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« Après ils peuvent me pendre » : dans la prison des combattants de l’EI au nord de la Syrie

Quel sort attend les 12 000 combattants de l’EI en prison chez les forces kurdes, en pleine offensive turque et après l’élimination d’Abou Bakr al-Baghdadi ? 
Des hommes soupçonnés d'être affiliés au groupe État islamique (EI) sont rassemblés dans une cellule de la ville de Hassaké, dans le nord-est de la Syrie, le 26 octobre 2019 (AFP)
Par MEE et agences à HASSAKÉ, Syrie

Il y a quelques mois, nombre d’entre eux s’acharnaient encore à défendre l’ultime résidu du « califat » du groupe État islamique (EI) à Baghouz. Aujourd’hui, dans une précarité extrême, ils sont parmi les 5 000 extrémistes armés présumés à s’entasser dans une prison kurde du nord de la Syrie.

L’AFP a obtenu un accès exceptionnel à ce centre situé dans la province de Hassaké. Ses journalistes y ont découvert des milliers de détenus, dont des enfants, survivant dans une odeur pestilentielle et une chaleur étouffante, recroquevillés ou allongés dans leur combinaison orange de prisonniers, le visage émacié et le corps décharné.

« Ils n’ont aucun lien avec l’extérieur. Ils ne voient le soleil que s’ils sont transférés vers l’infirmerie » 

- Serhat, le directeur de la prison

La prison de Hassaké accueille surtout des irréductibles restés avec l’organisation ultraradicale jusqu’aux dernières heures à Baghouz, ultime bastion dont la chute a sonné le glas du « califat ».

Un garde hésite à ouvrir le mouchard d'une cellule. « Ceux-là sont dangereux », dit-il.

Il y a environ un mois, raconte le directeur, des prisonniers ont tenté de lancer une mutinerie en faisant croire qu'un des leurs était malade. Les gardes sont entrés mais ont réussi à contenir l'attaque des détenus.

Parfois, dit-il, des combattants en cavale « s’approchent de la prison et ouvrent le feu, pour montrer aux détenus qu’ils sont toujours là ».

Des prisonniers américains

Bien loin de l’image du groupe qui a fait régner la terreur ces dernières années en Syrie et en Irak en violant, décapitant et procédant à des exécutions de masse.

La plupart sont Irakiens ou Syriens, Tunisiens, Marocains, Saoudiens. Mais on trouve aussi des Européens, et même des Américains, malgré les appels répétés du président Donald Trump aux Européens à rapatrier leur propres ressortissants.

Aucun ne sait sans doute que leur chef, Abou Bakr al-Baghdadi, a été tué dimanche dans une opération américaine dans le nord-ouest de ce même pays.

La prison de Hassaké accueille surtout des irréductibles restés avec l’organisation ultraradicale jusqu’aux dernières heures à Baghouz (AFP)

« Ils n’ont aucun lien avec l’extérieur. Ils ne voient le soleil que s’ils sont transférés vers l’infirmerie », explique le directeur de la prison, qui se présente sous le pseudonyme de Serhat.

« Je veux quitter cette prison, retourner dans ma famille », dit Aseel Mathan, un Britannique de 22 ans, que l’AFP a pu interroger samedi.

Originaire du Pays de Galles, il affirme être arrivé à 17 ans au Moyen-Orient. Selon son récit, il a d’abord rejoint son grand frère Nasser à Mossoul, un ancien bastion de l’EI en Irak. À la mort de ce proche, il est parti à Raqa, l’autre grand fief de l’EI à l'époque, dans le nord syrien.

« Je veux rentrer en Grande-Bretagne », répète-t-il.

54 nationalités présentes

L’infirmerie accueille actuellement plus de 300 blessés ou amputés. Au total, 1 500 prisonniers, soit près d’un tiers, sont blessés ou malades, d’après ce responsable.

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Dans la prison, des dizaines de garçons, parfois à peine adolescents, ont été placés dans la même cellule, des « lionceaux du califat » comme se plaisait à surnommer ces enfants la propagande de l’EI.

Aujourd’hui, quelque 12 000 éléments de l’EI, dont 2 500 à 3 000 étrangers originaires de 54 pays, sont détenus dans les prisons des forces kurdes.

Avec le chaos sécuritaire provoqué par l’offensive turque contre les forces kurdes dans le nord syrien, les Occidentaux redoutent des évasions. Washington a affirmé que plus de 100 prisonniers de l’EI s'étaient échappés depuis le lancement de l'opération turque le 9 octobre.

Des responsables français ont fait état de 60 à 70 de leurs ressortissants parmi ces détenus, tandis que Bruxelles n’a confirmé la présence que de 13 Belges. Les Kurdes ne divulguent pas de statistiques par nationalité.

« On s’attend à tout »

Après l’annonce de la mort de Baghdadi dimanche, le commandant en chef des FDS, Mazloum Abdi, a averti que les combattants de l’EI en cavale chercheraient à se venger. 

« On s’attend à tout, y compris des attaques contre les prisons », a-t-il déclaré. 

Cette mise en garde intervient alors que des dizaines de prisonniers de l’EI se sont déjà échappés après l'offensive turque. 

La semaine dernière, James Jeffrey, émissaire américain pour la Syrie, a déclaré au Congrès que « plus de 100 » prisonniers de l’EI s'étaient évadés et que leur sort était inconnu. 

Vendredi, le ministre américain de la Défense Mark Esper a déclaré que les forces kurdes avaient réussi à « récupérer » des dizaines de prisonniers de l’EI échappés lors de l'offensive turque.

Une situation ingérable

Les FDS ont longtemps prévenu que la surveillance des prisonniers étrangers de l’EI serait « secondaire » en cas d’opération militaire turque.

En plus des combattants de l’EI, les forces kurdes détiennent des milliers de leurs proches, femmes, enfants et parents, dans des camps aménagés à cette fin.

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Celui dAl-Hol, surpeuplé, accueille plus de 70 000 personnes – des Syriens et des Irakiens, mais aussi des Français, des Belges ou des Allemands – dont la colère et les tentatives récurrentes d’évasion sont contenues à grande peine.

Une autre structure abritant des « familles de l’EI » se trouve à Aïn Issa, d’où 800 personnes se sont évadées dans le sillage de l'offensive turque.

Certaines auraient réintégré le camp depuis, d’autres seraient passées du côté turc de la ligne de front ou auraient rejoint des cellules de l’EI opérant dans la région.

Les Européens craignent pour leur sécurité si les Kurdes ne peuvent plus garder ces prisonniers. 

Mais ils hésitent toujours, comme la France, à rapatrier leurs ressortissants figurant parmi les détenus. Ils cherchent à transférer certains d’entre eux en Irak. 

Des adolescents et des orphelins

Les États-unis ont saisi, au début de l’offensive turque, deux membres hauts placés de l’EI. Selon la presse américaine, ils seraient détenus en Irak. 

Dans la prison de Hassaké, des dizaines de garçons parfois à peine adolescents ont été mis dans la même cellule. Seul adulte avec eux, un chirurgien orthopédique fait prisonnier dans la région de Baghouz.

« Je suis seul maintenant, j’attends de sortir »

- Un adolescent tunisien de 13 ans

Khaled, originaire d’Asie centrale, sort la tête de la lucarne de sa cellule pour observer les visiteurs, souriant au garde qui lui demande de calmer ses camarades aussi curieux que lui. « Reculez ! », lance l’orphelin de 9 ans aux autres enfants.

Derrière lui, un adolescent tunisien de 13 ans dit vouloir rentrer dans son pays. « Je suis seul maintenant, j’attends de sortir », assure-t-il. Lui aussi est orphelin, après avoir perdu sa famille dans un bombardement.

Bassem Abdel Azim, 42 ans, est blessé à la jambe. Égypto-Néerlandais, il faisait partie des irréductibles de Baghouz. Il raconte être venu en Syrie avec sa femme qui « ne savait pas » où il la conduisait. 

« J’ai peur qu’elle soit punie. Ce n'est pas sa faute, c’est la mienne », assure ce père de cinq enfants, dont l’aîné a 11 ans, qui a perdu toute trace de sa famille.

« J’espère revoir ma femme, dit-il. Après ils peuvent me pendre. »

Par Rouba el-Husseini

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