Après la mort de Baghdadi, l’État islamique survivra tant que règnera le chaos
Après le décès d’Abou Bakr al-Baghdadi, calife autoproclamé de l’État islamique (EI), qui se trouvait autrefois à cheval entre l’Irak et la Syrie, trois questions reviennent parmi les analystes des médias et les responsables de gouvernements.
Premièrement, comment Baghdadi a-t-il été capturé ? Deuxièmement, qui va le remplacer ? Troisièmement, les combattants restants du groupe peuvent-ils se regrouper après sa mort ?
En ce qui concerne la première question, le président américain Donald Trump a révélé comment Baghdadi avait été rattrapé. Il en aurait même trop dit, selon certains anciens responsables des renseignements, en dévoilant des détails spécifiques relevant des techniques propres aux renseignements américains.
État islamique : de l’insurrection irakienne à la mort de Baghdadi
+ Show - Hide2004–2011. Après l’invasion américaine de l’Irak en 2003, une ramification d’al-Qaïda s’est implantée, changeant de nom en 2006 pour devenir l’État islamique en Irak.
2011. Le dirigeant du groupe, Abou Bakr al-Baghdadi, envoie des agents en Syrie pour y implanter une annexe du groupe. Baghdadi s’y rend à son tour en 2013, rompant avec al-Qaïda et rebaptisant son groupe État islamique en Irak et au Levant.
2014. Son succès soudain commence avec la prise de Falloujah en Irak et Raqqa en Syrie. Puis Mossoul et Tikrit. Baghdadi rebaptise le groupe État islamique et décrète un « califat ». Raqqa et Mossoul deviennent les deux capitales de facto de l’EI.
L’aviation américaine frappent des positions de l’EI dans le nord de l’Irak et Washington forme une coalition rassemblant plus de 70 pays pour lutter contre le groupe, menée sur le terrain en Irak par les forces gouvernementales irakiennes, les milices soutenues par l’Iran et les combattants peshmergas kurdes, et en Syrie par les Forces démocratiques syriennes (FDS) dirigées par les Kurdes. L’offensive brise la dynamique de l’EI.
2015. Des combattants attaquent Charlie Hebdo et un hypermarché casher à Paris, point de départ sanglant d’une vague d’attentats revendiqués par l’EI dans le monde entier. En Libye, des combattants décapitent des chrétiens et jurent allégeance à l’EI, suivis par divers groupes dans d’autres pays, mais ils restent indépendants sur le plan opérationnel.
2016. La défaite de l’EI commence à prendre forme avec le succès des offensives à Falloujah en Irak et Manbij en Syrie.
2017. L’EI subit un an de défaites catastrophiques, perdant Mossoul en Irak et Raqqa et Deir ez-Zor en Syrie.
2018. Le gouvernement syrien reprend les enclaves de l’EI à Yarmouk, au sud de Damas, et à la frontière avec le plateau du Golan occupé par Israël.
2019. Les combattants de l’EI sont vaincus dans leur dernière enclave sur l’Euphrate dans le village de Baghouz. Les FDS annoncent l’élimination du califat ». Dans une vidéo, Baghdadi reconnaît la défaite à Baghouz tout en menaçant d’attaques « en représailles ».
Le 27 octobre, le président américain Donald Trump annonce la mort de Baghdadi lors d’un raid des forces spéciales américaines à Idleb, dans le nord-ouest de la Syrie.
L’État islamique, en dépit de la mort de son dirigeant, tirera avantage de la politique moyen-orientale incohérente du président Trump
Si la réponse à la question du remplacement de Baghdadi n’est que pure spéculation à ce stade, il est possible de répondre à la troisième question car elle est liée à la décision de Trump de procéder au retrait des forces américaines de Syrie.
L’EI peut surmonter le décès de Baghdadi vu qu’il a prospéré dans le chaos en Syrie – dès 2011 lorsque la guerre civile a éclaté –, et que le chaos règne actuellement en raison des combats entre les Kurdes syriens et la Turquie.
L’EI peut également tirer avantage de la situation en Irak, où la population proteste contre la mauvaise gouvernance.
En fin de compte, l’État islamique, en dépit de la mort de son dirigeant, tirera avantage de la politique incohérente du président Trump au Moyen-Orient.
L’État islamique, en dépit de la mort de son dirigeant, tirera avantage de la politique incohérente du président Trump au Moyen-Orient
Quant à la façon dont Baghdadi a été localisé, on le doit à la composante humaine des renseignements plutôt qu’aux renseignements par satellite.
Un ancien agent de la CIA, Daniel Hoffman, a expliqué : « Il faut aller au contact et rencontrer des sources ou avoir des partenaires pour faire la liaison, comme les Kurdes », en faisant référence aux Kurdes syriens avec lesquels l’administration Trump a récemment rompu une alliance.
En effet, un responsable kurde a affirmé avoir fourni des renseignements concernant le lieu où se cachait l’émir ces six derniers mois, tandis que les renseignements irakiens se sont également attribués le mérite, déclarant que leurs interrogatoires avaient conduit à la localisation de Baghdadi.
Alors qu’on pensait qu’al-Baghdadi se cacherait dans la zone frontalière anarchique entre l’Irak et la Syrie, il a été étonnamment trouvé dans la province d’Idleb, dans le nord-ouest de la Syrie, tenue par Hayat Tahrir al-Sham (HTS), le groupe affilié à al-Qaïda qui rivalisait autrefois avec l’EI.
Trois successeurs potentiels
Sur la question de la succession, le Washington Post a révélé trois successeurs potentiels. Les deux non-Irakiens mentionnés sont Abou Saleh al-Jazrawi, un Saoudien, ou Abou Othman al-Tounsi, apparemment un Tunisien, car les conseillers irakiens de Baghdadi ont pour la plupart été tués. Si tel est le cas, cela bouleverserait une pratique qui a débuté en 2010.
Le précurseur de l’EI, al-Qaïda en Irak, était dirigé par un Jordanien, Abou Moussab al-Zarqaoui, tué dans une frappe le 7 juin 2006.
Reste à savoir si ceux qui ont fui les prisons de l’EI feront une différence dans une résurgence de l’EI, ou si ses futurs dirigeants s’organisent pendant leur incarcération actuelle
Il a été remplacé par Abou Ayyoub al-Masri, un poseur de bombes égyptien, qui a réalisé qu’un Irakien devrait avoir un rôle prépondérant dans l’insurrection irakienne, et a promu Abou Omar al-Baghdadi. Tous deux ont été tués en 2010, ce qui a permis à Abou Bakr al-Baghdadi de devenir chef.
Un autre nom mentionné est Al-Haj Abdullah Qardash, un Turkmène de la ville irakienne de Tal Afar. Si tel est le cas, il n’aurait probablement pas le pedigree arabe d’al-Baghdadi, qui a affirmé qu’il descendait du prophète Mohammed, une ascendance infondée utilisée par l’EI pour justifier la revendication de Baghdadi au califat.
Si ce dernier est choisi comme son successeur, il sera le second chef de l’EI à avoir été emprisonné dans le camp américain de Bucca à compter de 2004. Apparemment, c’est dans cette prison que les commandants de l’EI se sont réunis pour devenir le noyau qui allait revitaliser le groupe affaibli après 2010.
Lors d’une attaque par l’EI en 2013, près de 500 compagnons capturés qui se trouvaient dans cette prison ont fourni une équipe de commandants et de fantassins essentiels à son offensive à Mossoul presque exactement un an plus tard.
Cela soulève finalement la question de ce qui se passe dans les prisons retenant actuellement des combattants de l’EI, gardés par les Kurdes de Syrie.
Étant donné que l’incursion turque dans les territoires syriens administrés par les Kurdes a détourné des ressources qui gardaient jusqu’alors ces installations, des évasions – d’au moins une centaine de prisonniers – ont été signalées.
Reste à savoir si ceux qui ont fui les prisons de l’EI feront une différence en cas de résurgence de l’EI, ou si ses futurs dirigeants s’organisent déjà pendant leur actuelle incarcération.
Renaissance de l’État islamique
La question fondamentale est de savoir si oui ou non l’ancien État islamique peut ressusciter après la mort de Baghdadi.
La réponse à cette question dépend de la définition de l’EI à ce moment précis. L’EI a commencé comme un groupe terroriste, a évolué en un État, et même après sa défaite, persiste en tant qu’idée.
En termes d’État et d’idée, l’EI a subi de graves revers. Son idée la plus puissante était de ressusciter le califat. Or, son premier « calife » est mort. Cependant, l’EI continuera de constituer une menace en tant que groupe terroriste sous la direction de son nouveau chef.
À son plus bas niveau en Irak en 2010, on estimait que le nombre de combattants du groupe se réduisait à seulement 700 combattants. Selon un rapport du département américain de la Défense datant du mois d’août, le nombre estimé de combattants varie entre 14 000 et 18 000. Même en tenant compte de l’écart dans ces estimations, ce nombre reste bien plus élevé que les 700 combattants, à son niveau le plus bas.
Avant la mort de Baghdadi, l’EI opérait dans des cachettes rurales, comme il le faisait en 2010. Malgré la mort de son chef, le groupe peut continuer à lancer des attaques terroristes et des attaques de type guérilla. La plupart de ses cellules sont autonomes et indépendantes financièrement et ainsi ne souffriront pas de la décapitation de sa direction.
Dans ces conditions, vaincre un groupe terroriste en fuite, qui utilise des tactiques de guérilla est plus difficile que de détruire un « État islamique » quand il avait sur le terrain une armée permanente qui a essayé de tenir réellement le terrain et les villes.
La question ne devrait pas porter sur l’avenir du soi-disant État islamique après la mort de son chef mais plutôt sur les circonstances qui ont conduit à son émergence. Et est-ce que l’EI ripostera ?
L’EI a émergé avec l’effondrement de l’État syrien après 2011 et la diminution de la capacité de gouverner en Irak qui a tourmenté son nouveau gouvernement depuis l’invasion américaine de 2003.
Ces deux problèmes persistent aujourd’hui.
La stratégie pour vaincre l’EI impliquerait une solution politique à la guerre civile syrienne, ainsi qu’une aide à la reconstruction pour la Syrie et l’Irak. Les États-Unis ou la communauté internationale n’ont donné la priorité à aucune de ces questions.
Compte tenu de ce précédent, l’EI a subi un coup symbolique avec la mort de son premier calife, mais il n’est en aucun cas vaincu. L’EI ripostera très probablement, s’attaquant probablement à une cible facile en Irak ou en Syrie, pour montrer que le groupe est toujours d’actualité.
- Ibrahim al-Marashi est professeur agrégé d’histoire du Moyen-Orient à l’Université d’État de Californie à San Marcos. Parmi ses publications figurent Iraq’s Armed Forces: An Analytical History (2008), The Modern History of Iraq (2017) et A Concise History of the Middle East (à paraître).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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