Madrid ou Mayrit ? L’histoire islamique cachée de la capitale espagnole
Hachim Oulad Mhammed lisait un livre en arabe sur l’histoire ancienne lorsqu’il a appris que la ville de Madrid avait des origines islamiques.
Sa curiosité a été piquée et il a commencé à enquêter.
Ce qu’il a trouvé l’a d’abord frappé. Maintenant, cela suscite de la fierté, tempérée par de la tristesse.
La société dans son ensemble, estime cet activiste de la communauté madrilène, ne connaît pas grand-chose, si ce n’est rien du tout, de l’héritage islamique de la ville.
« Le passé était beaucoup plus diversifié que les gens ne l’imaginent. Tout n’était pas que conflits et effusions de sang. Ce fut également une période de coopération, de commerce et de nombreuses choses intéressantes peu présentes dans l’image collective que les Espagnols ont d’Al-Andalus. »
Mayrit : une histoire peu connue
Fondée vers 865 par l’émir omeyyade Muhammad Ier, Mayrit faisait partie d’une chaîne d’enclaves militaires fortifiées traversant la frontière entre le territoire Al-Andalus musulman et les royaumes chrétiens au nord.
La ville a d’abord été nommée Mayrit d’après les canaux d’eau souterrains – mayra ou qanat – dont Muhammad Ier a ordonné la construction
À la fin du XIe siècle, les chrétiens conquirent Mayrit, même si une population musulmane assez nombreuse continua de vivre dans la ville jusqu’à l’expulsion des musulmans d’Espagne en 1609.
La capitale abrite désormais environ 300 000 musulmans. La population musulmane espagnole a augmenté pour atteindre environ deux millions de personnes au cours des dernières décennies en raison de la migration, la plupart venant du Maroc, ainsi que d’Algérie, du Nigeria, du Sénégal et du Pakistan. Beaucoup finissent par devenir des citoyens espagnols.
Le quartier où ils habitaient, La Morería, est désormais le quartier animé de La Latina.
Pour la madrilène Aurora Ali, 39 ans, porte-parole de l’Association musulmane pour les droits de l’homme basée à Madrid, restaurer la mémoire historique des origines islamiques de la ville est source de joie et d’optimisme.
« Nous sommes ici. Nous le voyons dans l’architecture, mais en quelque sorte nous ne sommes pas reconnus, nous sommes traités comme des étrangers, c’est donc un très beau contre-récit », relève-t-elle.
« Nous devons embrasser notre passé et en être fiers »
- Encarna Gutiérrez
L’influence des fondateurs musulmans de la ville est évoquée dans les bâtiments mudéjar les plus anciens de la ville et dans les vestiges d’un mur du IXesiècle préservé dans un parc paisible baptisé du premier dirigeant de la ville, parque Mohamed I.
Sinon, il reste peu d’indices visibles.
Reconstituer le passé
Les efforts de reconstitution et de sauvegarde du patrimoine islamique de la ville se sont intensifiés ces dernières années, principalement sous la direction de la Fondation de la culture islamique espagnole (FUNCI).
Selon la secrétaire générale de la fondation, Encarna Gutiérrez, la fondation a été créée avec la conviction que l’Espagne devait embrasser son patrimoine multiculturel et que l’éducation devait jouer un rôle fondamental dans cette reconnaissance culturelle.
En 2017, la fondation s’est associée à l’Université Complutense de Madrid pour créer le Centre d’étude du Madrid islamique (CEMI).
Le centre promeut la recherche scientifique à partir de perspectives historiques et archéologiques du Madrid islamique médiéval et œuvre à la protection du patrimoine islamique de la ville.
Leur travail repose sur la conviction qu’une meilleure compréhension du passé islamique de Madrid peut contribuer à l’inclusion et à la coexistence pacifique aujourd’hui.
« Moins les gens ont de connaissances, plus il est facile de les manipuler, et plus il est facile de voir les autres cultures et religions comme des éléments étrangers, plutôt que comme une part essentielle de notre histoire », promet Encarna.
« Le rejet de l’islam en Espagne s’explique principalement par le manque de connaissances des gens sur ce sujet. »
Le CEMI organise des conférences publiques en collaboration avec d’autres institutions et propose des visites guidées dans différents « lieux de mémoire » du Madrid islamique.
« Une grande partie de la société civile veut la vérité »
- Aurora Ali
Selon Daniel Gil-Benumeya, coordinateur scientifique du CEMI, les « lieux de mémoire » désignent les sites où il n’y a pas toujours de vestiges historiques visibles, mais qui revêtent une importance particulière du point de vue de leur héritage islamique.
Le centre lance une série de conférences en collaboration avec le musée de San Isidro et proposera prochainement des ateliers et des activités sur des aspects du patrimoine andalou de Madrid tels que la gastronomie, le jardinage, la céramique et l’archéologie.
Mythes et histoire inventée
L’histoire islamique de Madrid reste si peu connue à ce jour, c’est en grande partie parce que la ville, en tant que capitale de l’Espagne, résume l’idée de la communauté espagnole imaginaire – catholique et européenne – avec tous ses mythes, déclare Gil-Benumeya.
Suite à la décision du roi Felipe II de faire de Madrid le siège permanent de sa cour en 1561, explique-t-il, le passé médiéval matériel et symbolique de la ville a été effacé afin de bâtir une capitale digne d’un empire.
Plusieurs mythes héroïques liés à l’histoire de Madrid, supprimant radicalement ses origines islamiques, ont été inventés pour cela.
« Ce récit ne peut être défendu d’un point de vue scientifique, mais est profondément enraciné dans l’imaginaire populaire et reproduit par les médias et les institutions du pays. »
La relégation de la période andalouse de Madrid à une « simple parenthèse » dans l’histoire espagnole a entraîné un manque d’intérêt général, estime Gil-Benumeya.
Les rappels visuels jouent également un rôle important, ajoute-il. Dans des villes comme Cordoue et Grenade, il est impossible d’ignorer ou de cacher le passé islamique.
Ce n’est pas le cas à Madrid, où il faut chercher son héritage andalou, et même alors, on ne le voit que très peu. Pour remédier à cela, les visites reposent sur des récits qui font revivre l’histoire cachée de la ville.
De la méfiance à l’acceptation
La FUNCI a été fondée il y a plus de 30 ans, mais jusqu’à récemment, le soutien institutionnel dont elle a bénéficié était fluctuant, déplore Gil-Benumeya, auteur de deux livres sur l’histoire de Mayrit.
En 2016, une nouvelle occasion d’agir s’est présentée.
L’année précédente, les 24 années de régime conservateur ininterrompu ont pris fin lorsque le conseil municipal de Madrid a changé de main pour devenir une coalition de gauche. La nouvelle administration était beaucoup plus disposée à reconnaître les efforts de la FUNCI pour sensibiliser davantage à l’histoire islamique de Madrid.
À peu près à la même époque, la croissance rapide du tourisme halal a permis de tirer profit du patrimoine islamique de Madrid de manière attrayante pour l’administration et le secteur privé.
En 2014, le journaliste Rafael Martínez a commencé à proposer des visites guidées de l’histoire islamique de Madrid et il a constaté que l’intérêt pour cette période de l’histoire ne cesse de croître depuis.
Ces visites constituaient une évolution naturelle après le site web qu’il a créé pour rendre l’histoire andalouse de Madrid accessible à un public extérieur au monde universitaire.
« J’ai commencé à recevoir de nombreuses demandes de visites pour montrer ce que j’écrivais. L’intérêt croissant et la curiosité des gens envers leurs racines ont été la clé. »
À travers ces visites, Martínez espère contribuer à la reconnaissance et à la normalisation de l’héritage andalou de Madrid.
La plupart des clients de Martínez sont des Madrilènes, même si l’intérêt des étrangers et des musulmans espagnols augmente.
Les personnes qui participent à ses visites, explique-t-il, tendent à sympathiser avec le monde arabe et islamique, ont voyagé dans des pays à majorité musulmane et souhaitent en savoir plus sur les origines islamiques de la capitale espagnole.
Selon lui, la plupart des musulmans étrangers ne connaissent Madrid que comme une destination de football et de shopping, car ils ne sont pas suffisamment conscients de cet aspect de l’histoire de la ville.
Flora Saez, cofondatrice de l’agence de tourisme halal basée à Madrid Nur & Duha Travels, cherche à changer cela. Elle indique qu’ils commencent toujours les visites de Madrid par une visite de ses vestiges islamiques.
« Il serait inconcevable pour nous de ne pas faire connaître Madrid de ce point de vue. »
Malgré le manque de monuments impressionnants d’Al-Andalus, Saez affirme que les visiteurs ont toujours envie d’en apprendre davantage sur ce côté de Madrid, bien que, comme l’a souligné Martínez, la plupart d’entre eux ignoraient cette histoire au début.
Découvrir les traces de l’islam dans certains des lieux les plus emblématiques de Madrid, tels que le palais royal et la Plaza de la Villa, rappelle bien qu’Al-Andalus était bien plus vaste que l’Andalousie d’aujourd’hui.
Regarder vers le passé, pour l’avenir
Alors que l’extrême droite et l’islamophobie continuent de gagner du terrain en Espagne et dans le monde, la FUNCI estime que ses efforts sont plus nécessaires que jamais, selon Gutiérrez. « Nous devons embrasser notre passé et en être fiers. »
Gil-Benumeya indique que le large éventail de stéréotypes islamophobes profondément ancré dans la société espagnole permet à l’extrême droite de s’appuyer sur une certaine version de l’histoire médiévale de l’Espagne à des fins populistes.
« Le “Maure” est le plus grand “autre”, mais il fait également partie de “nous”. »
Dans ce contexte, créer un espace pour parler de cette histoire et donner au patrimoine islamique de Madrid la place qui lui revient dans l’histoire sont des avancées positives.
« Une grande partie de la société civile veut la vérité, veut savoir d’où elle vient et est ouverte à tout cela », affirme Ali.
Ali pense que ces efforts auront un impact sur les préjugés dominants et souligne également ce que ces efforts pourraient signifier pour la communauté musulmane de Madrid, qui compte près de 300 000 personnes.
« Ce sera réconfortant pour les musulmans qui sont ici, car à un moment donné, nous pourrions ne plus être perçus comme des étrangers. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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