Algérie : inquiétante vague d’arrestations d’opposants
« Le corps chétif… L’humeur sombre… Les gestes lourds… Les yeux tristes… L’esprit distrait… Elle ne lève presque pas le visage du sol et ne répond que par un oui ou un non… »
C’est un extrait d’une lettre évoquant le désarroi d’un avocat qui découvre une jeune étudiante de 22 ans raflée lors d’une manifestation, plongée dans une profonde détresse causée par sa nouvelle condition de « prisonnière politique ».
À la jeune fille, Nour el Houda Dahmani, paralysée par la honte et la terreur de se trouver en prison, l’avocat écrit : « Tu n’as pas à avoir honte, tu es pour nous le sens même de l’honneur ».
Sa photo fait désormais partie des dizaines de milliers d’autres reproductions de portraits de détenus politiques que les manifestants en Algérie brandissent chaque mardi et chaque vendredi pour réclamer leur libération.
Des contenus jugés attentatoires au « moral » de l’armée
Ils sont près de 140 Algériens, pour certains depuis quatre mois, à être en prison pour avoir ouvertement critiqué le pouvoir pour avoir manifesté, ou pour avoir publié sur leur compte Facebook ou Twitter des contenus jugés attentatoires au « moral » de l’armée.
« Tu n’as pas à avoir honte, tu es pour nous le sens même de l’honneur »
- Lettre d’un avocat à l’étudiante Nour el Houda Dahmani
Depuis quelques semaines, la cadence des arrestations politiques en Algérie s’est accélérée et prend les allures d’une campagne à large échelle contre la contestation d’où qu’elle vienne, incluant y compris les journalistes qui couvrent et rapportent cette contestation.
Le 10 octobre, Abdelouahab Fersaoui, président du Rassemblement action jeunesse (RAJ), une des figures du hirak, a été arrêté durant un sit-in en soutien aux détenus d’opinion organisé devant un tribunal au centre-ville d’Alger. Cinq membre de la même ONG ont été incarcérés une semaine auparavant.
Fersaoui est poursuivi pour « atteinte à l’intégrité du territoire national » et « incitation à la violence».
Le 14 octobre, le journaliste Adel Azeb Cheikh de Radio Oued, la radio locale de la ville d’El Oued dans le sud-est de l’Algérie, a été incarcéré pour avoir, selon le HuffPost Algérie, publié sur son compte Facebook personnel les images d’un rassemblement de protestation des chômeurs de la ville d’El Oued devant l’agence de l’emploi.
Le journaliste a été emprisonné en même temps que trois jeunes protestataires après que le directeur de l’agence de l’emploi a déposé plainte pour « publication d’images sans autorisation de l’auteur, injures et insultes ».
Le 15 octobre, le journaliste Said Boudour est emprisonné à son tour à Oran.
Said Boudour, qui est aussi membre du bureau de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme d’Oran, avait été arrêté auparavant, le 6 octobre, placé en garde à vue et présenté le lendemain devant le procureur puis remis en « liberté provisoire ». Il est accusé, lui aussi, d’« atteinte au moral de l’armée ».
Avec le journaliste Sofiane Merakchi, en détention depuis le 26 septembre pour avoir fourni des images des manifestations à des chaînes de télévision étrangères, ils sont donc actuellement trois journalistes algériens en prison alors que les interpellations ou les convocations des reporters qui couvrent les manifestations se multiplient.
Des réseaux informels mis en place dans l’urgence par des citoyens et des activistes pour organiser la solidarité avec les détenus politiques, comme le Comité national de la libération des détenus (CNLD) ou le Réseau contre la répression, tentent d’aider les ligues des droits de l’homme à recenser et renseigner les arrestations et les mises en détention.
Ils appellent aussi à des rassemblements de protestation devant les tribunaux à chaque fois que l’un ou l’une de ceux que l’on appelle maintenant en Algérie « les prisonniers du hirak » comparaissent devant les juges.
Le 7 octobre, l’avocat Mustapha Bouchachi, a lancé un appel aux juges algériens pour qu’ils s’en tiennent strictement au respect de la loi. « Je ne demande pas aux juges de soutenir le hirak, ce que je leur demande c’est de seulement respecter la loi », a-t-il lancé lors d’une conférence de presse collective d’avocats impliqués dans la défense des prisonniers politiques, où ont été dénoncées les méthodes d’arrestations arbitraires.
Les « enlèvements par des agents en civil », la mise au secret parfois pendant plusieurs jours de personnes arrêtées, la confection de dossiers à charge après les interpellations et portant sur des déclarations faites plusieurs mois auparavant – des méthodes que les Algériens n’avaient plus revues depuis la fin de la guerre civile des années 1990 –, ont été longuement décrites et dénoncées lors de cette conférence de presse par des avocats extrêmement inquiets par la logique purement répressive qui s’est emparée de la machine policière et judiciaire.
Marche des avocats le jeudi 17 octobre
À cet égard, une marche nationale des avocats aura lieu jeudi 17 octobre pour dénoncer « le climat de répression » et exiger la libération des prisonniers politiques, ajoutant aux flots de manifestations et de rassemblements qui ne cessent de prendre de l’ampleur au fur et à mesure que la répression s’emballe.
« Un Algérien sur dix est pour les élections. Les neuf autres seront bientôt arrêtés »
- El Manchar, journal satirique
En effet, depuis trois semaines, le nombre de manifestants ne cesse d’augmenter durant les grands rendez-vous du hirak algérien, les vendredis et les mardis, mais aussi à d’autres occasions, comme lors de la manifestation du 13 octobre devant le Parlement où des milliers d’Algériens ont exigé le retrait d’amendements à la loi algérienne sur les hydrocarbures.
« Depuis quelques vendredis, la mobilisation monte en cadence. Le 4 octobre en particulier, le mouvement a pris de l’envergure, que ce soit dans la capitale ou dans de nombreuses autres régions du pays. Si les événements se poursuivent à ce rythme, et si l’ampleur revient à ce qu’elle était en février ou mars derniers, il est fort probable que l’institution militaire réponde favorablement aux revendications du peuple et ajourne le scrutin présidentiel » a affirmé à Jeune Afrique le président du Front de la justice et du développement (islamiste), Abdallah Djaballah.
Pour l’instant, c’est uniquement à travers les arrestations et les procès que le commandement militaire du pays s’obstine à répondre aux manifestants qui rejettent cette élection.
Ahmed Gaïd Salah, le chef d’état-major et vice-ministre de la Défense, est allé jusqu’à affirmer, dans un discours le 15 octobre, que les dizaines de milliers d’Algériens qui manifestent sont payés avec de « l’argent sale » pour le faire : « Des entités inconnues aux objectifs malveillants consacrent de l’argent sale afin d’amplifier le nombre de ces manifestations. »
Cette élection est présentée par le chef d’état-major de l’armée algérienne comme l’unique « solution à la crise » que vit l’Algérie depuis que le président Abdelaziz Bouteflika a été forcé de démissionner le 2 avril dernier, après vingt ans de règne.
« Un Algérien sur dix est pour les élections. Les neuf autres seront bientôt arrêtés », a récemment titré le célèbre site satirique algérien El Manchar, résumant dans un humour grinçant l’atmosphère pré-électorale en Algérie.
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