Rached Ghannouchi : « La crise libyenne est une crise tunisienne »
Six ans après sa révolution, la Tunisie est à la fois fragilisée en interne par une transition démocratique inachevée, des troubles sociaux liés en grande partie à des difficultés économiques, et à l’extérieur, par la crise libyenne. Rached Ghannouchi évoque notamment pour Middle East Eye le travail accompli par son parti au sein du parlement tunisien, le retour des Tunisiens ayant rallié le groupe État islamique (EI), et une solution pour « éteindre l’incendie » libyen, priorité majeure en vue de la stabilité et du développement de son pays.
Middle East Eye : Lors du 10e congrès d’Ennahdha en mai dernier, vous avez poussé votre parti à prendre un tournant en abandonnant la dimension religieuse, quel bilan en faites-vous ?
Rached Ghannouchi : C’était une décision importante qui demande beaucoup de changements. Certaines figures au sein du mouvement Ennahdha ont préféré se diriger vers le prédicat, plutôt que la politique. Ils sont toujours membres d’Ennahdha mais se consacrent à des activités religieuses et sociales. Ils n’occupent plus de positions de direction, comme par exemple au conseil de la Choura [sorte de conseil consultatif], et ont fondé des associations qui travaillent légalement. Et cette position va se développer dans le futur.
MEE : Vous faites aujourd’hui parti de la majorité gouvernementale alors que le président, Béji Caïd Essebsi, a été élu grâce à une campagne anti-Ennahdha. Comment parvenez-vous à diriger le pays au sein de cette coalition ?
RG : C’est notre gouvernement. Nous le défendons et nous le poussons vers la réussite. Nous estimons qu’il a de bonnes chances. Nous sommes la meilleure force populaire pour le soutenir et le protéger. Nous lui prodiguons tout notre soutien au sein de l’Assemblée des représentants du peuple. L’expérience a montré qu’aucune loi ne peut passer sans le soutien et l’accord du groupe d’Ennahdha, et donc sans consensus avec Nidaa Tounes [parti présidentiel, seconde force au parlement]. Nous sommes en constante discussion avec le Premier ministre, Youssef Chahed [Nidaa Tounes] et le président.
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MEE : La loi sur les élections locales est en cours d’études à l’ARP. Les élections municipales, initialement prévues pour octobre 2016, ont pris beaucoup de retard. Est-ce une volonté politique, certains partis auraient-ils peur d’un possible succès d’Ennahdha ?
RG : Nous sommes en dialogue avec les autres groupes. Nous cherchons un accord, notamment au sujet du vote des membres des forces de sécurité [Ennahdha s’y oppose]. Aucune loi ne pourra passer sans notre accord ou avec notre seule volonté. Avec ces élections, nous ne visons pas un déséquilibre politique. L’important, c’est de finaliser la transition démocratique en Tunisie par la tenue des élections municipales.
MEE : En Tunisie, la question du retour des Tunisiens partis combattre à l’étranger dans les rangs du groupe État islamique – ils seraient entre 2 900 et 5 500 selon les sources – fait débat. Certains demandent à ce que ces retours soient empêchés. Quelle est votre position ?
RG : Nous ne souhaitons pas leur retour mais la loi leur donne cette possibilité. La Constitution tunisienne garantit le droit des concitoyens à rentrer chez eux. Il y a des tribunaux, des prisons. Il faut appliquer la loi pour ces gens-là. Ce sont des criminels et leur place est en prison. La loi anti-terrorisme [votée en juillet 2016] sera utilisée. Après, il faudra faire appel aux spécialistes, comme les religieux et les psychiatres, afin de traiter leur pathologie. Et puis, s’ils reviennent effectivement en Tunisie, ils nous révèleront qui les a envoyés dans les zones de conflits… s’il s’avère qu’ils ont bien été envoyés. Parce que ces criminels ont leurs propres convictions et après la révolution, le pays était ouvert, chacun était libre de voyager.
MEE : On dit qu’Ennahdha, à travers son rôle dans la Troïka (le gouvernement de coalition qui a dirigé le pays entre 2011 et 2014), a encouragé le départ de ces combattants...
RG : Il s’agit d’escarmouches politiques. Le pays se dirige vers des élections [locales] et certains partis craignent le succès d’Ennahdha, parce que nous sommes le parti le mieux organisé du pays. Ils veulent faire peur, en faisant le lien entre nous et le terrorisme. Mais Ennahdha est la plus grande force qui fait face au terrorisme. Nos détracteurs oublient que, sous le gouvernement Ennahdha, Ansar al-Charia a été désigné organisation terroriste [le 28 août 2013] Nous leur avons déclaré la guerre et nous avons banni leurs meetings.
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MEE : Pourquoi vous montrez-vous si actif sur le dossier libyen ?
RG : La crise libyenne est une crise tunisienne. La solution d’une partie de nos problèmes se trouve en Libye. Le problème sécuritaire est lié au développement. Avant la révolution, plus d’un demi-million de Tunisiens travaillaient en Libye. Si ces personnes pouvaient revenir y travailler, il n’y aurait plus de chômage en Tunisie [le pays compte 15, 5 % de chômeurs, soit environ 625 000 personnes]. De plus, toutes les opérations terroristes qui ont eu lieu en Tunisie ont été préparées en Libye. Cela a détruit le tourisme. Enfin, la frontière que nous partageons avec la Libye est large et ouverte. Nous ne pouvons pas y ériger un mur.
MEE : C’est pourtant ce qu’a décidé de faire le gouvernement tunisien en lançant, début 2015, la construction d’un système d’obstacles...
RG : Si on boucle la frontière, cela causera des problèmes en Tunisie. À chaque fois que le passage est fermé, la situation sécuritaire explose à Ben Guerdane, à Tataouine... cela a des impacts jusqu’à Sfax. Toute la moitié sud de la Tunisie est étroitement liée à la Libye. La seule solution, c’est d’apaiser la Libye. Il faut éteindre l’incendie.
MEE : Comment comptez-vous faire ?
RG : La Tunisie est aujourd’hui considérée comme un exemple qui pourrait être calqué en Libye. C’est un modèle de réconciliation entre les islamistes et les laïcs, et, en même temps, entre les révolutionnaires et les supporteurs de l’ancien régime. Nous sommes en relations avec toutes les parties libyennes, incluant les kadhafistes, les révolutionnaires, les islamistes... Nous avons connu beaucoup d’entre eux en exil, à Londres, en Suisse, aux États-Unis. Nous sommes également en contact avec les Nations unies. J’ai rencontré Martin Kobler [représentant de l’ONU en Libye] il y a un mois. Je lui ai suggéré de rassembler les pays voisins de la Libye pour résoudre la crise et il semble avoir été convaincu par cette idée puisqu’il la proposée. Cette « initiative arabe », comme nous l’appelons, est menée par Béji Caïd Essebsi avec Abdel Fattah al-Sissi [le président égyptien] et Abdelaziz Bouteflika [le président algérien]. Et nous, nous aidons pour que cela réussisse en utilisant nos relations avec toutes les parties libyennes [une réunion entre les ministres des Affaires étrangères des trois pays est prévue très bientôt à Tunis]. Mercredi, il y a eu une réunion, ici dans mon bureau, entre deux personnalités importantes : Ahmed Ouyahia, le chef de cabinet du président Bouteflika, et Cheikh Sallabi, personnalité libyenne assez importante [membre des Frères musulmans et proche d’Abdelhakim Belhadj, l’émir de l’ancien Groupe islamique combattant en Libye (GIGL) considéré comme une organisation terroriste]. Nous l’avons convaincu de faire cette initiative arabe. Cheikh Sallabi, qui n’était pas très convaincu au début, a accepté d’en faire l’écho auprès des Libyens.
MEE : Ali al-Sallabi est un islamiste. Il semble normal que vous ayez de bonnes relations avec lui. Mais qu’en est-il, par exemple, de Khalifa Haftar, l’homme fort de l’Est libyen qui combat les milices islamistes ? Pourrait-il accepter ?
RG : Cheikh Sallabi a de très, très bonnes relations avec Khalifa Haftar. Je suis prêt, moi-même, à le rencontrer. Il y a d’ailleurs quelques contacts entre nous.
MEE : En Tunisie, vous êtes accusé de mener une diplomatie parallèle...
RG : Elle le serait si elle s’opposait à la diplomatie officielle. C’est plutôt une diplomatie populaire qui est au service de la diplomatie officielle. Si le président m’avait fait savoir que cela posait un problème, je me serais arrêté. Je suis toujours en lien avec lui. Nous ne pouvons être qu’un facteur de réussite pour sa politique.
MEE : Vous vous forgez de plus en plus une carrure internationale, pensez-vous déjà aux présidentielles de 2019 ?
RG : Non, ce n’est pas à l’ordre du jour. Nous en discuterons en temps voulu.
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