De la Syrie à Paris, l’odyssée du Petit prince dom
Au centre du chapiteau, plusieurs enfants attendent calmement, assis sur des chaises. Soudain, une ribambelle de garçons et de filles les rejoint, surgissant de derrière un poteau. Tous se prennent dans les bras, se tapent dans les mains. Un air de dabkeh syrienne résonne, et les enfants se mettent à danser autour des chaises.
« Il n’y a pas beaucoup de place, il va falloir partager ! », prévient Yahya al-Abdullah, un bénévole syrien qui aiguille les enfants. Quand la mélodie du synthé s’arrête, c’est la cohue, les enfants s’assoient les uns sur les autres, dans un éclat de rire général.
Cachée derrière un tableau blanc à roulettes, Leoni Unger, une autre bénévole, déboule par surprise, couverte d’un manteau de fourrure. Les enfants crient, se cachent le visage. Elle joue le rôle de l’Ogre, gronde. « Il n’y a pas de place pour vous ici, dégagez ! ».
Les enfants supplient. « S’il vous plaît, votre planète est trop belle et les enfants sont gentils ici. On peut rester ? ».
« Non, il n’y a pas de place, vous m’avez compris ?! », répond l’ogre, menaçant.
Déçus, les enfants qui venaient d’arriver s’éloignent, guidés par une étoile dans le lointain, répétant « pas de place, pas de place ».
Voyage à travers les planètes de l’exil
« Bravo, c’était super ! », s’exclame Yahya. Depuis six mois, une vingtaine d’enfants syriens se retrouve chaque mercredi après-midi au chapiteau Raj’ganawak pour jouer Le Voyage de la fleur et du petit Amir, une pièce de théâtre qui s’inspire du Petit prince.
La scène du jour fait écho à leur vécu : ils ont quitté la Syrie dès la révolte populaire en 2011 pour rejoindre le Liban où vivaient déjà certains de leurs proches, avant de devoir quitter le pays, sous la pression de l’État libanais – symbolisé par l’Ogre – qui a multiplié les mesures hostiles : législation pour empêcher les Syriens de travailler, non-reconduction des titres de séjour, harcèlement policier…
« Les plus petits ont déjà oublié une partie de leur histoire, la pièce est une manière de sauvegarder la mémoire de l’exil »
- Yahya al-Abdullah, chercheur à l’EHESS et bénévole
L’astéroïde B612 que quitte le Petit prince dans le conte d’Antoine de Saint-Exupéry a été remplacé par la Syrie, et les planètes qu’il visite sont les pays traversés par les enfants pour atteindre la France : la Mauritanie, l’Algérie, le Maroc et l’Espagne.
« Le texte a été écrit à plusieurs mains à partir du récit de cinq adolescents. Les plus petits ont déjà oublié une partie de leur histoire, la pièce est une manière de sauvegarder la mémoire de l’exil », résume Yahya, qui est aussi chercheur à l’EHESS.
Ces enfants n’ont pas suivi le même trajet migratoire que la plupart des réfugiés syriens, qui sont passés par la Grèce et la route des Balkans : ils sont issus de la minorité ethnique dom, assimilée aux « Gitans du Moyen-Orient ». Elle est très mal perçue dans le monde arabe, désignée par le terme péjoratif de « nawar » (Gitan).
La plupart des enfants présents au chapiteau a souvent un parent de nationalité libanaise, les communautés des deux pays étant très liées. Pour éviter de traverser la Méditerranée en canot pneumatique, les familles doms ont pris un vol pour Nouakchott, franchi le Sahara et le Maghreb, avant de pénétrer dans l’enclave espagnole de Melilla.
Après plusieurs mois de détention dans des CETI (Centre de séjour temporaire pour les immigrants), les familles ont été transférées au compte-goutte sur le continent européen par l’État espagnol.
Les enfants doms, de la rue à l’école
Les premières familles sont arrivées en France en 2014, et sont depuis visibles dans les stations de métro, sur les marchés, devant les mosquées, avec leurs pancartes « familles syriennes SOS ». Elles se sont installées dans les banlieues nord de Paris, en particulier en Seine-Saint-Denis, dans des hôtels bas de gamme ou dans des squats.
« Lors d’une réunion de quartier, Camo a entendu une personne se plaindre de ces enfants isolés et bruyants, que l’on retrouvait parfois aux feux rouges à mendier. Elle a aussitôt décidé d’agir et de rencontrer ces familles », explique Anissa Allek, coordinatrice au chapiteau Raj’ganawak.
Camille Brisson, alias Camo, est un visage bien connu à Saint-Denis. En 2002, la trapéziste a monté un cirque engagé, lieu de rencontres et de brassage culturel : le chapiteau Raj’ganawak. De nombreux enfants roms des bidonvilles de Saint-Denis y ont pris des cours d’initiation au cirque.
« Pendant plus d’un an, on est allés frapper avec Camo à la porte des chambres de l’hôtel dans lequel vivaient les familles syriennes. On disait, c’est le chapiteau, vous venez ? », raconte Mathilda Millet, une animatrice qui a suivi le projet dès le début.
Pendant près d’une année scolaire, les enfants roms et doms se sont côtoyés pour des activités de soutien scolaire, mais finalement, les bénévoles se sont concentrés sur les Syriens qui n’étaient suivis par aucune autre structure.
« Ils ont vite été en demande d’apprendre à lire le français », explique Mathilde Salaün, une autre bénévole impliquée dans l’aventure.
« La priorité a été de scolariser ces enfants qui restaient hors des radars. En coordination avec l’association Aset 93, nous avons instauré un Bus école dans un jardin de Saint-Denis, puis avons entamé les démarches avec la mairie pour les scolariser », poursuit Anissa.
« Les parents ont compris que leurs enfants avaient tout à gagner à aller à l’école », souligne Yahya, qui travaille sur l’intégration urbaine de la communauté dom à Paris et Istanbul.
Après des mois d’insistance, la mairie de Saint-Denis a fini par s’activer.
« La ville a organisé des campagnes de vaccination et fait traduire leurs documents administratifs pour qu’ils puissent aller à l’école », explique Suzanna de la Fuente, maire adjointe en charge de la vie scolaire à Saint-Denis. En octobre 2018, vingt-deux enfants âgés de 4 à 15 ans ont été scolarisés dans six écoles du département, et d’autres les ont rejoints en mai.
« Fascinant et déroutant à la fois »
Depuis plusieurs semaines, les enfants viennent d’eux-mêmes dans « leur » chapiteau. Un lieu où l’imagination a pris le pouvoir, où les rêves n’ont pas de frontières, hors du cadre codé de l’école et loin de l’univers de « grands » de la mendicité auquel ils sont confrontés.
Certains, hauts comme trois pommes, ont déjà franchi des frontières endormis avec du sirop pour la toux, escaladé des murs de barbelés infranchissables, avalé des déserts sans fin.
Dès qu’ils poussent l’imposante porte en bois du chapiteau, cachée derrière une palissade en tôle, les enfants se précipitent dans les bras des bénévoles, une bande de copains liés à La Briche foraine, un atelier de créateurs situé à deux pas.
« Avec le théâtre, les enfants ont pris confiance en eux, sont plus épanouis, apaisés »
- Mathilda Millet, animatrice
Une drôle d’alchimie s’est créée, malgré les difficultés de communication : les adultes parlent en français, alors que certains enfants ne maîtrisent que l’arabe ou le domari, une langue d’origine indo-aryenne parlée par les Doms.
« En général, la communauté, qui est discriminée, se mélange peu. Au début, les parents étaient sceptiques, désormais ils sont plus enthousiastes », se félicite Yahya.
Pour autant, le projet théâtral reste un défi de tous les instants. « On improvise constamment. On a l’impression d’avancer et de reculer en permanence. C’est fascinant et déroutant à la fois ! », lance Mathilda.
Les enfants font preuve d’une énergie débordante, pas toujours facile à canaliser. Des ateliers manuels les distraient : théâtre d’ombre, fabrication de planètes en papier mâché ou d’animaux en fil de fer, confection de masques, dessin…
« Avec le théâtre, les enfants ont pris confiance en eux, sont plus épanouis, apaisés », affirme la bénévole.
« La mobilité des enfants reste le principal défi », ajoute Yahya. Les familles circulent en effet régulièrement entre la France et la Belgique, en s’établissant dans l’un ou l’autre pays selon les opportunités. D’autres, installées en région parisienne, déménagent en province, suite aux offres d’hébergement de l’OFII (l’Office français de l’immigration et de l’intégration).
Il y a peu, Bouchra, une jeune ado facétieuse, qui ne manquait aucun mercredi avec sa petite sœur, a annoncé qu’elle partait pour le sud de la France. Elle ne jouera pas la princesse de Mauritanie ou la fleur du Petit prince lors du spectacle programmé fin juin.
« Une étoile s’en va », souffle Mathilde, émue. Plus qu’une aventure théâtrale, le chapiteau aura tissé des liens entre deux mondes qui d’ordinaire ne se croisent jamais.
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