« Nous n’avons trouvé que son sac » : les enlèvements de femmes et de filles sèment la peur à Sanaa
Le 6 mars, comme tous les mercredis, Ghadir al-Asri, 12 ans, a quitté son domicile dans le quartier d’Asir, à Sanaa, pour aller à l’école. Mais cette fois, elle n’en est pas revenue.
Des ravisseurs inconnus et inaperçus l’ont attrapée alors qu’elle marchait seule derrière ses amis, raconte le père de Ghadir, Mohammed al-Asri, à Middle East Eye.
« Je me sens perdu après l’enlèvement de ma fille »
- Mohammed al-Asri, père d’une disparue de 12 ans
« Nous l'avons appris moins d’une heure après l’enlèvement et nous l’avons cherchée partout dans les environs, mais nous ne l’avons malheureusement pas trouvée. Nous n’avons trouvé que son sac et sa veste sur le trajet entre l’école et la maison, et nous ne savons toujours pas où elle se trouve. »
Cet enlèvement s’inscrit dans une tendance. Comme Ghadir, plus d’une centaine de femmes et de filles ont été enlevées dans et autour de la capitale yéménite au cours des derniers mois.
Mais peu de gens osent aborder la question dans des zones contrôlées par les Houthis, comme Sanaa, et de nombreuses familles de femmes enlevées ont honte d’en parler.
Le père de Ghadir est plus ouvert que la plupart des gens. Il affirme qu’il n’est en conflit avec personne. Il n’a donc aucune idée de qui aurait pu enlever sa fille.
« Nous n’avons aucune information sur les ravisseurs ni sur les raisons qui les ont motivés, et je ne peux accuser personne », admet-il.
« Nous la cherchons toujours. Nous avons informé le commissariat de police et nous espérons la retrouver. Je me sens perdu après l’enlèvement de ma fille. »
Demandes de rançon
Le mois dernier, une ONG basée à Sanaa, l’Organisation yéménite de lutte contre la traite des êtres humains, a accusé les rebelles houthis qui contrôlent la capitale d’enlever des femmes et des filles pour contraindre leurs proches à payer des rançons.
Nabil Fadhel, le responsable de l’organisation, a déclaré à MEE : « Certains Houthis enlèvent les femmes et les filles et les emmènent chez eux, puis demandent de l’argent à leurs proches contre leur libération. »
Selon Fadhel, la société, conservatrice, encourage les proches des personnes enlevées à payer discrètement toute rançon et à éviter de rendre publics ces enlèvements.
« J’ai parlé à des victimes dont les proches ont été contraints de payer, mais ils ne veulent pas dire la vérité, car ils considèrent que c’est une honte sociale », témoigne-t-il.
Un avocat au fait de ces affaires, préférant rester anonyme, précise à MEE que les ravisseurs menaçent de répandre des rumeurs selon lesquelles les femmes enlevées sont des travailleuses du sexe, encourageant ainsi leurs familles à se taire et à éviter toute stigmatisation sociale.
De l’avis de cet avocat, cela indique que les responsables houthis sont à l’origine des disparitions, car ils auraient la possibilité de ternir plus facilement les réputations.
L’organisation de Fadhel estime qu’environ 120 femmes et filles ont été enlevées ces derniers mois à Sanaa. On pense que nombre d’entre elles ont été relâchées par la suite, bien que Fadhel ne soit pas sûr de leur nombre.
Le gouvernement yéménite a également accusé les Houthis d’être derrière ces enlèvements.
Dans un communiqué, le ministère de la Défense du gouvernement yéménite a accusé les Houthis, et a également laissé entendre que des responsables de l’ONU étaient responsables, sans fournir aucune preuve.
Climat de peur
Quelques semaines seulement après l’enlèvement de Ghadir, le quartier d’Asir vit toujours dans un climat de peur, en particulier ses camarades de classe qui redoutent d’être les prochaines victimes de ces gangs anonymes.
Pour Mohammed, un habitant d’Asir, les gens ne pourront pas se détendre avant d’avoir trouvé Ghadir et de connaître la raison de son enlèvement.
« Maintenant, les parents accompagnent leurs enfants à l’école le matin et les ramènent à midi, car ce n’est plus sûr de laisser son enfant quitter la maison seul »
- Mohammed, habitant d’Asir
« Il est normal que les gens aient peur en apprenant l’enlèvement d’enfants par des inconnus. Nous espérons donc que les forces de sécurité arrêteront les ravisseurs et sauveront les enfants partout », ajoute-t-il.
« Maintenant, les parents accompagnent leurs enfants à l’école le matin et les ramènent à midi, car ce n’est plus sûr de laisser son enfant quitter la maison seul. »
Les Houthis nient les accusations selon lesquelles ils seraient derrière ces enlèvements.
Par ailleurs, une source du ministère de l’Intérieur des Houthis à Sanaa, qui a requis l’anonymat parce que non autorisé à parler aux médias, affirme à MEE que ces informations sont exagérées.
« Le nombre d’enfants enlevés est exagéré, [puisque] les médias des agresseurs [la coalition dirigée par l’Arabie saoudite] décrivent cela comme une tendance », estime-t-il.
Les enlèvements au Yémen ne sont pas nouveaux et de nombreux hommes ont été enlevés dans les territoires gouvernés par les Houthis comme par le gouvernement depuis 2015. Les récents enlèvements de femmes et de filles sont toutefois inhabituels.
Jusqu’à présent, les allégations contre les Houthis sont sans fondement et aucune femme n’a encore évoqué publiquement son vécu en matière d’enlèvement.
Notre interlocuteur houthi explique que les enlèvements au Yémen sont « normaux » mais souligne que l’attention portée les médias progouvernementaux à ce sujet est en revanche très inhabituelle.
« Graves abus »
La fondation Rights Radar, une organisation néerlandaise qui défend les droits de l’homme dans le monde arabe, a demandé une enquête urgente sur les cas d’enlèvements, de viols et de sévices auxquels de nombreuses femmes et filles ont été soumises pendant les quatre années de guerre civile au Yémen.
Dans un rapport récent, la fondation rapporte : « Dans les provinces les plus peuplées, contrôlées par les militants houthis, les femmes ont été davantage victimes de graves exactions que les autres provinces pendant la guerre. Les femmes opposées aux Houthis, en particulier, ont été victimes d’enlèvement, de traques, de violences physiques, d’oppression et de disparition forcée, allant même jusqu’au meurtre dans certains cas. »
Le rapport, publié à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, observait que des affaires similaires auraient également été rapportées dans la ville d’Aden, dans le sud du pays, et auraient été perpétrées par les forces émiraties ou leurs alliés locaux.
Les forces émiraties et leurs intermédiaires yéménites constituent un élément important de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite qui participe à la guerre civile au Yémen au nom du gouvernement depuis 2015.
En août, l’ONU a publié un rapport détaillant les exactions perpétrées par les forces saoudiennes et émiraties et leurs intermédiaires pendant la guerre.
Parmi les exactions signalées, comme le recrutement d’enfants soldats et la création de prisons de torture, figuraient des enlèvements aléatoires de femmes et d’enfants qui étaient ensuite victimes de violences sexuelles et vendus.
« Mourir ou vivre dans la dignité »
Le 9 mars, des dizaines de femmes ont organisé à Sanaa une marche des femmes condamnant l’enlèvement de femmes et d’enfants et exigeant que les forces de sécurité pro-houthies sécurisent la capitale et arrêtent les gangs qui enlèvent femmes et enfants en plein jour.
Les manifestantes scandaient : « Mourir ou vivre dans la dignité ».
Khulood, mère de trois enfants, une des manifestantes présentes à la manifestation, raconte à MEE : « L’enlèvement de Ghadir al-Asri et d’autres, c’est l’enlèvement de notre liberté, de notre paix et de notre dignité. Les gangs menacent toutes les femmes et les enfants de Sanaa, nous devrions donc nous unir pour les combattre. »
« Les Houthis dirigent Sanaa et ils sont responsables de sa sécurité. Nous leur demandons donc, en tant qu’autorités, de nous sauver »
- Khulood, manifestante
Khulood a déclaré que les manifestantes n’accusaient personne en particulier d’être derrière les enlèvements, mais appelaient les Houthis à agir et à mettre fin à la vague d’enlèvements, car ils contrôlent la ville.
« Les Houthis dirigent Sanaa et ils sont responsables de sa sécurité. Nous leur demandons donc, en tant qu’autorités, de nous sauver et d’arrêter les ravisseurs de femmes et d’enfants à Sanaa. L’enlèvement de Ghadir n’était pas le premier et elle ne sera pas la dernière victime. Je crois que les enlèvements continueront jusqu’à ce que les criminels soient traduits en justice. »
La source du ministère de l’Intérieur assure que les forces de sécurité houthies font de leur mieux pour rechercher Ghadir et les autres femmes et filles enlevées : « Nous travaillons sur les affaires d’enlèvements comme s’il s’agissait de nos femmes et de nos enfants, et nous espérons arrêter bientôt les ravisseurs. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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