Le seigneur de la danse de Bagdad maintient la troupe en vie malgré la guerre et le chaos
Un roulement de tambour perce le brouhaha des participants à un événement du ministère du Pétrole dans la capitale irakienne Bagdad. La scène assombrie s’inonde tout à coup de lumière et les danseurs souriants de la troupe de danse folklorique nationale d’Irak apparaissent dans une masse colorée tournoyante et tourbillonnante, s’exécutant avec une coordination parfaite qui ne s’atteint qu’après des heures d’entraînement.
Les spectateurs les encouragent, applaudissent et cherchent leurs téléphones portables pour photographier ce délice inattendu qui submerge leurs sens.
Si la troupe nationale de danse folklorique irakienne n’a pas disparu, c’est grâce à son directeur, chorégraphe et ancien danseur étoile, Fouad Thanoon, aujourd’hui âgé de 64 ans.
Dans les années 1980, la troupe, qui exécute exclusivement des danses traditionnelles, était une formation primée, formée par des maîtres et experts de l’ex-URSS, avec d’innombrables spectacles mondiaux à son actif.
« Les gens me regardent maintenant et demandent “tu es un homme corpulent, comment as-tu pu être danseur de ballet ?” », raconte Fouad Thanoon en éclatant de rire devant un café de Bagdad fréquenté par des artistes, des poètes et des intellectuels. « Mais bien sûr, j’étais jeune et mince à l’époque. »
Il fait défiler des photos en noir et blanc sur son téléphone, depuis ses débuts en tant que danseur étoile de la troupe. Portant un jean ajusté des années 1970 et une tignasse ramenée sur le côté, la version jeune de lui-même sourit au côté du maître nord-coréen Kim Sonde, à qui Fouad Thanoon attribue son succès pour l’avoir placé au centre de la scène en tant que danseur étoile de la troupe.
« À cause des sanctions et de la guerre, tous les entraîneurs ont quitté l’Irak »
- Fouad Thanoon, directeur de la troupe nationale de danse folklorique irakienne
En 1980, alors que la troupe atteignait son apogée, la guerre avec l’Iran a éclaté. Dix ans plus tard, l’invasion du Koweït par l’Irak a déclenché la première guerre du Golfe, faisant sombrer la scène artistique du pays.
« À cause des sanctions et de la guerre, tous les entraîneurs ont quitté l’Irak, la troupe s’est affaiblie et le niveau général – des danseurs, musiciens et scénographes – a vraiment chuté et de nombreux artistes ont fui », explique Fouad Thanoon. « Nous avons perdu en taille et en qualité et nous étions sur le point de disparaître complètement. »
Issu d’une tribu locale très respectée, Fouad Thanoon a osé rompre avec la tradition pour poursuivre sa carrière de danseur. « J’ai abandonné toutes les traditions tribales pour poursuivre cette carrière, mais la danse a toujours été ma passion et je ne me suis jamais soucié de ce que les autres pensaient », déclare-t-il.
Pour lui, la chute de l’Irak n’était qu’un autre défi à relever. Seuls sa collègue danseuse Hana Abdullah et lui avaient le pouvoir de sauver le groupe, déclare-t-il. « Nous étions déterminés à faire en sorte que la troupe perdure parce que nous avions dans nos danses toute l’histoire de l’Irak. Nous avons résisté et nous avons continué. »
Travaillant pratiquement gratuitement et sans budget, Hana Abdullah et Fouad Thanoon ont réuni de nouveaux danseurs et enrichi leur répertoire.
« La troupe nous est très précieuse, nous avons donc fait de gros efforts pour créer de nouvelles danses et, puisqu’il ne restait plus que moi au théâtre, je devais être bon. Je devais être le meilleur », rapporte-t-il. « Je chorégraphie les danses et Hana forme les danseuses, elle est parfaite. »
Fondée en 1971, la troupe nationale de danse folklorique irakienne avait pour objectif de présenter des danses traditionnelles irakiennes dans le monde entier. Elle a été créée lorsque des professeurs invités qui formaient les meilleurs danseurs du pays sont tombés sous le charme du riche patrimoine culturel irakien.
En parcourant le pays, ils ont consigné des détails sur les danses locales, la culture et la géographie de l’Irak puis ont composé des chorégraphies reflétant la diversité régionale.
Le fait que la troupe se soit concentrée sur la danse traditionnelle plutôt que sur le ballet ou la danse moderne – deux styles dans lesquels les danseurs continuent toutefois à s’entraîner – a permis d’assurer sa sauvegarde.
Lorsque l’Irak s’est retrouvé plongé dans des années de violence sectaire suite à l’intervention américaine de 2003, la scène artistique du pays s’est effondrée davantage.
Alors que les combats faisaient rage dans les rues de Bagdad, des extrémistes islamistes qui considéraient la danse comme un péché ou une honte ont commencé à réprimer l’expression artistique, poussant de nombreux musiciens et danseurs à s’enfuir.
Après avoir reçu des menaces, Fouad Thanoon a temporairement réinstallé sa propre famille en Jordanie, retournant pour sa part à Bagdad pour continuer à travailler avec la troupe.
« J’ai travaillé sur les thèmes de la solidarité et de l’unité de l’Irak pour transmettre à tous un message très important : nous devons être un pays unifié »
- Fouad Thanoon
« Nous avons fait face à de nombreuses difficultés parce que nous faisons de l’art et de la danse. En Irak, il n’est pas vraiment permis de danser de cette manière, mais lorsque les gens ont constaté qu’il n’y avait pas de nudité, que nos costumes étaient très pudiques et moraux et que nous ne faisions qu’exécuter des danses traditionnelles, personne ne s’en est formalisé », témoigne Hana Abdullah.
« Les danses traditionnelles ont un message, une histoire ou une idée », poursuit Fouad Thanoon. « J’ai travaillé sur les thèmes de la solidarité et de l’unité de l’Irak pour transmettre à tous un message très important : nous devons être un pays unifié. »
« Dictateur » de la danse
Fouad Thanoon, qui insiste sur l’importance d’une formation rigoureuse dans tous les styles de danse, a transmis la discipline inculquée par ses anciens professeurs internationaux à la prochaine génération de danseurs irakiens.
« Si quelqu’un manque un cours, il est sanctionné parce que la discipline est essentielle. Cet art exige que les danseurs soient à leur meilleur niveau de forme physique, ce qui nécessite des exercices quotidiens, et je les licencie s’ils ne peuvent suivre l’entraînement », déclare-t-il. « Je suis un dictateur dans mon art. »
Sa présence impérieuse inspire le respect et le dévouement de ses danseurs.
« M. Fouad est comme notre père, c’est une personne merveilleuse », s’enthousiasme Riham Kareem, 27 ans, l’une des quatre danseuses de la troupe, laquelle en comptait dix autrefois.
« L’entraînement est difficile – quatre à cinq heures par jour, et plus encore lorsque nous avons un spectacle à venir – mais cet énorme effort pour atteindre la perfection lorsque nous nous produisons est très satisfaisant. »
Adel al-Aebi, qui est toujours le principal danseur du groupe à 58 ans, affirme que Fouad Thanoon et Hana Abdullah sont une source d’inspiration intarissable, même pendant les longues répétitions de leurs danses les plus difficiles.
Bien qu’il ait techniquement pris sa retraite, pour Fouad Thanoon, il est hors de question de partir, notamment parce que personne disposant de compétences et d’une expérience comparables n’est là pour le remplacer.
« Je continuerai jusqu’à ma mort et, honnêtement, la mort est la seule chose qui m’éloignera de la troupe », affirme-t-il, avouant qu’il a toujours donné la priorité à son métier, y compris par rapport à sa famille. « La troupe est une part tellement importante de moi, c’est ma vie et mon âme, et les danseurs sont comme mes enfants. »
Il assume également la responsabilité de la survie financière du groupe et du mécénat. « Il y a environ huit ans, je suis allé au ministère de la Culture parce que toutes nos réserves, nos archives et même nos costumes avaient été brûlés pendant la guerre de 2003 et que nous repartions de zéro.
« Je continuerai jusqu’à ma mort et, honnêtement, la mort est la seule chose qui m’éloignera de la troupe »
- Fouad Thanoon
« Ils m’ont donné 40 000 dollars, j’ai donc acheté tout ce dont nous avions besoin pour redémarrer correctement, même des tissus et des machines à coudre », raconte-t-il. Il a également utilisé une partie des fonds pour transformer une réserve du théâtre national de Bagdad, où est basée la troupe, en un nouveau studio.
Malgré ses efforts, la troupe est confrontée à des problèmes récurrents. Les salaires des danseurs ne sont que de 500 000 dinars irakiens (420 dollars) par mois, ce qui complique le recrutement de nouveaux membres, et la troupe dispose d’un budget de presque rien, ce qui signifie qu’ils n’ont pas d’argent pour couvrir les frais de déplacement pour des événements internationaux, s’ils sont invités.
La danse, « ambassadrice » des arts irakiens
La troupe nationale de danse folklorique irakienne est peut-être l’ombre d’elle-même mais, en grande partie grâce à la vision et au dynamisme inébranlables de Fouad Thanoon, elle a non seulement survécu, mais elle compte aujourd’hui douze danseurs professionnels et bien formés.
L’artiste loue également la qualité de l’accompagnement musical de la troupe. Bien que la plupart de ses musiciens aient dû fuir le pays, Fouad Thanoon voit le côté positif des choses : « Ce sera un avantage pour nous à l’avenir car, en cas d’invitations, les organisateurs ne veulent généralement que quinze personnes au maximum et, si nous en avons trop – comme un orchestre entier –, ils ne nous inviteront pas à cause du prix des vols et des hôtels. »
Fouad Thanoon et Hana Abdullah travaillent également à l’étranger avec la compagnie Enkidu créée par Mohanned Hawaz, ancien membre de la troupe, en Suède. Ce groupe composé exclusivement de femmes exécute des danses traditionnelles irakiennes dans le monde entier. Il a remporté le prix de la meilleure performance en Chine en 2014.
Il y a quelques années, Fouad Thanoon a également réalisé et figuré dans un clip vidéo du chanteur irakien Khadem al-Saher, filmé à Dubaï (Émirats arabes unis).
Bien qu’il admette que la troupe a connu son « âge d’or » dans les années 1970 et 1980, période durant laquelle elle se produisait dans 70 pays différents, et « qu’il n’y a pas eu d’année en or depuis 2003 », Fouad Thanoon croit en l’avenir de la troupe et en son importance nationale.
« Cette troupe est très importante et nous voulons que les gens sachent qu’il existe une compagnie de danse en Irak. Notre troupe devrait être comme un ambassadeur de l’Irak auprès de tous les autres pays », déclare-t-il. « Nous préservons toute l’histoire et le patrimoine de l’Irak dans nos danses. »
« Les terroristes rendent la vie sombre mais nous créons de la beauté et j’espère que le monde entier verra que nous n’avons pas que des destructions en Irak, nous avons aussi de l’art »
- Adel al-Aebi, danseur étoile
Même si, pour le moment, les représentations se limitent essentiellement à des événements organisés par des institutions locales ou gouvernementales, l’expérience culturelle unique que propose la troupe nationale de danse folklorique irakienne continue de plaire aux foules en Irak. Les danseurs espèrent qu’un jour, ils contribueront à redorer l’image internationale de leur pays.
« Il existe de nombreux artistes et danseurs en Irak qui aiment et apprécient la beauté », commente Adel al-Aebi, le visage toujours empourpré par la représentation au ministère du Pétrole.
« Les terroristes rendent la vie sombre mais nous créons de la beauté et j’espère que le monde entier verra que nous n’avons pas que des destructions en Irak, nous avons aussi de l’art. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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