Abdellah Zaâzaâ : « Le hirak du Rif et le hirak algérien montrent une voie à suivre »
« Quatre mètres sur deux. Il est très bas, tout juste un peu plus de deux mètres de hauteur. Le sol est nu et suit une grande pente qui de tous les côtés converge vers le trou des aisances. Celui-ci est bouché, de l’urine est répandue partout […] j’ai l’impression d’être dans une grotte datant des âges préhistoriques. »
Ce n’est pas le pitch d’un film d’horreur mais la description de la cellule où a vécu Abdellah Zaâzaâ. Militant du mouvement marxiste-léniniste marocain Ila al-Amam, ce républicain invétéré a été incarcéré en 1975, prélude à quatorze ans de torture et d’humiliation dans les prisons secrètes de Hassan II.
Trente ans après sa libération, l’activiste, toujours droit dans ses bottes, livre son témoignage dans Le Combat d’un homme de gauche qui vient de paraître au Maroc, aux éditions Kalimate.
Middle East Eye : Trente ans après votre libération, vous revenez, dans ce témoignage, sur les horreurs que vous avez subies dans les prisons secrètes de Hassan II. Pourquoi ne franchissez-vous ce pas qu’aujourd’hui, après tous vos anciens camarades ?
Abdellah Zaâzaâ : Je ne le fais qu’aujourd’hui parce que personne ne s’y était intéressé. Puis, je ne suis pas écrivain et je n’ai pas l’intention de le devenir en livrant ce témoignage. Je devais régler des comptes avec un passé, une expérience.
Déjà, en 1989, un mois avant ma libération, mon camarade Jaouad Mdidech (ancien prisonnier politique, auteur de La Chambre noire) m’avait confié son manuscrit pour que je lui donne mon opinion. Là, en me replongeant dans l’ambiance du commissariat, je me suis mis à écrire. Mais à peine ai-je commencé que j’ai été libéré.
C’est ainsi que j’ai gardé ce manuscrit avec des écrits éparpillés que je devais remanier. Il y a trois ans, Driss Bouissef Regab (écrivain et ancien détenu politique) m’a demandé de lui confier mes écrits mais il n’avait pas les moyens financiers. Et, de fil en aiguille, le livre a fini par voir le jour.
C’est l’éveil de la société qui oblige le pouvoir à aménager les rapports de force
MEE : Êtes-vous parvenu à « régler vos comptes » ? Ne subsiste encore chez vous aucune haine envers les responsables de votre expérience carcérale ?
AZ : Non, je n’ai pas de haine. C’est une histoire dans laquelle j’ai joué un rôle. Et si c’était à refaire, je referais la même chose. Par régler mes comptes avec le passé, j’entendais tourner définitivement la page, ne plus revivre cette expérience…
MEE : Que reste-t-il de votre rêve du « grand soir » aujourd’hui ? Appartient-il désormais au passé ?
AZ : Je crois toujours au grand soir. Il y a de nouvelles méthodes, comme la désobéissance civile. Le hirak du Rif et le hirak algérien montrent une voie à suivre. Une voie à même de regrouper les citoyens dans la défense de leurs droits. Qui aurait pu, il y a dix ans, imaginer que le Mouvement du 20 février ou le hirak seraient possibles ? Qui aurait pu imaginer possible ce qui se passe en Algérie et au Soudan ?
MEE : Dans les mouvements révolutionnaires du XXe siècle, comme Ila al-Amam où vous avez milité, la lutte était portée par une idéologie et des objectifs clairs. Aujourd’hui, le caractère spontané des mouvements de les fragilise-t-il pas ?
AZ : Ces mouvements spontanés luttent pour les droits de l’homme, les droits des femmes, la justice sociale. Ce sont des idéaux aussi.
Maintenant, c’est aux intellectuels d’assumer leur rôle en se mettant en contact avec les activistes dans les quartiers populaires. Les chercheurs et les sociologues vivent sur un nuage, loin des théâtres des mouvements de contestation.
MEE : Sur le plan des droits de l’homme, y a-t-il eu, selon vous, un changement réel depuis vingt ans ?
AZ : S’il n’y avait pas de changement, je dirais que c’est un échec pour nous. Le changement a été imposé par le peuple. La lutte pour les droits des femmes a commencé dès les années 1980, tout comme le combat pour la question amazighe.
Ensuite, le makhzen ne peut pas réprimer à sa guise aujourd’hui, contrairement à une certaine époque où des gens disparaissaient du jour au lendemain.
Il ne faut pas imaginer que le chemin vers la démocratie est linéaire. On ne peut pas être victorieux de bout en bout
MEE : Pour vous, ce changement est à attribuer à l’éveil de la société et non à une volonté politique ?
AZ : C’est l’éveil de la société qui oblige le pouvoir à aménager les rapports de force. Bien que ces rapports de force soient toujours en sa faveur, il est obligé de lâcher quelque chose. Les citoyens n’hésitent plus à protester.
MEE : Pourtant, aujourd’hui, des journalistes et prisonniers politiques continuent encore de croupir en prison. La répression a-t-elle pris le dessus ?
AZ : Sur le plan court et immédiat, il y a des incontestablement des régressions mais, sur le long terme, il y a une évolution avec des hauts et des bas. Il ne faut pas imaginer que le chemin vers la démocratie est linéaire. On ne peut pas être victorieux de bout en bout.
MEE : Dans le bilan des vingt ans de règne de Mohammed VI, l’Instance équité et réconciliation (IER, instance créée en 2004 et chargée de solder les années de plomb) est présentée comme une grande avancée. Cette initiative a-t-elle réellement permis la réconciliation des victimes avec le passé sombre lié au régime de Hassan II ?
AZ : Il n’y a pas de réconciliation à mon sens, car on ne peut pas faire une réconciliation en continuant avec la même logique. Cela dit, il vaut mieux avoir l’IER que rien du tout. On peut considérer que les petites avancées n’ont aucune espèce d’importance mais, pour moi, ces petites avancées ne sont pas rien.
MEE : Vous êtes connu pour être un des « derniers républicains » au Maroc. L’êtes-vous toujours ?
AZ : Honnêtement, je suis toujours républicain. D’ailleurs, beaucoup de personnalités de gauche sont républicaines philosophiquement mais la répression actuelle les empêche de l’exprimer librement, tant cette répression est intériorisée. Il suffirait que les rapports de force changent pour que les gens le disent.
MEE : Que pensez-vous de vos anciens camarades qui ont changé de bord, comme ceux qui ont intégré le Parti authenticité et modernité (PAM) créé en 2008 par Fouad Ali El Himma, ami et conseiller de Mohammed VI ?
AZ : Ce sont des expériences individuelles. Que le makhzen puise dans les rangs des partis ou des mouvements, cela a toujours été le cas. La question est de savoir comment les mouvements pourraient produire plus de militants que ne peut arrêter ou récupérer le régime.
Quand les Vietnamiens, pendant la guerre, envoyaient des combattants dans certaines zones, ils étaient conscients qu’ils ne les reverraient plus. Il leur fallait alors produire plus de cadres que les Français ne pouvaient tuer ou arrêter.
Le propre des mouvements sociaux est qu’ils ne s’annoncent pas. C’est le résultat d’un processus de convergence de plusieurs situations
MEE : Pour revenir au hirak algérien, pensez-vous qu’un mouvement similaire soit envisageable au Maroc ?
AZ : Il y a un an, personne ne pouvait prévoir le hirak algérien. Le propre des mouvements sociaux est qu’ils ne s’annoncent pas. C’est le résultat d’un processus de convergence de plusieurs situations.
L’essentiel c’est qu’en attendant, les conditions soient là. Dans les associations de quartiers où j’étais, tout était axé sur la formation des jeunes, garçons et filles. Au déclenchement du « 20 février », les militants s’étaient tous retrouvés à une échelle élevée du mouvement. Bien entendu, on n’avait pas planifié qu’il en soit ainsi.
MEE : En 2003, vous aviez déclaré dans un entretien que vous refusiez de cautionner l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH), initiative lancée en 2005 par le roi pour lutter contre la pauvreté. Craigniez-vous que l’objectif soit de contrôler la société civile ?
AZ : L’INDH ou la fondation Mohammed V pour la solidarité (fondation créée en 1999 pour lutter contre la pauvreté) essayent d’être le seul acteur sur le social.
L’État tente aussi d’imposer le contrôle les financements étrangers et toutes les sources de financements des associations afin de contrôler leur action. À mon avis, ils n’y arrivent pas car il y a des gens qui sont prêts à travailler avec l’INDH mais qui refusent d’être récupérés.
Le makhzen s’est attaqué par le passé aux cadres intermédiaires dans les partis de gauche, lesquels cadres se situent entre le peuple et l’élite. Résultat : le peuple s’est retrouvé directement face à l’élite
MEE : Vous consacrez un chapitre de votre livre à votre combat pour la laïcité dans les quartiers populaires. Pourquoi la gauche est-elle inaudible dans ces quartiers, notamment sur la question de la laïcité ?
AZ : Le makhzen s’est attaqué par le passé aux cadres intermédiaires dans les partis de gauche, lesquels cadres se situent entre le peuple et l’élite. Résultat : le peuple s’est retrouvé directement face à l’élite. Un leader de gauche, qui habite dans une villa dans un quartier huppé, est coupé des quartiers populaire, même s’il s’agit d’un militant sincère.
Même dans les mouvements révolutionnaires, l’élite est rarement en contact avec le peuple. Il faut rappeler qu’il y a une gauche dont on ne parle jamais, celle des quartiers populaires.
Ces gens discutent dans les cafés, analysent, débattent mais ne participent aux tables rondes et autres conférences dans certains quartiers du centre ville, car ce n’est pas leur monde.
On ne demande pas que l’élite descende dans les quartiers populaires mais qu’elle soutienne au moins les gens qui vont dans les quartiers. Ce n’est qu’en soutenant des associations et des militants qu’il sera possible de reconstruire la chaine entre l’élite et la base.
MEE : Cela a-t-il permis aux islamistes de percer plus facilement dans les quartiers populaires ?
AZ : C’est évident. Heureusement que le vide n’est pas total. Car, je le répète, il y a des gens de gauche dans ces quartiers.
Tout le monde a intériorisé le cliché selon lequel les gens rejettent ou ne comprennent pas la laïcité. Il y a une différence entre un inconnu qui vient prêcher dans le quartier et un militant connus de tous dont le combat finit par être accepté.
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