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Kamal Kassar : « Le patrimoine musical arabe est menacé par le milieu hostile et la modernité »

Kamal Kassar, directeur de la fondation AMAR pour l’archivage et la recherche sur la musique arabe, s’évertue à préserver et rendre hommage à la diversité du patrimoine musical arabe
Les quatre derniers interprètes d’al-anin, chant égyptien en voie de disparition, photographiés par Fadi Yeni Turk Bahri en Égypte, novembre 2019 (AMAR et MUCEM)

Passionné par les musiques arabes, Kamal Kassar sillonne les capitales d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à la recherche de perles rares. À travers son travail au sein de la fondation AMAR pour l’archivage et la recherche sur la musique arabe, basée au Liban, ce businessman d’origine libanaise donne à voir et à entendre l’histoire des musiques arabes menacées par les bouleversements politiques dans la région.

Reconnu internationalement pour son expertise, Kamal Kassar a dirigé l’exposition « L’Orient sonore, musiques oubliées, musiques vivantes » inaugurée en janvier 2020 au MUCEM, Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée à Marseille. MEE l’a interviewé pour connaître le sens de sa démarche.

Middle East Eye : D’où vient l’idée de la création de la fondation AMAR ?

Kamar Kassar : J’ai créé AMAR en 2009. C’est une fondation qui vise à collecter le maximum d’enregistrements de musiques arabes du début du XIXe siècle jusqu’aux années 1930. À mon sens, c’est lors de ce moment charnière que s’est produite la plus grande partie du patrimoine musical arabe classique et qui a été complétement oubliée.

Avant la fondation, il était quasiment impossible d’avoir accès à ces classiques de la musique arabe. J’ai eu la chance d’acheter une grande collection de vinyle en 2007, ce qui m’a poussé à fonder AMAR. On s’occupe de collecter le maximum d’enregistrements pour les diffuser. La fondation AMAR est dotée d’environ 11 000 disques de 78 tours. Tous les ans, on produit un disque qui recense nos nouvelles trouvailles et on le distribue partout dans le monde.

MEE : Les maisons de disques occidentales ont joué un rôle important dans la diffusion et la préservation des musiques arabes...

KK : Les Européens ont créé le disque au début du XXe siècle. Beaucoup de maisons de disques européennes, comme Gramophone en Angleterre ou Disques Odéon en Allemagne, ont lancé des projets d’envergure d’enregistrement de musique dans le monde arabe. Ces maisons ont contribué à la renommée de ce patrimoine. Il y a eu une très grande production de disques à partir du début du XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale.

Le mouvement d’enregistrement de disques a continué et a pris de l’ampleur, avec la création de maisons de disques arabes, jusque dans les années 1930. Par la suite, d’autres divertissements, comme la radio ou le cinéma, ont détrôné la place du disque dans les foyers.

MEE : Comment expliquez-vous la disparition de nombreuses traditions musicales dans le monde arabe, comme les arts musicaux Saïdi en Égypte ? Quels sont les principaux dangers qui menacent les musiques arabes ?

KK : Ces traditions musicales sont orales. Elles se transmettent de génération en génération. Elles ne sont pas retranscrites à l’écrit. Elles sont vite dépassées par l’apparition de nouveaux divertissements ou mises en péril par les changements politiques.

Ces traditions musicales sont vite dépassées par l’apparition de nouveaux divertissements ou mises en péril par les changements politiques

Par exemple, la communauté yézidie [communauté kurdophone vivant principalement en Irak] qui a, dès le XIXe siècle, été menacée par l’Empire ottoman et qui a également, plus récemment, été la cible de l’État islamique. Ces menaces ont participé à la perte d’une partie du patrimoine musical de cette communauté.

Autre exemple, celui de la Sira des Banu Hilal [épopée hilalienne], qui existe depuis le Xe siècle. Il s’agit d’un poème composé de milliers de vers, qui raconte l’épopée d’une tribu chassée d’Arabie saoudite et qui s’est installée en Afrique du Nord. Elle relate les exploits des héros de la tribu.

Photo réalisée par le photographe Fadi Yeni Turk Bahri lors d’une cérémonie de chants traditionnels au Koweït en 2019 (AMAR et MUCEM)
Photo réalisée par le photographe Fadi Yeni Turk Bahri lors d’une cérémonie de chants traditionnels au Koweït en 2019 (AMAR et MUCEM)

Cette série de vers est notamment chantée en soirée lors des rassemblements et surtout pendant les veillées du Ramadan. Avec l’essor de la télévision et des nouveaux médias, ces traditions sont devenues vétustes et peu de personnes ont continué à les apprendre. Le patrimoine musical arabe est menacé par le milieu hostile et la modernité.

MEE : Vous menez un travail de conservation de manière indépendante avec votre fondation basée au Liban. Existe-t-il des initiatives étatiques dans certains pays arabes ?

KK : Nous sommes une fondation indépendante qui ne reçoit aucun soutien financier. Dans les pays arabes, je ne connais aucune autre initiative de ce type à part en Tunisie, où il existe une fondation de la musique arabe [fondation Kamel Lazaar] mais qui ne possède pas un fond aussi important que celui de AMAR.

MEE : Vous expliquez que pendant très longtemps, chants et religion islamique n’étaient pas incompatibles. Il n’était pas rare de trouver un cheikh qui était également chanteur. Aujourd’hui, certains courants fondamentalistes de l’islam estiment que la pratique et l’écoute de la musique est interdite pour les croyants. Comment expliquez-vous cette évolution ?

On n’établissait pas de lien entre foi, pratiques religieuses et musique. Maintenant, la bigoterie est plus forte dans les pays arabes et cela m’attriste

KK : C’est un recul et le signe d’un échec religieux. En effet, les cheikhs étaient des chanteurs et poussaient régulièrement la chansonnette. On n’établissait pas de lien entre foi, pratiques religieuses et musique. Maintenant, la bigoterie est plus forte dans les pays arabes et cela m’attriste.

MEE : Vous évoquez dans l’exposition le sort particulier des Kawliya,  une communauté irakienne d’origine roma…

KK : Il existe une communauté gitane qui vit en Irak depuis des siècles et qui prospère dans le chant et la danse. Leur pratique du chant est intéressante car ils ont conservé des genres anciens qui ne sont plus utilisés par les Irakiens. Cette communauté fait l’objet d’une persécution par des milices sunnites et chiites. Ils vivent à la marge de la société.

MEE : Quel regard portez-vous sur la scène musicale arabe actuelle ? Beaucoup s’inspirent des musiques arabes traditionnelles, comme le groupe palestinien Trio Joubran.

KK : La scène arabe contemporaine est très occidentalisée. En effet, des groupes comme le Trio Joubran sont restés authentiques mais, généralement, l’inspiration est occidentale. Il n’y a plus d’inspiration locale.

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