Oubliez Game of Thrones : les hakawati sont de retour
« Antar s’est battu jusqu’à avoir les mains fatiguées et engourdies. Puis son cheval l’a jeté à bas et il a senti que la mort était proche. Des hommes se sont précipités pour l’attaquer et il les a tous combattus, les empilant les uns sur les autres comme des feuilles mortes… Mais ses ennemis l’ont vaincu, le faisant prisonnier, humilié et honteux. »
À ce moment précis, Nazih Kamareddine s’arrête. Son public, un mélange de visages jeunes et vieux dans un café bondé du nord du Liban, retient son souffle : ils doivent attendre une autre soirée pour savoir ce qui arrive au héros romantique de la saga poétique Antar et Abla.
C’est une technique souvent utilisée par les hakawati, conteurs traditionnels du Moyen-Orient, qui transforment leurs sagas en feuilleton sur des semaines, voire des mois, pour attirer les auditeurs. Ahmad al-Saidawi, un hakawati renommé du XVIIIe siècle, aurait fait durer l’histoire du roi Baybars pendant 372 nuits dans un café d’Alep, ne coupant court que lorsqu’un gouverneur ottoman l’aurait supplié de révéler la fin.
Au cours des siècles passés, les hakawati (du mot arabe « hakaya » qui signifie histoire) faisaient partie de la vie quotidienne au Levant. Souvent, la pratique se transmettait dans les familles, chaque conteur apposant sa propre marque distinctive sur les vieux contes.
Les techniques et les goûts ont changé : les histoires religieuses, par exemple, étaient courantes dans les villages de montagne libanais, explique Jean Hajjar, président de Cross Arts Cultural Association.
Le cliffhanger, la technique consistant à faire durer le suspense d’une œuvre en terminant un épisode par une fin ouverte, était un outil populaire. Le hakawati était comme le précurseur humain de la série télévisée ou du coffret DVD – les gens se rassemblaient dans les cafés ou dans la rue pour écouter le dernier chapitre. « C’était du divertissement : les hakawati rassemblait tout le monde », explique Rima Husseini, professeure de communication interculturelle et de résolution des conflits à l’Université libano-américaine.
Il était une fois…
L’art de la narration est enraciné dans la culture libanaise, mais au cours des dernières décennies, les médias modernes ont éclipsé les traditions orales, et les hakawati risquent d’être de l’histoire ancienne. Pourtant, les vieux contes font toujours écho auprès des auditeurs d’aujourd’hui et la pratique a refait surface sous de nouvelles formes grâce aux conteurs contemporains qui trouvent des moyens de la garder en vie.
Le ministère libanais de la Culture demande à l’UNESCO d’ajouter les hakawati au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, lequel protège les traditions qui préservent la diversité culturelle et favorisent la compréhension.
« Les récits d’aujourd’hui sont tellement clivants. Le hakawati est un rappel des coutumes communes qui unissaient les communautés », explique Rima Husseini. « Il peut être un antidote au danger du récit unique. »
On ne sait pas exactement quand les hakawati ont émergé dans la culture arabe. Cependant, le classique des Mille et Une Nuits, qui date du VIIIe siècle, est un des premiers exemples de l’influence de la narration orale. Dans celui-ci, la conteuse fictive Shéhérazade termine chaque nuit sur un cliffhanger, forçant le roi à remettre son exécution imminente à un autre jour. Finalement, après 1 001 nuits, elle obtient un sursis.
« Les récits d’aujourd’hui sont tellement clivants. Le hakawati est un rappel des coutumes communes qui unissaient les communautés. Il peut être un antidote au danger du récit unique »
- Rima Husseini, professeure à l’Université libano-américaine
Dans les années 1940 et 1950, deux célèbres hakawati régnaient dans les cafés de Tripoli, dans le nord du Liban, une ville célèbre pour les prouesses de ses conteurs. Chacun avait un héros différent qui a capturé l’imagination des auditeurs fidèles. « Les gens avaient l’habitude de concourir entre eux et de dire que leur héros était meilleur que celui des autres », raconte Barrack Sabih, hakawati depuis douze ans.
Les conteurs jouaient des parties de l’intrigue pour attirer la foule ; l’un d’eux a même mis en scène une scène de mariage et a demandé à son public de s’habiller pour l’occasion. « Il y avait des hakawati dans tous les cafés à l’époque, peut-être une vingtaine ou une trentaine à Tripoli, et tout le monde se réunissait pour les écouter. Ils s’amusaient avec ces vieilles histoires », raconte Hasan Sasaby, 85 ans.
Certains ont voyagé à l’étranger à la recherche de matériel exotique pour surpasser leurs rivaux, mais il y avait toujours une demande pour les classiques. Un riche auditeur s’est tellement impliqué dans le drame d’Antar que, selon la légende, il s’est rendu chez le hakawati à 2 heures du matin et lui a donné une lire en or pour racheter la liberté du héros. « Les histoires qui entourent les histoires sont presque aussi fascinantes que les contes eux-mêmes », estime Jean Hajjar.
En tant qu’hommes instruits, les conteurs professionnels exerçaient une influence considérable. Lorsque le célèbre hakawati Abou Ali Ambouba s’est plaint de douleurs à l’estomac après avoir mangé dans une boulangerie bien connue, les propriétaires du commerce lui ont offert des sucreries gratuites pour qu’il garde cet épisode pour lui. « Ils étaient comme le Facebook de l’époque », commente Jean Hajjar. « À Tripoli, ils avaient un réel pouvoir. »
La morale d’une bonne histoire
Beaucoup de choses ont changé à Tripoli, où les générations plus âgées se rappellent avoir joué dans les rues avec des amis de toutes confessions avant que la guerre civile libanaise, de 1975 à 1990, ne fracture une société alors tolérante. « La vie avant la guerre était meilleure, les gens se souciaient les uns des autres et il y avait plus de tendresse », estime Hasan Sasaby. « C’était une belle époque. »
Le conteur Barrack Sabih veut restaurer l’identité de Tripoli en adaptant de vieux contes pour attirer un public moderne qui, selon lui, a perdu ses liens avec le passé.
Lorsqu’il s’est produit pour la première fois en 2010, les membres plus âgés du public ont pleuré. « Cela les a ramenés à un beau moment de leur vie. » Toutefois, il ne se contente pas de recycler les vieux récits favoris. Sabih veut se servir de son rôle de hakawati comme outil culturel pour éduquer les jeunes à la paix et la diversité et discuter de questions difficiles à aborder dans la vie quotidienne.
Pendant le Ramadan, il s’est produit dans un lieu neutre situé entre les quartiers sunnites et alaouites de Tripoli, où les impacts de balles sur certains bâtiments constituent un rappel brutal de la violence sectaire dans la zone. Ce faisant, il espérait que divers publics se réuniraient et se mêleraient dans le même espace public. « Les hakawati reviennent pour réhabiliter le sens de la communauté », dit-il.
Certains, cependant, exploitent la tradition pour le gain commercial ou pour renforcer le dogme religieux, déplore-t-il. « Ce n’est pas un bon investissement dans un endroit diversifié comme le Liban. La valeur de ces histoires est de célébrer différents points de vue. »
Au cours des siècles passés, de nombreux villages levantins avaient leur propre hakawati, mais les meilleurs voyageaient, captivant le public avec des contes populaires, des mythes et des légendes. Il y avait aussi des conteuses, et les gens allaient dans les villages pour les écouter.
Paul Mattar est directeur du théâtre Monnot à Beyrouth, qui enregistre ces vieux contes de villages afin que les conteurs professionnels puissent les garder en vie dans les théâtres de la capitale. « C’est une tradition familiale vivante », affirme-t-il
Un tel média peut-il encore retenir l’attention des publics de l’ère numérique ? Mattar le pense.
« Je ne prétends pas que nous puissions rivaliser avec l’iPhone ou l’ordinateur, nous ne nous battons pas avec les mêmes armes. Mais quand ils viennent à nos événements, les gens sont capables de s’éloigner de la technologie et de la modernité et de se perdre dans un autre monde. »
L’année prochaine marquera le 20e anniversaire du Festival international du conte organisé par le théâtre et qui réunit des artistes de diverses cultures originaires du monde entier.
D’autres initiatives modernes ont vu le jour à Beyrouth, y compris Hakaya, où les participants se réunissent pour partager dix minutes d’expériences à la première personne. Rima Abushakra, une ancienne journaliste, a lancé l’initiative il y a trois ans pour raconter les histoires humaines qui ne seront jamais imprimées. « D’un côté, c’est nostalgique, de l’autre, ça rassemble des gens vraiment différents », commente-t-elle.
La tendance actuelle à Beyrouth est à la narration autobiographique. Dima Matta, professeure d’université et artiste qui a lancé la communauté de conteurs Cliffhangers en 2014, dit qu’il y en a besoin dans la capitale. « Les histoires rassemblent les gens. En tant qu’êtres humains, nous aimons intrinsèquement les histoires, nous y réagissons. »
Ces dernières années, plus de femmes se sont aussi mises à raconter des histoires. « Le terme hakawatiya a été inventé pour nommer les conteuses », précise Dima Matta.
Hakawati du mois sacré
Retour à Tripoli, où Nazih Kamareddine explique qu’il n’est plus possible de gagner sa vie en tant que hakawati. Pour subvenir à ses besoins, lui-même travaille également comme acteur.
« Je ne prétends pas que nous puissions rivaliser avec l’iPhone ou l’ordinateur, nous ne nous battons pas avec les mêmes armes. Mais quand ils viennent à nos événements, les gens sont capables de s’éloigner de la technologie et de la modernité et de se perdre dans un autre monde »
- Paul Mattar, directeur du théâtre Monnot à Beyrouth
Les honoraires de Kamareddine – s’il s’agit d’un emploi rémunéré dans un lieu privé ou d’un événement public parrainé par la municipalité – sont d’environ 2 000 dollars américains, mais il a une équipe à payer et la demande est faible. Lors de petits événements, les honoraires des hakawati varient de 50 à 300 dollars.
Les auditeurs devront revenir pour la fin quand, après une vie d’exploits héroïques, Antar, qui est de basse extraction, « obtient ce qu’il désire le plus au monde » et épouse sa chère Abla, la fille du roi.
Mais alors que le public est pendu à ses lèvres, impatient d’entendre la suite, Kamareddine se lance dans un poème, refermant le chapitre de la nuit avec des vers qui offrent une leçon morale. Il ne s’agit pas seulement de divertissement – le devoir du hakawati est de « réparer les valeurs dans la société », selon Kamareddine.
« Mon cœur est apaisé, dit Antar à ses invités au mariage. La fortune m’a aidé, et ma prospérité déchire le voile de la nuit. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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