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Sana ben Achour : « L’absence de Cour constitutionnelle menace le devenir démocratique de la Tunisie »

Alors que le Parlement discute cette semaine de l’élection des juges de la Cour constitutionnelle, dont la Tunisie n’est toujours pas pourvue huit ans après la révolution, la juriste Sana ben Achour explique ce qui est en jeu
Huit ans après la révolution, la Tunisie n’a toujours pas de Cour constitutionnelle et l’instance provisoire qui la remplace ne dispose pas de prérogative claire en cas de vacance du pouvoir (AFP)
Par Lilia Blaise à TUNIS, Tunisie

Cela fait plus de trente ans qu’elle milite au sein de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) mais aussi dans les cercles de l’élite tunisienne. Professeure en droit public et sciences politiques à la faculté des sciences juridiques politiques et sociales, Sana ben Achour, connue pour ses positions en faveur des droits des femmes et de l’égalité entre les sexes, a aussi fait partie des acteurs de la scène médiatique et intellectuelle post-révolution.

Elle a fondé en 2012 l’association Beity, qui s’occupe des femmes sans domicile fixe en Tunisie et ouvert un centre d’accueil et de refuge. En 2018, elle a présenté sa candidature pour devenir l’une des douze juges de la Cour constitutionnelle en Tunisie. Après s’être présentée à trois reprises, elle abandonnera, déçue par les problèmes politiques autour du choix des membres.

Car huit ans après la révolution, le pays n’a toujours pas de Cour constitutionnelle. L’instance provisoire qui la remplace ne dispose pas de prérogative claire en cas de vacance du pouvoir, selon l’ONG d’observation politique al-Bawsala.

Près de dix jours après l’hospitalisation du président de la République qui a révélé le vide constitutionnel dans lequel se trouve le pays – en cas de vacance définitive du pouvoir, c’est à la Cour constitutionnelle de constater la vacance et d’investir le chef du gouvernement ou le président du Parlement des pouvoirs du président de la République –, les députés ont remis à l’ordre du jour l’élection des membres de la cour qui sollicitera plusieurs séances plénières cette semaine. 

L’absentéisme (l’Instance pour la bonne gouvernance n’a pas pu être élue la semaine dernière faute du quorum requis dans l’hémicycle) et les tractations politiques laissent toutefois Sana ben Achour sceptique.

Il faut que l’assemblée élise trois membres (une seule a été élue) puis que le Conseil supérieur de la magistrature en élise quatre à son tour, puis que la Présidence en choisisse également quatre. Les membres doivent être pour trois quarts des spécialistes en droit et sont élus pour un mandat de neuf ans. 

Selon Sana ben Achour, il n’y a pas de « volonté réelle de parachever le dispositif constitutionnel » (AFP)

Middle East Eye : Pourquoi avez-vous présenté votre candidature à la Cour constitutionnelle ? 

Sana ben Achour : En tant que professeure de droit public et femme autonome, engagée pour les droits et les libertés, j’ai présenté ma candidature en 2018 (sur demande des groupes parlementaires du Front populaire, des partis al-Kutla al-Hurra et d’al-Kutla al-Watanya) en toute conscience, avec l’honneur de pouvoir apporter ma contribution à l’édifice démocratique et de l’État de droit issu de la Constitution du 27 janvier 2014. 

Celle-ci est innovante et libérale. Mais sans la pacification et la crédibilité que peut apporter une juridiction constitutionnelle indépendante, solide, protégée des incursions du politique, l’ordre constitutionnel démocratique demeurera sous menaces permanentes. 

La crise constitutionnelle provoquée par le vide institutionnel perdure en réalité depuis longtemps 

MEE : Pourquoi avez-vous finalement retiré votre candidature ? 

SBA : J’ai retiré ma candidature à mon corps défendant, après avoir résisté, une année durant, au jeu des faux consensus et des faux semblants partisans, comme j’en ai fait part dans un communiqué, rendu public le 5 avril 2019.

Ma désillusion a été grande, à la mesure de mes convictions de l’absolue nécessité de mettre en place au plus vite la Cour constitutionnelle. 

Aucune des différentes candidatures – hormis, comme par enchantement, celle du parti Nidaa Tounes – et malgré leurs qualités intrinsèques et reconnues, n’a rassemblé, au fil des multiples et successifs tours de scrutins, la majorité requise. 

Tout cela a décrédibilisé les acteurs, pollué la scène politique et menacé directement le devenir démocratique du pays. Cela révélait également l’absence de volonté réelle de parachever le dispositif constitutionnel : les votes se sont réduits à une opération formelle et en trompe-l’œil. 

Aucune des différentes candidatures n’a rassemblé, au fil des multiples et successifs tours de scrutins, la majorité requise (AFP)

MEE : Que pensez-vous de la crise constitutionnelle dans laquelle le pays s’est retrouvé lorsque le président de la République a été hospitalisé ? 

SBA : L’alerte a été très forte. Je pense d’abord que beaucoup sont allés très vite en besogne, croyant probablement tirer avantage de cette « crise » pour s’arroger des positions de pouvoir. 

La crise constitutionnelle provoquée par le vide institutionnel perdure en réalité depuis longtemps ! Beaucoup s’en sont alarmés. L’absence d’instances constitutionnelles indépendantes cinq ans après la promulgation de la Constitution en sont aussi la preuve. Nous vivons dans « le provisoire qui dure » et dans l’état d’exception à la « normalité constitutionnelle ». 

Mais l’hospitalisation du chef de l’État, « dans un état critique » selon le communiqué de la Présidence, a certainement accéléré la prise de conscience de l’importance régulatrice de la Cour constitutionnelle.

Après un silence assourdissant autour de la question, on entend aujourd’hui, sous la pression de l’urgence, les appels malheureusementtardifs à sa mise en place.

Réclamer la Cour constitutionnelle sans plus tarder est, me semble-t-il en ces circonstances de retour à la normalité, la position la plus cohérente démocratiquement mais, hélas, pas la plus sereine ni du reste la plus opportune

MEE : Que pensez-vous des débats actuels entre ceux qui préfèrent renforcer l’Instance provisoire de contrôle de constitutionnalité et ceux qui veulent élire enfin une Cour constitutionnelle ? 

SBA : Ce sont deux niveaux différents, pas nécessairement contradictoires sur le plan technique mais fondamentalement opposés sur le plan des principes de l’État de droit. 

Le renforcement de l’Instance provisoire pour lui attribuer des prérogatives nouvelles par anticipation à toute éventualité de blocage, participe de l’ordre de l’urgence politique. Il s’agit de trouver une solution juridiquement « plausible » même si elle n’est pas parfaite.

J’y vois personnellement un danger tant elle est en dérogation avec la disposition de l’article 148-7 de la Constitution qui limite expressément et strictement le champ de l’organe provisoire, au contrôle exclusif de la constitutionnalité des projets de loi. 

Réclamer la Cour constitutionnelle sans plus tarder est, me semble-t-il en ces circonstances de retour à la normalité, la position la plus cohérente démocratiquement mais, hélas, pas la plus sereine ni du reste la plus opportune. Le choix se faisant par défaut. 

MEE : Pensez-vous que les députés vont arriver à élire une cour sous ce mandat ?

SBA : Je ne vois vraiment pas comment, subitement et par miracle, ils vont finir par se mettre d’accord… sauf « compromis dilatoire » [selon lequel la Cour constitutionnelle serait élue après les élections] !

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MEE : Pourquoi son existence pose-t-elle autant problème à certains ? Est-ce parce que la cour devra aussi trancher sur des questions de libertés individuelles ?      

SBA : Oui probablement, d’autant que sur les questions de droits et de libertés, le conflit est vif entre tenants de la raison civile de l’État et défenseurs de la raison islamique de l’État, comme en témoigne le débat sur la question de l’égalité dans l’héritage. Cet aspect est décisif. Mais il n’y a pas que cela.

Car la cour sera la plus haute juridiction du pays et ses décisions s’imposeront à tous les pouvoirs publics. Son champ est vaste, comprenant des attributions classiques (comme le contrôle a priori de la constitutionnalité des projets de lois, des révisions constitutionnelles, des traités) et d’autres, plus innovantes, comme le contrôle de la constitutionnalité des lois en vigueur sur renvoi des tribunaux suite à une exception d’inconstitutionnalité soulevée par l’une des parties. 

Cette redoutable modalité donne au citoyen un rôle actif dans la mobilisation du registre de la constitutionnalité des lois. La cour jouera ici, comme dans les autres matières, le rôle de « l’interprète authentique » à qui reviennent le dernier mot et la détermination du sens constitutionnel. C’est vraiment là tout l’enjeu. 

À quels douze juges faut-il confier ce pouvoir « exorbitant » de donner sens à la constitutionnalité ? C’est là que réside le problème. 

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