Les ouvrières agricoles, ces sacrifiées du modèle agricole tunisien
En quelques heures, durant ce dernier week-end d’avril, un foulard vert, fleuri de rose et de bleu comme ceux dont les ouvrières agricoles couvrent leur tête, est devenu la bannière de la colère des pauvres et des oubliés de la Tunisie centrale.
Samedi, à Blahdia, dans l’ouest du gouvernorat de Sidi Bouzid, une famille en deuil l’avait accroché au toit de sa maison après la mort de la mère dans un terrible accident de la route.
À l’aube du 27 avril, douze personnes, dont sept femmes y ont trouvé la mort (une treizième est décédée peu après) dans la collision de deux camions, l’un transportant des volailles, l’autre des ouvrières agricoles se rendant sur leur lieu de travail.
La tragédie des invisibles
L’émotion a été immédiate. Dimanche, une manifestation se déroulait à Sidi Bouzid, devant la statue représentant la charrette de Mohamed Bouazizi, dont l’immolation le 17 décembre 2010, avait déclenché la révolution tunisienne.
En cinq ans, ce type d’accidents a fait quarante morts et 496 blessés
Lundi, l’union régionale de l’UGTT a lancé un mot d’ordre de grève générale, observé surtout à Sebbala, la localité proche du lieu de l’accident. Le foulard à fleurs est brandi à ces occasions comme le symbole de cette tragédie des invisibles.
L’émotion n’a pas été seulement suscitée par la violence des images qui ont rapidement circulé sur les réseaux sociaux, mais par la fréquence des accidents impliquant ces camions où les femmes sont transportées, entassées dans les bennes.
La veille, neuf femmes avaient brutalement chuté sur la route dans la région de Kairouan. Le 11 avril, deux autres avaient trouvé la mort près de Zaghouan.
En cinq ans, selon le décompte du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), ce type d’accidents a fait quarante morts et 496 blessés.
Ce lourd bilan confère une dimension tragique aux conditions scandaleuses dans lesquelles la main d’œuvre agricole, essentiellement féminine, est transportée et, plus généralement exploitée.
Les ouvrières sont recrutées au jour le jour selon le bon vouloir d’un samsar, un intermédiaire représentant l’employeur. Elles sont ensuite parquées par dizaines dans une benne au fond de laquelle, détail sordide, on a versé de l’eau pour les empêcher de s’asseoir afin de gagner de la place.
Aussi indignes que soient ces conditions, le coût du trajet, entre 1 et 3 dinars, est prélevé sur leur salaire, de 10 à 15 dinars journaliers (1 euro = 3,4 dinars).
En théorie, ce mode de transport est interdit, mais il est rarement sanctionné et quand le chauffeur est interpellé par la police, ce sont les ouvrières elles-mêmes qui viennent demander sa libération. Moins par sollicitude que pour pouvoir garantir leur revenu quotidien.
Suite aux nombreux accidents, un protocole d’accord avait été signé entre le ministère de la Femme et les organisations syndicales, le 14 octobre 2016, pour garantir de meilleures conditions de transport.
« Seules les femmes peuvent accepter de telles conditions de travail »
Mais faute de révision de la loi sur le transport terrestre par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), l’accord est resté lettre morte. Le 8 mars 2018, une ligne de bus pilote a été lancée dans la région de Jendouba, expérience rapidement abandonnée, trop coûteuse pour être généralisée.
Le coût de l’inaction, dénoncée aujourd’hui par le FTDES et une coalition d’organisations, a depuis été converti en vies humaines.
Mais le problème ne se limite aux conditions de transport. Une enquête menée par l’organisation La Voix d’Ève auprès de mille femmes du gouvernorat de Sidi Bouzid établit que 94 % des ouvrières travaillent sans contrat, que 97 % ne bénéficient d’aucune protection sociale et que 20 % sont mineures.
Selon la même étude, la majorité des femmes (près de 60 %) passent plus de dix heures par jour en dehors de leur domicile (où elles doivent de surcroît effectuer les tâches ménagères) et sont rarement chez elles le dimanche.
Sans aucun équipement de sécurité, elles manipulent et respirent des produits toxiques qui provoquent brûlures et problèmes respiratoires.
« De l’aveu même des employeurs, selon Khawla Omri, présidente de l’association La Voix d’Ève, les employeurs refusent d’embaucher des hommes pour les tâches d’exécution parce que “seules les femmes peuvent accepter de telles conditions de travail”. Les hommes sont recrutés la plupart du temps pour superviser », pour des salaires supérieurs, cela va sans dire.
Suite à la tragédie de samedi, le gouvernement a réagi et annoncé une série de mesures en faveur des familles des victimes : une aide financière pour aller visiter les blessés dans les hôpitaux de Sfax et de Sousse, une allocation pour améliorer l’habitat, une prise en charge pour la scolarisation des enfants et le financement de micro-projets.
Il a également profité de l’occasion pour annoncer un dispositif, préparé pour annoncer un dispositif, préparé depuis plus d’un an, permettant de fournir une assurance sociale aux à quelque 500 000 travailleuses agricoles non déclarées.
Les femmes, maillon faible d’une agriculture sinistrée
Mais ces mesures sont loin de s’attaquer à la dimension structurelle du problème dont les accidents ne sont que la traduction ultime.
Une ancienne secrétaire d’État, Faten Kellal, a voulu apporter un éclairage froidement réaliste à la tragédie de Sebbala : « Ce qu'on ne dit pas, c’est que la survie du secteur agricole déjà sinistré repose sur ces femmes, et ce mode de transport primitif est avantageux en terme de coûts, et l’interdire reviendrait à priver le secteur de la main d’œuvre, et l’État n’a pas les moyens de développer l’infrastructure de transport en commun », suscitant une vague d’indignation sur les réseaux sociaux.
« Ce mode de transport primitif est avantageux en terme de coûts »
- Faten Kellal, ex-secrétaire d’État
Sa pure logique économique n’était pas au diapason de l’émotion du moment mais elle inscrivait à juste titre le drame dans la perspective d’une agriculture « sinistrée ».
Les ouvrières sont en effet le maillon le plus faible, le paramètre le plus ajustable de l’économie agricole.
En revanche, la résignation à l’impuissance de l’État devant un problème de transport aussi meurtrier était malvenue, et il manquait surtout à cette déclaration un appel à s’attaquer aux causes du « sinistre ». D’autant que c’est bien du désarroi et de la colère des régions rurales qu’est partie la révolution.
Une longue histoire d’extraction au profit du littoral
La situation de l’agriculture tunisienne est en effet le plus lourd héritage de l’histoire économique tunisienne auquel les politiques d’aujourd’hui sont confrontés.
La formation de l’État central a toujours reposé sur une relation d’extraction des ressources des régions intérieures.
L’État beylical, avant le protectorat, se finançait par les prélèvement fiscaux assis en grande partie sur la production agricole.
L’inclusion de la Tunisie dans la sphère marchande européenne que la colonisation, à partir de 1881, a poussé à son paroxysme, a assujetti l’agriculture tunisienne aux besoins du marché extérieur.
L’indépendance en 1956 n’a pas substantiellement renversé la tendance : le monde rural est resté soumis au pouvoir citadin.
La collectivisation des terres tentée en 1964 et 1969 avait pour but de dégager des surplus pour financer l’industrialisation, tandis que le blocage des prix agricoles visait à nourrir la population des villes à bon marché.
Ces politiques ont prolétarisée la petite paysannerie, laminée socialement et culturellement, incapable d’accumuler des ressources pour participer au développement régional.
Travail pénible et sous payé sur les terres des autres, chômage, exode rural ou émigration sont ainsi devenus ses seuls horizons.
Le paradoxe agricole
Pourtant, les régions agricoles sont riches. Mais elles sont fortement inégalitaires : « 54 % des exploitants détiennent des exploitations de moins de cinq hectares et gèrent seulement 11 % des superficies agricoles utiles, alors que 1 % des exploitants détient des exploitations de 100 hectares et plus et gère 22 % des superficies agricoles utiles », selon une étude du ministère de l’Agriculture de 2006.
Le gouvernorat de Sidi Bouzid fournit 30 % de la production agricole du pays. C’est l’une des régions les plus attractives du pays en termes d’investissements, c’est pourtant l’une des plus pauvres.
Les régions agricoles sont riches. Mais elles sont fortement inégalitaires
« En dépit du “développement” global de l’agriculture », selon le géographe Habib Ayeb, « l’investissement agricole exceptionnel, particulièrement du secteur privé, depuis les années 1980-1990 […] les taux de pauvreté sont encore plus élevés pour la région de Sidi Bouzid avec 42,3 % en 2011 contre 13,4 % pour Tunis et 24 % pour la moyenne nationale. »
Habib Ayeb explique ainsi ce paradoxe : « Les capitaux viennent essentiellement du Sahel et plus particulièrement de Sfax et de Tunis. Quand elle n’est pas directement exportée à l’étranger, l’essentiel de la production est acheminée vers les marchés de Tunis et d’autres villes du pays, soit vers des sites de transformation essentiellement à Sfax (pour les olives en vue de produire de l’huile d’olive, en grande partie exportée) ou le Cap Bon (pour les tomates en vue de fabriquer les concentrés de tomates, en partie exportés aussi) ».
Une fracture territoriale
Cette structure inégalitaire des régions agricoles s’emboîte en effet dans une fracture territoriale au profit du littoral où s’accumulent à la fois le pouvoir, les richesses et la légitimité culturelle du modernisme (opposé au traditionalisme des populations rurales).
Une fracture que l’État a endossé depuis le schéma directeur d’aménagement du territoire de 1996 dans une répartition des rôles entre une Tunisie de l’économie et une Tunisie du social qui n’a pour vocation que d’épauler la première dans son insertion dans une mondialisation de plus en plus compétitive en lui fournissant ressources et main d’œuvre à bon marché.
La perspective de la conclusion d’un accord de libre échange (ALECA) avec l’Union européenne est perçue comme une menace fatale pour ce qu’il reste de l’agriculture familiale et paysanne.
C’est ainsi tout un empilement de dominations – sociale, patriarcale, culturelle, politique, territoriale, géopolitique – qui pèse sur le dos des ouvrières qui, à l’aube de chaque jour, montent dans ces remorque de camion au péril de leur vie.
Le foulard fleuri brandi comme l’étendard d’une colère ancienne rappellera-t-il aux responsables politiques l’impératif d’une transformation profonde du modèle économique ?
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