La guerre civile serait une aubaine pour Éric Zemmour
J’avais bien une petite boule au ventre en descendant du tramway, samedi dernier. Une semaine auparavant, je m’étais fait accréditer à la Convention de la droite, organisée par le magazine d’extrême droite L’Incorrect, financé par Charles Beigbeder. J’en avais entendu parler cet été. Ni une ni deux, j’ai sauté sur l’occasion et contacté l’ISSEP, l’école de Marion Maréchal-Le Pen, qui m’a transmis le contact presse.
Avec des guest-stars comme Éric Zemmour, Gilbert Collard et, bien sûr, Marion Maréchal, étoile montante de l’extrême droite française, l’affiche était particulièrement alléchante. Si je puis dire.
Avec deux livres à mon actif, l’un sur la guerre d’Algérie, l’autre sur l’islamophobie, je savais bien que les thèmes de cette convention me parleraient. Après douze heures passées dans l’exotique Palmeraie, je peux vous le dire, samedi, j’ai fait un strike.
Aux abords de la salle, une file d’attente s’était formée, une heure avant l’ouverture des festivités. Comme moi, pas loin de 1 500 personnes ont sacrifié leur samedi ensoleillé.
J’emprunte l’entrée presse où je suis accueillie par un jeune homme avenant.
L’hôte me tend un tote bag contenant un stylo, un porte-clés, un briquet, tous siglés Convention de la droite. Je le remercie mais le préviens, moqueuse : « Je n’irai pas faire mes courses avec, en revanche ». Je plaisante volontiers même si le cadre ne s’y prête pas. Peut-être une façon de masquer ma gêne. Voire mon appréhension.
À l’intérieur, murs habillés de néon et palmiers de plastique nous plongent dans une ambiance très Mille et Une Nuits. Inattendu. Surtout quand on connait l’objet de la rencontre. Peut-être un procédé cathartique pour ce qui s’annonce, à la lecture du programme, une bonne séance d’exorcisme collectif.
Autour de moi, se pressent les organisateurs. L’impression d’assister au lancement de la convention depuis les coulisses d’un mariage. L’effervescence ambiante nous ferait presque oublier où l’on est.
Vers 14 heures, j’entends une clameur près de l’entrée. « Bravo ! Bravo ! Une nuée de caméras avancent, des flashs crépitent, des voix s’élèvent. Entouré de colosses, Éric Zemmour, le polémiste chargé d’introduire la convention, fait son entrée. Direction la scène, où Marion Maréchal l’attend, installée au premier rang.
Baptême zemmourien
Une place de choix pour écouter l’éminence médiatique. C’est la première fois que j’assiste à l’une de ses conférences. Et puis, je ne regarde pas la télé.
Sans surprise, ou presque, le discours d’Éric Zemmour est à la hauteur de ce qu’il est. Une diatribe contre l’islam et les musulmans, assenée avec légèreté et mauvaise foi.
Cette violence a fini par immuniser la majorité silencieuse
Entre ricanements et saillies acerbes, l’homme appelle à « se battre » afin de stopper cette « inversion de la colonisation », paraphrasant à l’envi l’écrivain et théoricien du « grand remplacement » Renaud Camus (revendiqué par le meurtrier de Christchurch), avant de pérorer : « Je vous laisse deviner qui seront leurs Indiens et leurs esclaves. »
Une harangue taillée pour faire le buzz.
À mes côtés, un journaliste hollandais dont je viens de faire la connaissance s’étrangle devant la violence du propos. À mesure que le polémiste déroule son discours, nous nous regardons ahuris. Zemmour, on le connaît, mais très vite, son discours nous parait bien plus extrême qu’à l’accoutumée.
Sarcastique, il lamine les incarnations du progressisme : Caroline de Haas, militante féministe, Rokhaya Diallo, journaliste et activiste antiraciste, Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, mais aussi la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye et ses « tenues », l’écrivaine Christine Angot, et même le vocable « décolonial », avant d’entrer dans le vif du sujet : l’islam.
Je note. Frénétiquement. Avant que ses paroles ne s’envolent. Il faut relater, témoigner, déconstruire. Pour éviter que ses mots ne se gravent dans une banalité ambiante.
J’envoie des textos à mes proches : « Zemmour en roue libre. Il a sorti la sulfateuse. » Pas de réponse. Un silence, symptôme, peut-être, d’une forme de lassitude. D’indifférence aussi. Cette violence a fini par immuniser la majorité silencieuse.
Lui répondre, selon eux, reviendrait à le faire exister. Et pourtant, il existe. Une foule d’intermédiaires de la haine lui a fait la courte échelle. Depuis de nombreuses années.
Le progressisme, meilleur ennemi
On l’oublie, mais l’envolée de Zemmour propose « une alternative au progressisme. » Dans sa bouche, le terme en appelle souvent un autre : diversité.
Galvanisé, il dénonce à tout-va « cette idéologie diversitaire », qui, tenez-vous bien, est portée par « un appareil de propagande médiatique » dont l’efficacité ferait passer « Goebbels pour un modeste artisan ».
Il a osé. Avec lui, le pire est toujours sûr. Zemmour dénonçant les médias. Lui qui fonctionne en vase clos avec eux, avec « cet appareil » justement. Lui qui a écumé les plateaux télé et radio ces dernières années comme on écume les boîtes de nuit.
Que connait-il hormis cela ? Les banlieues sur lesquelles il vomit sans cesse ?
Un appareil de propagande dont il a lui-même grassement profité. Comme de nombreux téléspectateurs, j’ai découvert Zemmour sur Itélé et je l’ai vu prendre du galon sur le service public. Désopilante donc, cette amnésie.
La salle applaudit, s’émerveille devant le verbe zemmourien, en guerre contre l’universalisme marchand et islamique, ces « deux totalitarismes » – mais qui, telles deux mamelles, le nourrissent.
Machine de guerre de l’édition et des chaînes d’information en continu, que serait Zemmour sans la minorité extrémiste islamique ? Rien. Car, comme Arès, dieu de la guerre dans la mythologie grecque, Éric Zemmour s’épanouit par le conflit, le carnage des idées. La guerre civile serait même une aubaine pour lui.
Jouer des peurs du passé
Paroxysme de son intervention, la référence aux années 30. Galvanisé malgré une voix enrouée, il projette une bile acide sur une assemblée insatiable : « Dans les années 30, les auteurs plus lucides qui dénonçaient le danger allemand comparaient le nazisme à l’islam. »
Et le polémiste d’ajouter : « Et personne ne leur reprochait de stigmatiser l’islam […] Bien sûr, disaient-ils, le nazisme est un peu raide et intolérant, mais de là à le comparer à l’islam… » L’œil rieur, Zemmour ricane, la bave aux commissures des lèvres.
Que serait Zemmour sans la minorité extrémiste islamique ? Rien. Car, comme Arès, dieu de la guerre dans la mythologie grecque, Éric Zemmour s’épanouit par le conflit, le carnage des idées
La salle, conquise, s’esclaffe. Derrière moi, des supporters se sont faufilés dans le carré presse. Transis, ils applaudissent avec ferveur dans un moment d’épiphanie. Zemmour, 100 mètres devant, pourrait bien les repérer, qui sait ? La zemmour mania bat son plein.
Et moi, je regarde la salle. Après tout, 2 000 personnes ne représentent pas la France. Comment imaginer qu’ils puissent répandre leur fiel à grande échelle ? J’ignore que LCI diffuse le discours en direct. Il faut bien contenter « le temps de cerveau humain disponible ».
Si Zemmour est une bête intellectuelle, auteur à succès (Destin français, tête des ventes en septembre 2018, Le Suicide français, 500 000 exemplaires vendus), il est aussi le produit de cet ogre médiatique. Cet ogre perpétuellement affamé et qu’il a rassasié à de (trop nombreuses) reprises.
À mesure que Zemmour égrène ses mots acides, à mesure que le public applaudit avec cette ferveur religieuse (oui, l’engouement pour Zemmour relève d’une forme de mystique irrationnelle), je me demande de quoi Zemmour est-il le nom. Surtout, qui blâmer face à ce débordement de haine ?
Les médias en premier lieu. Zemmour est l’avorton de cet « universalisme marchand » médiatique. Zemmour est un symptôme plus qu’une cause. Le symptôme d’une crise des médias où la rentabilité prime sur l’information. Si Zemmour est pyromane, d’autres répandent le feu.
L’expérience « communautarisme »
Parallèle possible pour comprendre la responsabilité des médias dans la fabrication de figures ou de concepts fumeux, l’exemple de Maxime Rodinson que Zemmour cite, avec déférence. L’historien est le premier, dans les colonnes du Monde, à parler de « peste communautaire ». Une formule qui ouvrira la voix au (gros) mot communautarisme.
Nous sommes, en 1989, en pleine affaire du voile en France et Rodinson pose les bases d’un concept aujourd’hui reconnu mais qui, pourtant, n’a aucune valeur scientifique. Une odyssée lexicale dont seuls nos médias ont le secret. Et qui, par transitivité, s’applique à l’essayiste.
Hasard du calendrier, l’historien Gérard Noiriel vient de publier un livre qui éclaire sur la bête et établit de manière quasi-scientifique la ressemblance entre Edouard Drumont, théoricien, à la fin du XIXe siècle, de l’antisémitisme de combat, et Zemmour, qui appelle à la guerre civile contre les musulmans.
Qui blâmer d’autres ? Chacun sa part. Zemmour, lui-même, pour ses idées ? Trop facile. D’autant qu’à titre personnel, les mots d’Éric Zemmour glissent sur moi. Même pris frontalement, à quelques mètres de distance. Pourquoi ? Parce que je sais qu’en France, la justice en fera son affaire. Je lui souhaite, d’ailleurs, tous les ennuis judiciaires possibles.
Faire taire Zemmour ?
Ses mots glissent sur moi aussi parce qu’il est identifié. Paradoxalement, cela me paraît rassurant. Je sais d’où partent les coups. L’ennemi n’est pas en embuscade.
Je redoute davantage ceux qui m’abhorrent derrière les rideaux de velours des salons de la République. Ceux qui s’évertuent à épaissir, avec soin, ces plafonds de verre contigus à tout ce que la France compte de sphères d’influence
Je préfère les gens qui me haïssent yeux dans les yeux que ceux qui m’aiment du haut de leur mépris. C’est comme ça. J’ai toujours aimé la confrontation. J’ai l’âme conquérante plutôt que victimaire.
Éric Zemmour, qu’on le veuille ou non, n’avance pas masqué. Il me hait. Il me le dit. Et cela me va.
D’expérience, je redoute davantage ceux qui m’abhorrent derrière les rideaux de velours des salons de la République. Ceux qui, depuis des années, s’évertuent à épaissir, avec soin, ces plafonds de verre contigus à tout ce que la France compte de sphères d’influence : partis politiques, entreprises, organes de presse, haute administration. Et qui, sans mot dire, mènent une guerre de pouvoir contre ceux qu’ils jugent exogènes à la caste des puissants.
Eux constituent un problème, également. Invisibles. Insaisissables. Inarrêtables. Quand Zemmour parle, eux sont silencieux. Au mieux chuchotent-ils. Mais pas assez fort pour que j’en identifie l’origine. Pas assez fort pour que je les terrasse.
Dans leur couardise, Éric Zemmour joue un rôle. Il prépare le terrain à des discours de plus en plus raides. Les fait entrer dans le champ des possibles, de l’acceptable.
Les médias ne lui ont-ils pas abondamment ouvert les portes ? Les politiques, esseulés, n’ont-ils pas puisé dans sa rhétorique des bribes d’idées ? Au hasard, la déchéance de nationalité, d’abord. L’identité nationale, hier.
Éric Zemmour insulte face caméra. Patrick Buisson, militant d’extrême droite historique, s’infiltre, fait de la métapolitique. Conseiller de l’ombre de Nicolas Sarkozy, il joue un rôle clé dans l’élection présidentielle de 2007.
Le concert de réactions outrées aux propos de Zemmour n’est, à mes yeux, qu’un cache-sexe bien utile pour masquer ce que le polémiste titille en eux. Zemmour titille la part friable de leurs convictions. Celle qui pourrait, j’en suis sûre, faire sécession avec leurs idéaux. Ne jamais oublier les ravages de l’antisémitisme de bureau en 1940. L’antisémitisme de monsieur et madame tout le monde.
Arrêtons l’hypocrisie. Intéressons-nous, plutôt, au profil socio-culturel de ses 500 000 lecteurs… Certainement plus armés intellectuellement que la masse. Plus influents, aussi.
À la tribune, les intervenants se succèdent. Robert Ménard confie son isolement. Irrévérencieux, il joue la culpabilisation auprès du public. « Je me sens seul et abandonné par vous », « On nous traite de ploucs », « On est cette France que même ici vous ne connaissez pas. » Rien ne marche mieux en politique que la fibre émotionnelle.
« Français juif identitaire »
Après avoir dénoncé les 28 procès intentés contre lui par des ONG, sous l’œil complice de son avocat William Goldnadel, lequel se définira dans la foulée comme un « Français juif identitaire », Ménard appelle Marion à se présenter. « J’en ai assez des excuses pour ne pas se présenter à la présidentielle ! Trop jeune, etc. on a besoin d’un nouveau visage. » Une vague d’euphorie traverse la centaine de rangs. Ensemble, tout devient possible, perçoit-on.
Raphaël Enthoven, philosophe très actif sur Twitter, livre ensuite une allocution théâtralisée et téméraire. En vingt minutes, il douche les espoirs de l’assistance pour 2022, étrille « leur francité » comme forme de « leur communautarisme ».
Mais son allusion à la torture en Algérie déclenche l’ire des nostalgériques. « Aucune guerre n’est propre », murmure un jeune devant moi, mais c’est surtout le retentissant « retourne en Algérie ! » qui frappe. La mouvance Marion s’est moins construite sur l’héritage de Marine Le Pen que sur celui de son père, Jean-Marie.
Mon collègue journaliste me demande « si ça va, si je ne me sens pas menacée ». Pas vraiment. Les milieux d’extrême droite, je dois bien l’avouer, me fascinent. Je réalise quelques interviews. Mes confrères de la télévision font des live. La mort de Jacques Chirac mobilise l’essentiel des troupes. C’est assez visible. Reste que l’intervention de Marion Maréchal, finalement avancée, tient en haleine les journalistes présents.
Armée de fantassins
Vers 19 heures 15, la jeune femme se fraie un chemin parmi les objectifs qui s’offrent à elle. Ce n’est pas une star de cinéma mais elle y ressemble. Sur scène, la silhouette parfaite, elle livre un discours aux allures de programme politique. Je l’observe, l’écoute attentivement. Dans ma tête, une petite musique s’enclenche. « Présidentiable mais trop réac. »
Si depuis, elle a bien démenti toutes velléités présidentielles pour 2022, elle le sait bien : à 29 ans, elle a la vie devant elle. Stratège, elle trace un sillon surfant sur ce possible, cette brèche ouverte par Emmanuel Macron, président à 39 ans. Marion Maréchal a le temps.
Armée de cette intime conviction, celle « d’être un jour au pouvoir », elle pose les pierres, les unes après les autres. Soigneusement. Avec « méthode », terme revenu deux fois dans son discours. Une méthode claire qui consiste à s’entourer de gens aux compétences variées. Telle une armée de bois, chaque soldat mène la bataille depuis son poste.
Éric Zemmour, ce sera le tapin. L’homme du scandale, l’homme des médias, l’homme du buzz. Robert Ménard, l’homme du pouvoir, de la France profonde, du terrain. Gilbert Collard, l’expert justice et accessoirement « ancien député de la nation et député français au Parlement européen », comme mentionné sur sa carte de visite.
Or, ces figures médiatiques sont exactement à la place assignée par leur cheffe. Celle de trublions. Parce qu’au cours de la journée, j’ai entendu d’autres intervenants bien plus troublants, comme Frédéric Saint Clair. Un temps conseiller de Dominique de Villepin au Quai d’Orsay, il est l’auteur de La Refondation de la droite.
Son discours, bien que policé, déconstruit la menace d’un islam politique. Pointant le vrai danger qu’est « l’islam culturel », Saint Clair prévient : « Houellebecq s’est planté. C’est l’islam culturel qui mettra en place les conditions pour l’élection d’un président musulman », plaidant, tacitement, pour un élargissement de la loi sur la laïcité de 1905, qui sépare l’État et l’Église, aux questions culturelles, aux modes de vie, qui deviendraient ainsi une question politique. Il s’agirait alors de défendre un art de vivre « à la française ». Une police des mœurs en quelque sorte. À la sauce saoudienne.
Bienvenue à la convention de la droite « la plus bête du monde ».
- Nadia Henni-Moulaï est journaliste, fondatrice de MeltingBook et auteure du Petit précis de l'islamophobie ordinaire.
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