimonie. Ils s’inspirent de vos politiques et prétendent ensuite les avoir inventées. Ils sont en faut prêts à se ranger derrière n’importe qui, tant que ce n’est pas Jeremy Corbyn. Or, c’est une attitude fondamentalement antidémocratique, n’est-ce pas ?
JC : J'ai été élu à une très large majorité au sein du Parti. Mais, je le reconnais, je jouissais d’un soutien très limité au sein du groupe parlementaire. Et je pense que certains d'entre eux confondent la position du groupe parlementaire avec l’ensemble du Parti. Le groupe parlementaire est très, très important, mais ce n’est pas l’ensemble du Parti travailliste. J’ai fait une politique de la main tendue comme aucun autre chef de file, car j’ai nommé dans mon cabinet fantôme, en septembre dernier, des personnalités très critiques à mon égard.
Certains d'entre eux le sont restés une fois devenus membres du cabinet fantôme. Des ajustements ont été apportés au cabinet fantôme en début d’année, et puis l’on a vu toutes ces démissions en mai. J’en suis profondément navré. J'ai remplacé toutes ces personnes par des députés plus jeunes, de nouveaux députés très travailleurs, et je vais tendre la main à toutes les sensibilités du groupe parlementaire après les élections.
Peter Oborne : L'une des ministres de votre cabinet fantôme [Sarah Champion, une des ministres de l’Intérieur du cabinet fantôme] a fait sensation, en début de semaine, en revenant sur sa démission – espérez-vous en voir d’autres [suivre son exemple] ?
JC : Bien sûr. Sarah m'a contacté pour me dire qu’à la réflexion elle aimerait continuer à faire son travail et je lui ai répondu : à la réflexion, je serais ravi de vous voir continuer. Nous avons donc eu un échange très agréable et c’est tant mieux ; elle va donc reprendre ses fonctions. À mon avis, il y en a un ou deux autres qui se posent la question.
« On m’a suggéré de démissionner. J’ai refusé absolument. Je suis responsable du mandat qui m'a été confié, et je le mènerai jusqu’à son terme – et c’est ce que j’ai fait. Je continue en ce moment même. »
DH : Néanmoins, cette tentative de vous renverser a eu des effets indéniables, en tout cas dans les sondages. Avant, votre Parti était au coude à coude avec les conservateurs dans les sondages. Vous faisiez même mieux. Maintenant, les sondages montrent régulièrement – c’est le cas du dernier sondage de YouGov – que vous avez perdu 2,5 millions d'électeurs au profit des Conservateurs, et votre Parti est en difficulté dans le nord : nombreux sont ceux qui sont passés à UKIP. Comment allez-vous faire, pendant que vous êtes dans l'opposition, pour récupérer ce soutien travailliste ?
JC : Eh bien, tout d'abord, vous avez raison : cette tentative de renversement ne va en rien redorer l’image de notre Parti. Je regrette ce qui s’est passé. J’ai été consterné de la façon dont elle a été menée et qu’elle a été, en permanence, conçue pour causer un maximum de dégâts au Parti. On m’a invité à démissionner. J’ai absolument refusé. J’ai répondu : je suis responsable des gens qui m’ont élu. Je suis responsable du mandat qui m'a été confié. Je vais assumer cette responsabilité, et c’est ce que j’ai fait – et ce que je continue à faire.
Notre façon de tendre la main aux électeurs, c’est de reconnaître que le référendum [sur notre adhésion à l’Union européenne] a produit dans tout le pays des résultats parfaitement contradictoires. Londres a voté massivement pour rester et dans les circonscriptions londoniennes, où les travaillistes sont majoritaires, les gens ont voté massivement pour rester. Je pense que Lambeth, Hackney, Islington et Lewisham étaient les circonscriptions les plus favorables à l’adhésion.
Celles qui ont voté le plus fortement en faveur de partir se trouvent en fait dans des zones du nord-est acquises aux travaillistes – le Sunderland et les vieilles villes minières du Yorkshire. Notre façon de tendre la main c’est de se pencher sur la question de la « Grande-Bretagne des laissés pour compte ». Ces endroits étaient autrefois des villes minières et fières de l’être, des villes industrielles fières de leurs aciéries ; elles les ont perdues, et elles ont aussi perdu leurs mines de charbon et leur secteur industriel, fondamental dans ces régions – et jamais rien n’est venu les remplacer.
Les niveaux de salaires sont beaucoup plus bas dans les régions désindustrialisées et ces emplois [ont été] remplacés par des contrats de travail précaires ou sans garantie d’un quota d’heures minimum. La zone où l’on trouve les plus bas salaires dans l'ensemble du pays c’est maintenant Boston, dans le Lincolnshire. Et c’est là aussi qu’on trouve le plus grand nombre d’électeurs en faveur d‘UKIP. Je pense qu'il faut y voir un lien.
Nous devons tendre la main. Nous devons tendre la main sur les politiques de l'emploi. Nous devons tendre la main sur les investissements en infrastructures et les investissements en développement industriel. Tendre la main avec une banque nationale d'investissement qui acceptera d’investir dans la croissance du secteur de production, comme l’Allemagne le fait depuis 40 ans.
Si vous prenez les années 1970 comme une sorte de tournant en stratégie économique, à l’époque où Reagan aux États-Unis et Thatcher en Grande-Bretagne imposaient leur programme de réduction du rôle de l’État, l'Allemagne s’est lancée dans la direction opposée : elle a investi pour maintenir son industrie manufacturière. Alors que nous avons suivi une trajectoire en faveur des services et au détriment de la production industrielle.
Je ne dis pas que c’est aussi simple que ça mais, en Allemagne, ils ont maintenu un très haut niveau de production industrielle en privilégiant la haute technologie – et je pense que c’est la bonne direction pour nous aussi. Je veux donc tendre la main à ces communautés avec ce message – mais aussi dire tout simplement ceci : UKIP aura beau vous affirmer que la cause de tous vos problèmes ce sont ces quelques Polonais qui ont trouvé un travail quelque part en Grande-Bretagne et cette poignée de Lithuaniens qui travaillent dans le Lancashire, ce n’est pas avec ce genre de préjugé qu’on est prêt de construire une maison, ouvrir une école, recruter un nouveau médecin, etc.
On doit avant tout promouvoir l’investissement dans les communautés. On doit également mettre fin au nivellement par le bas des salaires, rendu possible par l'exploitation abusive de la libre circulation des travailleurs.
C’est bien pour cela que, tout au long de la campagne référendaire, j’ai tant insisté pour [supprimer cette faille] dans la directive sur les travailleurs de l’UE, car cela empêcherait ce nivellement des rémunérations et des accords salariaux en Grande-Bretagne.
Je ne saurais donc être plus ferme sur ce point. Je suis un ancien syndicaliste, et je m’opposais toujours alors aux accords salariaux juridiquement contraignants. Je pense qu'il est temps de revoir tout cela. Ainsi, quand un accord salarial dans le secteur de la construction dit que vous êtes payé X livres de l’heure si vous êtes charpentier en acier, Y livres de l’heure si vous êtes maçon, et Z livres de l’heure si vous êtes plâtrier – ces niveaux doivent devenir les salaires minimum à appliquer dans tout le secteur ; grâce à cela, on empêchera l’arrivée d’une foule de travailleurs sous-payés, exploités eux aussi pour niveler les salaires.
PO : Envisagez-vous l’éventualité d’un second référendum ?
JC : Pas dans l'immédiat. Je pense qu'il faut respecter le résultat, tout désagréable qu’il soit aux yeux de ceux qui voulaient rester. Ce que je crois par contre c’est qu’il faut maintenant se lancer dans de sérieuses négociations avec l'Union européenne et l'Espace économique européen – les deux étant évidemment étroitement liés –, pour définir de quel type d'accès au marché nous allons désormais bénéficier.
J’ai l’impression que le débat au sein du Parti conservateur en ce moment se passe entre ceux qui opteraient pour une adhésion allégée avec l'UE, où la relation avec l'Union européenne se limite à des rapports commerciaux, et ceux qui pencheraient pour une économie basée sur des accords au rabais de type offshore, avec de faibles niveaux d'imposition des entreprises, une réglementation moins contraignante, sans oublier le retour des industries et des services en Grande-Bretagne, nous qui sommes aux frontières de l'Europe – ce qui rendrait les relations très difficiles avec l'Europe, sans réellement améliorer la situation des Britanniques. Je pense donc que c’est là le fond du débat en ce moment.
PO : Vous avez dit : pas de référendum dans l’immédiat. Donc, vous tenez à ...
JC : Eh bien, à un moment donné, quelqu'un pourrait bientôt dire que nous devons avoir un référendum sur la façon dont nous traiterons désormais avec l'Europe. Je pense que nous devons partir du fait qu'un référendum a été organisé, et qu’un débat a eu lieu. Le référendum a donné le résultat que nous savons et le Parlement doit travailler sur cette base. L'idée de lancer une pétition pour demander un nouveau référendum tout de suite n’est pas une bonne idée.
PO: Mais pourquoi pas un autre, par exemple, pour décider des conditions du Brexit ?
JC : Je ne suis pas convaincu.
DH : Beaucoup de gens ont voté par ignorance. Beaucoup ont voté « non » sans savoir ce qu’ils faisaient.
JC : Je pense que nous devons éviter de dire que ces gens ont voté non par ignorance. Nous sommes une démocratie. Les gens ont le droit de vote ; ils y ont droit, et ils exercent ce droit. Il appartient au Parlement d’en tirer les conséquences et d’en tenir compte.
« Je veux mobiliser les gens plutôt que déléguer tout le pouvoir à des groupes de discussion et des technocrates. »
DH : Diriez-vous que nous vivons une période historique, tant sur la scène politique britannique qu’européenne ? Et que les anciennes certitudes, la structure traditionnelle de la politique britannique, sont en train de changer, et que vous faites partie de cette révolution – que vos électeurs en sont eux aussi les acteurs ?
Je pense que le sort du Parti travailliste, en particulier dans le nord-est par exemple, ressemble beaucoup à ce qui est arrivé au Parti communiste français dans le sud de la France : un grand nombre de leurs électeurs votent maintenant pour Front national. Sous le New Labour, la classe ouvrière s’est sentie trahie et les travaillistes les ont laissé tomber.
Vous essayez de retourner cette tendance. Pensez-vous qu’un changement vraiment profond se prépare chez les Blairistes et les Cameronistes situés au centre de la politique britannique, qui, fondamentalement, ont essayé de brimer les gens ?
JC : Je pense que c’est une affaire de pouvoir politique et d'influence. Et le projet du New Labour tenait beaucoup de la Troisième Voie en économie ; la politique étrangère était agressive, et il s’agissait essentiellement de faire passer au secteur marchant un grand nombre de services publics. Je suis en train d’orienter les choses dans une direction très différente en termes de droits humains, vers une politique étrangère basée sur la démocratie plutôt que l’interventionnisme. Et vers une politique économique interventionniste en Grande-Bretagne, afin de promouvoir des emplois de qualité tout en garantissant un niveau décent de services publics.
C’est vrai, on voit dans le monde émerger toute une série de mouvements intéressants. En Grande-Bretagne, un grand nombre de gens rejoignent le Parti travailliste et se mobilisent autour de notre Parti. C’est pourquoi nous avons tant de sympathisants. Ajoutez-y nos adhérents encartés, et ce sont plus de 700 000 personnes engagées en faveur de notre Parti politique. En deux jours, lors des primaires du Parti travailliste, nous avons eu plus de nouveaux adhérents que l'ensemble des membres du Parti conservateur – et ils sont venus s’ajouter aux adhérents déjà inscrits.
Il en est de même aux États-Unis. On peut faire un parallèle entre la campagne autour de Bernie Sanders et la nôtre ici. Nous avons eu des discussions très intéressantes pendant la campagne de Bernie Sanders sur leur façon de faire campagne et sur les thèmes abordés.
Et ainsi, même si Bernie Sanders n’est évidemment pas le candidat démocrate, la plate-forme démocrate reflète une grande partie des arguments mis en avant sur la fiscalité des entreprises et l'évasion fiscale, l'investissement et l'intervention de l’État. Dans un sens, Obama est allé plus loin que la plupart des pays européens en matière d’intervention pendant la période post-crise 2008/9, puisqu'il est intervenu pour donner à l’État, temporairement, le contrôle de larges pans de l'industrie automobile.
Je pense que ce qui se passe aux États-Unis est intéressant. C’est pareil en Europe. Les partis sociaux-démocrates qui se sont engagés dans la voie traditionnelle du marché, façon New Labour et Troisième Voie, comme le PASOK [Parti socialiste grec] sont maintenant des partis pratiquement rayés du paysage et cruellement affaiblis. Les partis qui ont effectivement offert quelque chose de différent, une alternative – en combinant, pour faire simple, les valeurs socialistes traditionalistes et une forme d’intervention économique plus moderne – sont au final ceux qui ont le vent en poupe.
Et d’ailleurs, quand je suis allé à la dernière réunion des partis socialistes européens à Paris, tout le monde me demandait comment nous avons réussi à recruter tant de nombreux membres. Ils pensaient qu’on avait trouvé une application spéciale de recrutement ou quelque chose comme ça. J'ai répondu que, non, ça n’a rien à voir avec des applications. Rien à voir avec je ne sais quelles techniques de recrutement. Cela tient avant tout au message politique que nous faisons passer.
DH : Donc, votre message c’est que vous allez réussir à traduire cette adhésion en voix. Vous ne parlez plus de l’Angleterre du milieu ?
JC : Nous avons à faire campagne d’un bout à l’autre du pays et tendre la main à ce que j'appelle « les laissés pour compte de la Grande-Bretagne ». Parce que c’est la réalité et c’est ainsi que je perçois notre pays. Par conséquent, il faut rendre à ces communautés espoir et détermination, et c'est ce que nous essayons de faire.
PO: Vous acceptez donc notre proposition : nous sommes témoins d’un changement politique fondamental de la politique britannique actuelle, d’un raz de marée structurel ?
JC : Oui. J’en suis convaincu, parce que s’engagent en politique ceux qui n’attendaient plus rien d’elle. Il est très difficile de tout mesurer en termes de contacts personnels, de courriels, cartes postales, et tous ces divers supports. Mais je rencontre un grand nombre de gens – beaucoup ont communiqué avec moi pour me dire : « J’en suis venu à m’intéresser à la politique parce que je constate en ce moment qu’au Parti travailliste vous avez lancé une politique de la main tendue comme personne auparavant. »
Que se passait-il avant en Grande-Bretagne ? La vie politique était toujours fondée sur un contrat comme ceci : le Parti politique a le rôle du fournisseur; les électeurs celui des consommateurs. Disons que, si vous votez pour nous, nous vous fournirons Y. Au lieu de cela, voici ce que je tiens à dire : oui, nous allons essayer de faire tout ce que vous demandez, mais tout est affaire d'autonomisation de l’ensemble des citoyens.
Prenons par exemple nos propositions en politique énergétique. Je ne soutiens pas une nationalisation des six plus gros fournisseurs d'énergie. Je plaide plutôt en faveur d’une production communautaire de l'énergie, sur le modèle allemand en fait. Rien là de révolutionnaire, donc. Il s’agit de mettre en synergie collectivités locales, coopératives et consommateurs, parce que c’est le plus économique, cela permet l’autonomisation durable de l’ensemble des citoyens – et ce n’est pas trop tôt, parce que l’aliénation qu’on constate dans toute l'Europe à cause des grandes entreprises a atteint des niveaux extraordinairement hauts.
PO : Vous n’avez pas vraiment répondu à la question que je vous posais. Ce que je vous ai demandé c’est votre avis sur le New Labour et les conservateurs à la Cameron – les modernisateurs dans chacun des partis. Ils ont élaboré une nouvelle structure en politique, qui a, à bien des égards, parasité le vieux système des partis. Le pouvoir a été transféré des électeurs à des groupes de discussion et des technocrates. Il s’est agi de conquérir le centre. Ce que vous êtes en train de faire au Parti travailliste c’est d’essayer de rendre le pouvoir à la base, c’est bien ça ?
JC : C'est une bonne formulation. Il s’agit de faire naître toute un ensemble d’idées nouvelles et de faire remonter le pouvoir à partir de la base, en particulier des jeunes. À peine la moitié des jeunes se sont inscrits pour voter aux dernières élections – moins de la moitié en fait, 47%, je crois. Or, on relève maintenant une grande augmentation des inscriptions d’électeurs de tous âges. C’est en partie un effet référendum, mais sans doute pas la seule raison. Et de plus en plus de jeunes s’intéressent à la politique et y participent.
Alors, prenez le modèle 2008 d'Obama. Obama n’est pas tombé dans le jeu traditionnel du genre « nous allons mobiliser un nombre X d’électeurs centristes ». En fait, il a élargi l'électorat en augmentant les inscriptions au scrutin et en menant campagne auprès des classes moyennes. En effet, je trouve que notre mode d’inscription sur les listes électorales est très injuste, et qu’il est maintenant possible d'élargir l'électorat. Les lignes sont en train de bouger et cela soulève toutes sortes de questions, mais l’important c’est de mobiliser les gens et leur redonner espoir et confiance. C’est précisément ce que je suis en train de faire.
PO: Estimez-vous qu’un changement structurel dans notre bipartisme soit envisageable à plus ou moins long terme ?
JC : Eh bien, tant que notre système électoral exige de commencer par franchir l’obstacle du premier tour, ma réponse est non – je ne vois pas de changements importants pour bientôt. Mais il y a un grand mais… et je voudrais formuler une forte mise en garde à cet égard. L'histoire politique de la Grande-Bretagne montre que le grand moment du bipartisme se situe en 1951, où 91% des électeurs, environ, votaient pour les travaillistes ou les conservateurs, donc une très forte participation. Un taux de participation à 80%, avec 91% des électeurs s’exprimant en faveur de l’un ou l’autre des deux partis majoritaires. Depuis lors, la proportion des voix obtenues par l’un et l’autre a chuté à 60%.
PO : Sans oublier bien sûr l’effondrement catastrophique du nombre des adhérents, mais vous avez inversé la tendance.
JC : En effet. Tous les partis souffrent d’une diminution des effectifs, et nous avons inversé cette tendance dès que nous avons lancé ce processus l’an dernier. Et je pense qu’on doit nous pardonner d’impliquer en politique un très grand nombre de personnes qui ne l’avaient jamais été auparavant. Ce n’est pas une question de personnes. Je ne suis pas du genre à dicter aux gens ce qu’ils doivent faire.
PO : La lutte interne au Parti travailliste me paraît se passer entre vous-même et vos alliés, qui prônez le retour des idées et de l'énergie en politique, et le modèle Blairiste / Cameron, qui veut abolir la politique, pratiquement, et considérer qu’idées et tactiques politiques ne sont que des moyens de gagner la lutte pour le pouvoir.
JC : Je veux mobiliser les gens plutôt que déléguer tous les pouvoir aux groupes de discussion et technocrates. Mobiliser les gens rend la vie souvent très inconfortable pour beaucoup, mais on ne devrait jamais être à l'aise quand on est au pouvoir.
DH: Quels succès, selon vous, avez-vous obtenus, dans une année pleine d’obstacles ?
JC: D’avoir transformé le Parti pour en faire celui de la contestation de l'orthodoxie économique dite de l'austérité ; d’avoir fait reculer l'État, et réduit le champ de son action. Et je trouve intéressant de voir que tout le monde m’a rejoint maintenant. J’ai été très heureux le jour où l’ [ancien ministre de l’Économie], George Osborne, est finalement monté à bord et a aboli la règle budgétaire. Soyez en remercié, George. Malheureusement, il a été limogé dès le lendemain, mais c’est la vie. Je pense que c’est important.
Deuxièmement, nous avons battu le gouvernement sur un certain nombre de points. Il y a un an, le Parti s’est abstenu sur la réforme de l'aide sociale. Il y a environ un an cette semaine, Harriet Harman disait à notre Parti que nous avons perdu l'élection à cause de l’État providence. Nous ne pouvions pas soutenir l’État providence. Nos positions se sont totalement inversées. Comme je l'ai dit, nous les avons vaincus sur la question des crédits d'impôt sur le travail et nous sommes maintenant résolument pour un État providence renforcé ainsi que davantage de dépenses de prestations sociales et d'invalidité. Donc, le gouvernement a subi une défaite retentissante sur les revendications d'indépendance personnelle, à plus d’un titre. Voilà à mon avis ce que ce que nous avons réussi de plus important.
L’an dernier, pendant ma campagne pour la direction du Parti, je me suis également engagé sur la question de l'Irak. J’ai dit que j’allais m’en occuper dès la sortie du rapport Chilcot et présenter mes plates excuses pour la participation du Parti travailliste à l'invasion de l'Irak. Et c’est ce que j'ai fait.
« Ce qui est arrivé en Irak était extrêmement prévisible. Je ne suis pas un grand devin. »
DH : À propos de l'Irak, Chilcot est l'une des choses qui vous ont vraiment donné raison et j’ai eu l’idée de consulter les archives pour entendre à nouveau votre discours à Hyde Park : il date de 2003 si ma mémoire est bonne, et il n’a pas pris une ride. Ce fut un discours extrêmement impressionnant, et pas seulement pour l’exactitude de vos prévisions.
Et maintenant, qu’allez-vous faire ? Êtes-vous d'accord avec, par exemple, Alex Salmond, qui préconise de demander à Blair des comptes, sur le plan judiciaire ou politique ? Il y a ce sentiment au sein du projet New Labour qu’ils s’en sont tirés à bon compte. Ils n’ont pas eu à payer leurs erreurs ; ils se sont incroyablement enrichis, en toute impunité, et maintenant ils font des conférences dans le monde entier. Soutenez-vous les familles endeuillées, dont les fils sont morts au combat et qui tentent maintenant d’engager la responsabilité personnelle de Blair ? Qu'en est-il de tout ce débat, si important, de la responsabilité politique devant les électeurs ?
JC : Je m’étais intensément impliqué, comme vous le savez, pendant les événements qui nous ont conduits en Irak, à partir de l’Afghanistan, et je vous remercie de vos propos flatteurs sur mon discours à Hyde Park ce jour-là. Mais je suis surpris que, parmi la vingtaine d’autres discours faits ce jour-là, on redécouvre, si je puis dire, celui-ci en particulier.
Mais je ne peux que m’en réjouir. Ce qui est triste c’est que la tournure des événements en Irak était extrêmement prévisible. Je ne suis pas grand devin. Il m’a suffi, comme tout un chacun, de regarder ce qui se passait, et de dire, attendez une minute : si vous fabriquez l’idée que Saddam Hussein encourage le terrorisme partout dans la région, et promeut le fondamentalisme islamique en plus, vous pourrez vous en servir pour justifier votre invasion. Vous allez continuer sur votre lancée et détruire l’état irakien dans la foulée. Et c’est exactement ce qu’a fait l’Occident.
Ensuite, vous désarmez le... Eh bien, vous envoyez l'armée, et tout son arsenal, aux quatre coins du pays. Et alors, comment s’étonner de se retrouver avec un Irak englué dans le chaos et son cortège de vies humaines sacrifiées ? Je trouve donc lamentable et très déprimant d’avoir eu à subir les retombées de tous les autres problèmes de la région. Croyez bien que cela ne me fait pas plaisir d’avoir eu raison mais c’est effectivement ce que beaucoup d'entre nous avions prévu.
Bon, maintenant, l’heure des règlements de comptes a sonnée. Nous avons eu un certain nombre d’enquêtes sur l'Irak – nous avons eu celle du comité restreint, le rapport Butler, et encore quelques autres, et puis finalement est arrivé Chilcot. Et il a mené son enquête avec une grande intelligence, de façon très anglaise.
Je ne sais pas combien de pages vous avez réussi à en lire. Je veux dire, qui ne rechignerait pas à avaler plus d’un demi-million de mots ? C’est très intéressant de voir comment il se présente parce qu’à un certain niveau, il recourt à de nombreux euphémismes et exprime partout des mises en garde. Mais il devient tout à fait clair au fil des pages que la question de la légalité menait à une bien des controverses, et qu’elle n’a pas été présentée correctement au Parlement.
L’idée de briser l'État irakien était un acte politique, tant de la part des États-Unis que de la Grande-Bretagne. Et n’oublions pas que les informations fournies au Parlement par certains étaient coupablement fausses. Or, Chilcot laisse la question en suspens, pour ainsi dire. D’autant plus quand on ajoute les propositions de la CPI (Cour pénale internationale), dont j’ai repris littéralement les propos pour présenter nos excuses : « Ceux qui sont responsables de la guerre en Irak doivent être prêts à assumer leurs responsabilités. »
« Les gens doivent assumer la responsabilité de leurs actes. J'ai rencontré les familles des soldats morts au combat et quand on se trouve devant les proches de quelqu’un qui s’est fait tuer, c’est difficile... Et lorsqu’il devient apparent que cette guerre était fondée sur la désinformation, voire la tromperie... Ce n’est pas facile du tout de s’en remettre pour ces familles. »
DH : Donc, la réponse est oui, vous êtes en faveur de...
JC : C’est inévitable. Les gens doivent assumer leurs responsabilités. J'ai rencontré les familles des soldats qui sont décédés et quand vous rencontrez la famille de quelqu'un qui est mort, c’est très dur. Je rencontre les familles de jeunes qui ont été poignardés à mort. Il leur est très difficile de comprendre que leur fils a perdu la vie par malchance, suite à un acte de violence aveugle.
Quand on s’engage sous les drapeaux, on sait bien sûr qu’on prend des risques. Évidemment. Et puis vous perdez la vie pendant une guerre comme celle d'Irak. Et voilà qu’il devient évident que cette guerre n’avait pas d’autre fondement que désinformation ou tromperie ; qu'elle n’était pas nécessaire ; que ce n'était pas une guerre défensive, mais qu’un fils ou une fille sont morts dans un tel conflit. Comment voulez-vous que les familles parviennent à accepter une chose pareille ? Je passe donc beaucoup de temps, et depuis des années, à parler aux familles des victimes. Ce sont des gens très, très impressionnants. Je pense que la façon dont Reg Keys et Peter Bradley se sont conduits force vraiment le respect.
Ils ne sont pas seuls. Il y en a bien d'autres. Voici ce que je pense : tout simplement, quand on est politicien et qu’on accepte l'idée d’aller larguer des bombes quelque part sur la planète, et que les enfants de quelqu’un d’autre trouvent la mort à cette occasion ; qu’on vote « pour » au Parlement – et qu’on applaudit les bombardements –, on se doit de réfléchir très, très soigneusement avant de voter. Nous-mêmes, en tant que pays, devrons prendre toutes les précautions à ce sujet ; et la conséquence la plus élémentaire qu’on doit en tirer, c’est une loi sur les pouvoirs de déclencher une guerre. Pour que le Parlement soit toujours consulté. Cette décision doit passer par un vote. Et chaque député doit engager sa responsabilité personnelle.
DH : À propos de cette loi sur les pouvoirs de déclencher la guerre… Middle East Eye a fait un travail d’investigation considérable, apportant la preuve de la présence des troupes britanniques en Libye. Aujourd’hui, êtes-vous d’accord pour dire qu’on a délivré une sorte de mandat à géométrie variable, qui a habilité les chasseurs britanniques à bombarder l'Irak et la Syrie et qui, tout à coup, a donné le droit de faire la même chose en Libye ?
JC : C’est évident. Je suis très préoccupé par cette question parce que le Premier ministre – ou plutôt quand David Cameron était Premier ministre, et on imagine facilement que Theresa May serait du même avis – dirait alors que les conventions parlementaires exigent désormais que tout déploiement de troupes britanniques n’est désormais possible que sur mandat parlementaire.
Sauf – et aucun d’eux ne s’est privé de faire valoir cette exception – en cas d’implication des forces spéciales. Pour comprendre l’existence de cette exception, il faut bien sûr remonter bien loin, au Vietnam en 1963, où les États-Unis ont réussi à introduire quelque chose comme 50 000 conseillers auprès du gouvernement sud-vietnamien, avant même que le Congrès ait été seulement invité à voter pour savoir si le pays devait s’impliquer dans la guerre du Vietnam. Je trouve le parallèle sérieusement préoccupant.
Bien sûr que la Grande-Bretagne est impliquée. Soit par le biais de nos forces spéciales en Libye, soit par nos livraisons d'armes à l'Arabie saoudite pour sa guerre au Yémen. Et aussi, effectivement et par le même processus, par la fourniture d'équipements anti-personnel utilisés à Bahreïn par l'Arabie saoudite. C’est pourquoi j’ai la conviction qu’il nous faut une loi sur les pouvoirs de faire la guerre qui soit beaucoup plus difficile à contourner.
Le [député travailliste] Graham Allen a présenté des propositions très intéressantes au sujet d’une loi sur les pouvoirs de guerre. Si nous ne parvenons pas à en discuter et qu’on ne nous donne pas la possibilité de voter là-dessus pendant cette session parlementaire, je suis d’avis de demander au Parlement d’en faire une question parlementaire et de la soumettre au vote. Ensuite, il reviendrait à un futur gouvernement travailliste de l’appliquer. J’en ferais l’une de mes priorités.
PO : Donc, en d'autres termes, vous demandez un changement de doctrine ?
JC : La doctrine doit inclure toute implication militaire, pas les seules forces régulières, parce que l'argument des forces spéciales [permet] toutes les entorses, même les plus injustifiables, à ce principe.
PO : À un certain moment, seriez-vous alors d’accord pour demander de soumettre au vote l'implication militaire britannique en Libye, de quelque nature qu'elle soit ?
JC : Je pense qu’il nous faut une déclaration claire sur la nature de notre implication, et qu’elle soit suivie d’un débat. Absolument.
PO : Et suivie ensuite d’un vote ?
JC : Pourquoi pas ? Déjà parce que j’ai l’impression que notre implication est considérable et qu’elle est régulièrement remise en cause. L'idée d’aller bombarder la Libye en prévision du danger de ce que les forces de Kadhafi allaient faire à Benghazi a été utilisée comme prétexte pour notre intervention militaire. Nous avons ensuite intensément bombardé la Libye. À ce moment-là, un certain nombre d'entre nous a fait remarquer, lors des débats à la Chambre, que si l’on se contente de détruire les structures de l'État libyen (c’est précisément ce qui est arrivé), on se retrouve ensuite avec une nébuleuse de factions en guerre. Et la propagation des armes fournies aux adversaires de Kadhafi s’est ensuite étendue au Mali et à bien d’autres régions. Nous avons donc effectivement organisé un « souk aux armes », dont certaines de relativement faible puissance, mais d’autres néanmoins très puissantes.
« Nous devons revoir l'ensemble de nos relations avec l'Arabie saoudite en matière d’armements ; et revoir notre politique étrangère en Arabie saoudite, car elle s’appuie sur des armes fournies, certes pas exclusivement mais en grande partie, par la Grande-Bretagne. »
PO : Passons maintenant au Yémen. Autre exemple vraiment d'actualité où le ministère des Affaires étrangères – en fait Philip Hammond en tant que ministre des Affaires étrangères – a induit en erreur le Parlement, et ce à plusieurs reprises. N’oublions pas qu’ils ont en quelque sorte admis avoir donné de fausses informations au parlement. Cela suffit-il ?
JC : Non, ça ne me satisfait pas. Pensez donc, [d’anciens et actuels secrétaires d’État aux Affaires étrangères] Hilary Benn et Emily Thornberry, ont tous expliqué, et on ne peut plus clairement, au nom de notre formation parlementaire, que nous fournissons des armes à l'Arabie saoudite et un soutien technique à grande échelle, qui lui servent au Yémen au moment même où je vous parle. Nous disposons de très nombreux éléments de preuve bien documentés à ce sujet. Nous devons revoir l'ensemble de nos relations en matière d'armements avec l'Arabie saoudite et réévaluer la politique étrangère de l'Arabie saoudite, soutenue comme elle l’est par des armes fournies, certes pas exclusivement mais en grande partie, par la Grande-Bretagne ; armes qui servent – comme je l'ai dit plus tôt – autant au Bahreïn qu’au Yémen. Bahreïn a maintenant bénéficié d’une participation saoudienne significative et d’assez longue date pour que le régime en place parvienne à se maintenir.
PO : Vous trouvez satisfaisant de régler la question au moyen d’une simple réponse parlementaire – une réponse parlementaire arrangée par-dessus le marché – pour corriger une série d'erreurs ? Que souhaiteriez-vous ?
JC : Non, je voudrais voir le [ministère de] la Défense, et en particulier le ministère des Affaires étrangères, être convoqués à comparaître devant la Chambre des Communes. Il faudra s’y prendre en septembre et expliquer exactement ce qui se passe là-bas ; je vais d’ailleurs en discuter avec nos équipes chargées des affaires étrangères et de défense.
PO : Quand avez-vous pris des vacances pour la dernière fois, Jeremy ?
JC : Um, pas l’année dernière, mais celle d’avant.
PO : Vous ne prenez jamais de vacances ?
JC : J’en prends, mais de façon occasionnelle seulement. J'ai passé quatre jours à Malte, à Noël, où j’ai été dénoncé pour comportement indolent dans un hôtel pour amateurs de golf. Le terrain n’était en fait qu’un parcours de mini-golf aménagé sur le toit de la cuisine. Je ne joue pas au golf de toute façon, mini ou autre. Et puis nous avions prévu d'aller trois jours dans le sud du Devon, à Pâques. Nous avons fini par n’y rester qu’une journée, pour cause de crise dans le secteur de l'acier. Nous nous sommes donc offerts une journée entière à Exmouth.
PO : Et cet été ?
JC : Non, pas de vacances cet été non plus, sauf peut-être un jour par-ci par-là, mais voilà tout. Remarquez, la plupart des gens ne peuvent pas se permettre un seul jour de congé. La majorité d’entre nous n’a pour toutes vacances que de rester à la maison et les promenades dans le parc, vous voyez ce que je veux dire. Tiens, ça me revient : hier j’ai pris une demi-journée de repos. Je suis allé à Finsbury Park. On a fait un bon moment de jogging et ensuite ce fut petit déjeuner au pub et beaucoup de conversations avec les habitants du coin, qui prenaient une journée de détente avec leurs enfants dans le parc. C'était charmant. Pas très exotique.
PO : Non, non, non, Finsbury Park c’est – bon, on ne va pas s’éterniser là-dessus – tout est affaire de point de vue. Je voudrais seulement clarifier ma réponse précédente. Les familles des victimes de guerre en Irak envisagent d’engager des poursuites privées à l’encontre de Tony Blair, je crois. Qu’en pensez-vous ?
JC : J'en avais entendu parler. En fait, j’en ai discuté avec certains d'entre eux le jour où le rapport Chilcot a été publié. Ce fut une journée difficile pour eux, ce jour de la parution. Je comprends qu'ils préparent un procès en ce sens. Je pense qu'il devrait porter sur l'ensemble du processus de prise de décision. Ce n’est pas la faute d’une seule personne. Le rapport Chilcot a mis en lumière toute une série d’éléments et je pense qu'ils pourraient bien finir par changer le cours de l'histoire dans la façon dont sont prises les grandes décisions politiques dans ce pays. Nous nous éloignons de la toute-puissance de l’exécutif en faveur du pouvoir parlementaire et de la participation populaire. On ne peut que s’en féliciter.
PO : Le problème c’est qu’on ne peut poursuivre un processus en justice.
JC : C’est effectivement impossible ; il faudrait incriminer une personne en particulier. Ils devraient mettre en examen des individus. On ne peut attaquer un processus mais la réalité c’est qu’au bout du compte il va bien falloir mettre en cause le processus lui-même. C’est justement pour cette raison que je ramène cette question à celle d'une loi sur le pouvoir de déclarer la guerre.
« Si nous voulons vivre dans un monde de paix, dans un monde de justice à l’égard des droits de l'homme, alors notre politique étrangère doit donner l’exemple. Voilà ce que je pense. »
DH : Comment allez-vous faire changer ce qui est désormais la politique étrangère britannique, c'est-à-dire une politique fondée sur les ventes d'armes, sur une position par défaut à l’égard du soutien aux dictatures, sur le choix de ne pas tenir compte des droits de l'homme, de continuer à traiter avec [le président égyptien] Sissi, même après le massacre de milliers d’Égyptiens, et de faire comme si tout était normal au Moyen-Orient ? Comment allez-vous vous y prendre pour changer de cap et que répondez-vous aux cyniques qui disent, « Allons, sois réaliste, ce qui est en jeu ce sont des usines qui fournissent cent mille emplois dans le Lancashire »?
JC : C’est tout un processus, qui commence par une sérieuse dénonciation de la situation des droits de l’homme dans les pays concernés. Nous, les Britanniques, sommes extrêmement sélectifs sur les questions relatives aux droits de l'homme. On souscrit bien sûr à la Déclaration universelle, la Convention européenne, et nous avons effectivement le comité de contrôle des exportations d'armes au Parlement, mais on se permet très souvent le deux poids deux mesures en la matière ; par exemple, nous n’avons pas fait grand-chose par rapport à l’Arabie saoudite, et cela ne date pas d’hier. Je suis l'un des rares députés à mettre régulièrement sur le tapis la question de l'Arabie saoudite et des droits de l'homme devant le Parlement, et je fais de même au sujet de l'Indonésie et d’un certain nombre d'autres pays.
Je tiens à souligner tout d'abord avec quel sérieux nous prenons la question des droits de l'homme, et toute l’importance que nous accordons à l’existence d’un conseiller aux droits de l’homme ; il n’y a qu’à voir : dans les ambassades britanniques du monde entier, ce gouvernement a supprimé ce poste pour le remplacer par des conseillers en investissement commercial.
Deuxièmement, nous devons veiller attentivement à leur application chaque fois que les accords commerciaux européens avec divers pays contiennent des clauses relatives aux droits de l'homme ; et il y a toujours une clause relative aux droits de l'homme dans un accord commercial avec l’UE. Maintenant qu’on est sorti de l’Union Européenne, il se pourrait bien que nous devions négocier des accords commerciaux différents avec les autres pays du monde. Je suis d’avis que, chaque fois, ces contrats doivent prévoir une clause très contraignante sur les droits de l’homme.
Voilà donc ce qui plante le décor et définit notre modèle de référence. La question suivante porte sur les exportations d'armes. Si nous exportons effectivement des armes, et qu’elles servent ensuite à Bahreïn pour semer la mort dans les rues de la ville, qui est coupable, dites-moi ? Qui est responsable ? Ne serait-ce pas nous peut-être ? Nous avons vendu ces armes en toute connaissance de cause ; nous savions pertinemment qu'elles allaient servir à Bahreïn. Alors, est-il possible de changer les choses, ou non ? La réponse est oui, mais cela va prendre beaucoup de temps, et ce ne sera pas facile. Ce sera même la croix et la bannière. Il sera très difficile d’y arriver mais je suis convaincu que c’est la bonne direction à prendre.
Si nous voulons vivre dans un monde de paix, vivre dans un monde de justice par rapport aux droits de l'homme, alors notre politique étrangère doit montrer l’exemple. C’est en tous cas ma conviction.
PO : Je suis un étudiant attentif de l'histoire et j'ai étudié votre candidature au Parti travailliste et votre leadership. L’un de mes maîtres intellectuels, AJP Taylor, a écrit un livre merveilleux, intitulé The Trouble Makers (« Les fauteurs de troubles »).
JC : Je me le suis procuré, effectivement.
PO : Vous l'avez ? Eh bien, vous savez sans doute à quoi je fais référence quand je parle de la tradition radicale, anglaise ou britannique, en politique étrangère. Ça remonte à Tom Paine, William Cobbett, John Bright, Samuel Morley et Ramsay MacDonald, lorsque la Première Guerre mondiale a éclaté...
JC : MacDonald jusqu'à la fin du premier gouvernement travailliste.
PO : Vous considérez-vous comme une figure appartenant à cette tradition ?
JC : Eh bien, je préfèrerais entrer dans l’histoire le plus tard possible. Mais je m’inspire effectivement de ces personnages, eux qui ont défendu leurs positions même dans des circonstances très difficiles. Tom Paine fut une personnalité fascinante à mes yeux. Où allait-il chercher ses idées ? Il a grandi dans une communauté rurale très traditionnelle. Il était croyant, comme d'ailleurs tout grand intellectuel à cette époque, où l’Église était tellement incontournable qu’il était inconcevable de l’éviter. Il a développé un livre incroyablement radical, qui a été immédiatement condamné par Mary Wollstonecraft parce qu'il avait fait l’impasse sur la question des femmes. C’est ensuite ce qui a inspiré cette même dame à écrire son « Traité sur les droits de la femme ».
J'ai une admiration sans bornes pour ces personnes. Et il en existe une autre que vous n'avez pas mentionnée : William Godwin, qui leur était contemporain de nombreuses façons. Il a été traduit pour haute trahison parce qu’il soutenait la Révolution française. Où l’on constate qu’à peine 200 ans en arrière, au début du XIXe siècle, la Grande-Bretagne poursuivait les gens pour trahison parce qu’ils soutenaient un processus – pour n’avoir rien fait de plus que soutenir politiquement un processus, et en France.
Je trouve incroyable qu’ils aient ainsi eu le courage de leurs opinions, et ces idées-là résistent à l'épreuve du temps. Nous avons eu une discussion très intéressante avec le [poète nigérian et romancier] Ben Okri il y a deux semaines au Royal Festival Hall. Nous évoquions l'influence de la littérature sur la politique et de la politique sur la littérature, et qu’en réalité les changements politiques de fond sont souvent le fait d’individus très profonds et très courageux. Des Paine, des Shelley, des Godwin, pour n’en citer que quelques-uns, et encore beaucoup d'autres comme [Richard] Cobden, ou Bright, qui suivaient une ligne politique différente.
PO : En fait, Taylor dit ...
JC : Taylor aurait cité tous ceux-ci...
PO : Il dit, dans l'introduction à son livre, que les radicaux, et je vous mets dans le même sac, sont toujours tenus à l’écart du pouvoir de leur vivant, pour qu’on découvre ensuite qu’ils avaient raison et devenir ensuite, 25 ans plus tard environ, les modèles de la politique officielle de droite....
JC : On ne fait qu’accélérer le processus ici.
« Écoutez, la paix sera impossible au Moyen-Orient tant qu’on ne parviendra pas à une situation conforme à la justice et c’est pourquoi je soutiens la reconnaissance de la Palestine. »
PO : Cela dit, voici ce que vous êtes devenu – une figure d’une intégrité irréprochable avec un bilan d’une parfaite cohérence intellectuelle et morale sur ces questions, et vous voilà devenu leader du parti travailliste. Je suis un peu déçu parce qu’à mon goût vous avez péché à bien des égards par manque de radicalisme plutôt que le contraire. Partagez-vous cet avis ?
JC : Revenons sur les dix derniers mois – à peine dix mois, et pourtant une période sous grande pression. Il y a énormément de choses à faire au jour le jour. Désigner des personnes, entre autres obligations qui ponctuent au jour le jour la vie au Parlement.
Je dois veiller à ce que mon équipe, et moi le premier, ayons du temps pour réfléchir, prendre du recul et discerner une vue d’ensemble. Avons-nous été aussi efficaces que prévu ? Peut-être nous faudra-t-il travailler cette question de façon plus approfondie et travailler dur sur l'orientation de notre politique étrangère, sur la direction prise en politique environnementale, et sur l’orientation de la politique sociale.
Souvenez-vous, nous avons sommes partis littéralement de rien, il y a dix mois, et voyez quel chemin nous avons parcouru. Je m’inspire effectivement d'un grand nombre de personnes. J’ai évidemment, après tant d’années d'activité politique, rencontré beaucoup de gens très intéressants, très bien informés, des gens à principes. C’est très important pour le chef d’un Parti politique de ne pas se contenter de le gérer au jour le jour. C’est une chose de le gérer, mais ça ne s’arrête pas là, loin s’en faut. Le plus crucial, c’est de tendre la main, avec en tête une vision, et je veux beaucoup plus développer ma vision en politique étrangère. Vous savez tout l’intérêt que je porte à ces problèmes et que je les connais bien, et c'est pour cette raison que je me suis permis de vous expliquer ma vision des droits de l’homme.
DH : Pensez-vous que vous aurez le temps de faire tout cela ? Theresa May pourrait être tentée de déclencher des élections au printemps.
JC : Bien sûr, elle le pourrait bien, notre nouvelle Première ministre. Elle aura un problème constitutionnel si elle essaie de contourner le délai de prescription sur le Parlement. Vous savez, la loi qui fixe la durée d’un Parlement. Elle pourrait la contourner soit en poussant le Parlement à voter pour une dissolution – et c’est ce qu’ils vont faire, je pense. Ou opter pour une abrogation de cette loi.
Mais si l’on doit passer par de nouvelles élections, nous sommes prêts, et nous assumerons. La politique, ça change constamment, et très vite. Tous ces gens qui ont besoin d’un lieu pour vivre, qui veulent que leurs enfants soient éduqués dans une école fiable, et qui font face à toutes ces autres questions – de logement, d’emploi, de sécurité de l'emploi – tous ont besoin de nouvelles élections. Et c’est pourquoi nous nous y sommes préparés.
DH : Parlons de la Palestine. Vous étiez, et vous l’êtes toujours, un champion de la défense de la Palestine. Une fois dans l'opposition, vous êtes resté silencieux sur la Palestine.
JC : Écoutez, il n'y aura pas de paix au Moyen-Orient tant qu’il n’y aura pas de justice et je soutiens donc la reconnaissance de la Palestine, ce que j'ai toujours fait. Je voudrais tellement qu’on y arrive un jour. Je voudrais tellement voir prendre fin le siège de Gaza. J'ai été on ne peut plus clair sur les colonies et l'expansion israéliennes.
PO : Mais, avez-vous encore des marges de manœuvre pour en faire encore plus comme chef de l'opposition ? Je ne vous ai pas beaucoup entendu à ce sujet. Je ne vous ai pas entendu contester la politique du gouvernement britannique sur le problème palestinien.
JC : Je vais m’employer à développer cet aspect de notre politique étrangère. Nous avons opéré des changements dans notre équipe en charge des affaires étrangères, comme vous l’avez probablement remarqué, et je pense que vous allez m’entendre plus souvent là-dessus.
PO : Avez-vous été freiné dans vos initiatives en affaires étrangères jusqu'à la nomination d'Emily Thornberry ?
JC : Je suis en désaccord avec elle sur la Syrie. Ça n’a échappé à personne. Et le vote sur la Syrie a vraiment constitué un tournant majeur au Parlement, en ce sens que, finalement, la majorité du groupe parlementaire et le cabinet fantôme m’ont rejoint pour s’opposer au bombardement. Mais c’est arrivé à un moment où le Parti était pris dans des dissensions et des débats internes, qui ont été de notoriété publique comme jamais auparavant. Mais nous avons tourné la page.
Je vais continuer à défendre mes positions à cet égard et à développer la politique étrangère ; entre autres, mes opinions et ma détermination à promouvoir un accord de paix au Moyen-Orient, ce qui devra évidemment passer par la reconnaissance de la Palestine ; c’est l’une de mes priorités.
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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