Comment l’Iran voit l’invasion turque du nord de la Syrie
Comme la plupart des gouvernements arabes et européens, l’Iran a condamné l’offensive militaire de la Turquie dans le nord-est de la Syrie, lancée peu après que le président américain Donald Trump a ordonné le retrait des forces américaines stationnées le long de la frontière suite à un entretien téléphonique avec son homologue turc, Recep Tayyip Erdoğan.
Ahmed Aboul Gheit, secrétaire général de la Ligue arabe – une organisation régionale rassemblant 22 États arabes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord – a qualifié l’incursion de « violation flagrante de la souveraineté de la Syrie » qui « pourrait permettre le renouveau » de l’État islamique (EI), tandis que la Ligue a organisé une réunion de crise samedi pour discuter de ses conséquences.
De la même façon, l’Union européenne a vivement critiqué l’invasion, la haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Federica Mogherini, avertissant que celle-ci risquait « d’engendrer une instabilité prolongée dans le nord-est de la Syrie, en fournissant un terrain fertile à la résurgence » de l’EI. Certains gouvernements européens ont également fait planer la menace de sanctions et d’un embargo sur les armes contre Ankara.
L’Iran, proche partenaire commercial de la Turquie qui est sa voisine au nord-ouest, a rallié le chœur, mais les enjeux sont fondamentalement différents en ce qui le concerne, ce qui explique pourquoi la République islamique s’est contentée de critiques verbales et s’est abstenue, par exemple, de déployer des forces paramilitaires placées sous son commandement pour défendre la souveraineté syrienne et les territoires contrôlés par les Kurdes.
Dénonciation verbale de l’Iran
Le ministère iranien des Affaires étrangères a exprimé jeudi son « inquiétude » concernant l’opération militaire turque et exigé « un arrêt immédiat des hostilités et le départ de l’armée turque du territoire syrien ».
La Turquie affirme que son offensive vise à chasser les Forces démocratiques syriennes (FDS) – la coalition de milices anti-Assad dominée par les Kurdes – du nord de la Syrie.
Le ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, avait précédemment cité un pacte de sécurité signé en 1998 entre la Turquie et la Syrie – communément appelé accord d’Adana – comme cadre juridique permettant d’établir pacifiquement la sécurité à la frontière turco-syrienne.
Dans le cadre de cet accord, le président syrien de l’époque, Hafez al-Assad, s’était engagé à fermer les bases du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) – qu’Ankara considère comme un groupe terroriste – en Syrie et à expulser son dirigeant Abdullah Öcalan du pays.
« L’accord d’Adana entre la Turquie et la Syrie – toujours en vigueur – peut être le meilleur moyen de parvenir à la sécurité. L’Iran peut contribuer à réunir les Kurdes syriens, le gouvernement syrien et la Turquie afin que l’armée syrienne et la Turquie puissent garder la frontière », a tweeté Zarif, résumant ses suggestions dans une interview accordée à la chaîne d’information publique turque TRT World.
Alors que l’invasion turque du nord de la Syrie, baptisée opération Source de paix, entrait dans son troisième jour vendredi, les radicaux iraniens ont exprimé une position contraire relativement dure.
Ahmad Khatami, qui dirige provisoirement la prière du vendredi à Téhéran, a mis en exergue vendredi la situation critique du conflit saoudien au Yémen, avertissant Ankara de ne pas tomber dans un « piège » similaire et de ne pas s’empêtrer dans un « nouveau bourbier ».
« Cette action militaire ne permettra pas d’atteindre les objectifs de la Turquie, mais attisera le nationalisme kurde et incitera probablement [les Kurdes] à se réconcilier avec Damas », a déclaré à MEE Diako Hosseini, directeur du programme d’études internationales du Centre présidentiel d’études stratégiques iranien. « Cela pourrait également conduire à une longue guerre d’usure et embourber davantage la Turquie dans la situation difficile du nord de la Syrie. »
Un mal pour un bien
Cela ne signifie toutefois pas que l’Iran ne voit aucun côté positif dans les derniers développements.
Tout en exprimant officiellement son opposition à la violation explicite par Ankara de la souveraineté syrienne, les dirigeants iraniens semblent la considérer comme un mal pour un bien.
Téhéran pourrait estimer que même si la Turquie remportait la bataille, il serait finalement plus facile d’expulser de la région les combattants syriens alliés à Ankara – dont certains entretiennent des liens étroits avec al-Qaïda et ses affiliés – que les Kurdes soutenus par les États-Unis qui bénéficient du soutien politique des puissances occidentales
Bien qu’il insiste sur la nécessité d’une résolution pacifique des tensions, Téhéran pourrait estimer que même si la Turquie remportait la bataille, il serait finalement plus facile d’expulser de la région les combattants syriens alliés à Ankara – dont certains entretiennent des liens étroits avec al-Qaïda et ses affiliés – que les Kurdes soutenus par les États-Unis qui bénéficient du soutien politique des puissances occidentales.
Étant donné la probabilité que ni Téhéran ni Damas n’accepteront la création d’une enclave autonome kurde au nord-est de la Syrie – et encore moins d’un État indépendant –, laisser la Turquie faire le sale boulot et prendre des mesures à son encontre en tant que « libérateurs » des territoires syriens des « occupants » étrangers pourrait leur rendre service.
La Russie, allié le plus influent du président syrien Bachar al-Assad, devrait suivre, car elle a joint ses forces à l’armée syrienne pour chasser les milices d’Idleb dans le nord-ouest malgré un accord de « démilitarisation » avec la Turquie dans le cadre du processus de paix d’Astana.
Néanmoins, un tel scénario peut être plus difficile à mettre en œuvre pour Damas et ses alliés iranien et russe si une Turquie triomphante parvient à peupler les zones actuellement contrôlées par les Kurdes avec des millions de réfugiés syriens et à imposer un nouvel ordre démographique sur le terrain.
Deuxièmement, la République islamique et le gouvernement Assad se méfient profondément du modèle de gouvernance progressiste des Kurdes dans le « Rojava », la zone à majorité kurde du nord-est de la Syrie.
Fondé sur le « confédéralisme démocratique », il a inspiré d’autres minorités kurdes de la région à rechercher l’autonomie et l’indépendance. C’est la gouvernance égalitaire et respectueuse de l’environnement du Rojava qui a convaincu les Kurdes irakiens de tenir un référendum sur l’indépendance en septembre 2017 malgré l’opposition du gouvernement central à Bagdad. Ce dernier a finalement contrecarré leurs aspirations avec une aide massive de l’Iran.
Téhéran ne veut pas que les Kurdes syriens servent de modèle à sa population kurde rétive le long de la frontière irakienne. L’armée iranienne a organisé des manœuvres militaires inopinées près de la frontière avec la Turquie mercredi, le jour où Ankara a lancé son incursion dans le nord-est de la Syrie.
« Le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) iranien partage l’objectif de la Turquie consistant à saper l’autorité des Kurdes et à empêcher leur indépendance, tout en s’inquiétant de l’émancipation des rebelles syriens alliés à la Turquie et de la manière dont ils pourraient affaiblir le régime d’Assad », a confié à MEE Saeid Golkar, expert du CGRI à l’Université du Tennessee (États-Unis).
« Alors que Téhéran se réjouit visiblement du retrait progressif des forces américaines de Syrie, la politique du CGRI consiste à endiguer et à affaiblir à la fois les Kurdes syriens et les rebelles soutenus par Ankara. »
Les FDS – dont les Unités de protection du peuple (YPG) kurdes sont une composante essentielle – semblent avoir noué des relations étroites avec Israël, l’ennemi juré de l’Iran dans la région, ces dernières années. Selon des renseignements, une série de frappes de drones et de missiles israéliens contre des positions des Unités de mobilisation populaire (UMP ou Hach al-Chaabi) alliées de Téhéran en Irak auraient été lancées depuis des territoires contrôlés par les Kurdes dans le nord-est de la Syrie.
Cela donne à l’Iran une motivation supplémentaire pour retenir les forces de la milice chiite et laisser ses rivaux turcs et kurdes en Syrie se saigner à blanc le plus possible.
Compte tenu des liens tendus qui unissent le gouvernement d’Erdoğan à Israël, les dirigeants iraniens peuvent au moins avoir l’assurance que le nord-est de la Syrie ne se transformera pas en « tremplin » permettant à Israël de lancer des attaques contre les installations et les intérêts iraniens dans la région, si la Turquie parvient à expulser les milices kurdes de la région.
Somme toute, une invasion turque prolongée risque d’aggraver les divergences entre Ankara, Téhéran et Moscou, et pourrait persuader les deux principaux alliés d’Assad de s’impliquer plus énergiquement.
« L’Iran et la Russie sont opposés à une réaction sévère contre la Turquie, mais si elle ne met pas rapidement fin à son offensive militaire en Syrie, ils pourraient décider d’exercer davantage de pression sur Ankara, ce qui – ajouté à la pression internationale croissante – pourrait compliquer la situation pour Erdoğan », a conclu Hosseini.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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