Défigurer la laïcité au nom de la laïcité
Le 29 octobre dernier, le Sénat français a voté à une majorité de 163 voix contre 114 (40 abstentions) une proposition de loi déposée par le groupe Les Républicains « tendant à assurer la neutralité religieuse des personnes participant au service public de l’éducation ».
Concrètement, il s’agit d’interdire à des parents qui, sans faire partie du personnel enseignant, accompagnent les enfants lors de sorties scolaires de porter des signes convictionnels. Un pas de plus dans la dénaturation du principe de laïcité, censé garantir la liberté religieuse, tant en privé qu’en public.
Commençons par souligner que c’est le Sénat, assemblée largement dominée par Les Républicains, qui a voté le texte. La République en marche (LREM), parti présidentiel, y est plutôt marginale.
Pour que cette proposition de loi devienne une loi, encore faut-il qu’elle soit également approuvée par l’Assemblée nationale, où le rapport de forces est fort différent, le groupe du président de la République y étant représenté en force. Or, LREM est opposée à cette initiative parlementaire, opposition notamment exprimée par le premier ministre Édouard Philippe.
Dérive liberticide
Cela étant dit, cet épisode creuse encore un peu plus la dérive déjà bien entamée de la laïcité française. Pour rappel, ce feuilleton avait commencé – en tout cas sur le plan légal – avec l’introduction dans le Code de l’éducation de l’article L-141-5-1 par la loi du 15 mars 2004.
Le cadre légal est graduellement modifié pour empêcher les musulmans de jouir de droits pourtant garantis par l’ensemble des normes nationales et internationales
Cette loi a interdit aux élèves des écoles, collèges et lycées publics le port de signes convictionnels (plus exactement ceux qui sont « ostensibles », notion hautement floue), et ce au nom de la laïcité. Le texte récemment voté par le Sénat serait d’ailleurs inséré, s’il devait aboutir, dans le même article du Code de l’éducation.
Or, le principe de laïcité, qui implique la neutralité de l’État, ne concerne pas, par définition, les usagers du service public. Un élève ou un accompagnateur qui n’est pas enseignant est un usager du service public, donc lui imposer d’être neutre va même à l’encontre de ce principe. Seuls les prestataires du service public sont tenus de faire preuve de neutralité dans l’exercice de leur fonction.
Par ailleurs, cette neutralité ne porte pas sur l’apparence des prestataires du service public, mais sur le service rendu, les actes posés. En effet, la neutralité de l’apparence est une notion subjective. Il n’existe aucune apparence objectivement neutre, chaque apparence étant la traduction d’une culture, d’une éducation, d’une conviction, d’un contexte ou encore d’une époque.
Personne ne peut prétendre être immunisé face à l’ensemble de ces biais et flotter au-dessus du reste de l’humanité – passée, présente et à venir. Il faut dès lors en revenir au seul critère objectivement mesurable, vérifiable, quantifiable et raisonnablement imposable : le service rendu.
La loi de 2004 a marqué le début d’un long processus de dénaturation de la laïcité au nom de la laïcité.
C’est ainsi que ce principe, qui repose sur l’égalité, la non-discrimination et la liberté – en ce compris la liberté religieuse, a fortiori la liberté d’exercer et d’exprimer publiquement sa conviction philosophique ou religieuse –, non seulement est souvent inadéquatement invoqué s’agissant des fonctionnaires, mais en plus est souvent invoqué là où il n’y a tout simplement pas lieu de l’invoquer, à savoir dans l’espace public en général ou contre des personnes qui n’exercent aucune fonction publique.
Ces dernières années, le principe de laïcité a même été convoqué par diverses mairies pour justifier des arrêtés visant à interdire le port d’une combinaison intégrale (improprement appelée « burkini ») à la plage, mesures invalidées par la suite par le Conseil d’État. La proposition de loi récemment approuvée par le Sénat participe pleinement de cette dérive.
Obsession de l’islam
Le contexte dans lequel cela se passe n’est pas anodin. Limitons-nous au seul mois passé. 8 octobre. Dans un discours, le président français Emmanuel Macron appelle à bâtir une « société de vigilance ». Même s’il distingue la vigilance du soupçon, il appelle à repérer « à l’école, au travail, dans les lieux de culte, près de chez soi, les relâchements, les déviations, ces petits gestes [plus loin il parle de « petits riens »] qui signalent un éloignement avec les lois et les valeurs de la République ».
8 octobre toujours. Auditionné par la Commission des lois de l’Assemblée nationale, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner semble préciser les propos du président sur les « petits gestes » ou « petits riens ».
Si ce sont les musulmans qui sont visés par ce cocktail de stigmatisation et de prohibition, ce sont les droits fondamentaux de tous qui sont dépecés
C’est ainsi qu’il évoque des « signes d’une radicalisation religieuse », notamment : une pratique religieuse « rigoriste », « particulièrement en période de Ramadan », « le port de la barbe », « faire la bise ou pas », une pratique « régulière et ostentatoire de la prière rituelle » ou encore « la présence sur le front d’une hyperkératose » (le ministre parle de « tabaa », une marque sur le front de certains musulmans due à la friction générée par le contact régulier du front avec le tapis de prière posé sur le sol).
13 octobre. Révélation de l’existence à l’Université de Cergy-Pontoise d’un formulaire de signalement reprenant – et même agrémentant – les éléments listés quelques jours auparavant par le ministre de l’Intérieur (exemples : « intérêt soudain pour l’actualité nationale et internationale », « arrêt de faire la fête », « arrêt soudain de consommation de nourriture à base de porc », « arrêt de consommation de boissons alcoolisées »).
L’enchaînement est frappant : le président introduit, le ministre de l’Intérieur développe et une université concrétise. Des pratiques plutôt ordinaires deviennent l’objet de soupçons de radicalisation.
C’est dans ce contexte que, le 11 octobre, lors de l’assemblée plénière du Conseil régional de Bourgogne-Franche Comté, Julien Odoul, un élu du Rassemblement national (extrême droite), très probablement encouragé par les prises de position au sommet de l’État, invoque une loi inexistante et presse la présidente de l’assemblée d’intervenir pour demander à une femme portant un foulard et accompagnant un groupe scolaire – en visite pour découvrir le fonctionnement des institutions démocratiques… – « de bien vouloir retirer son voile islamique au nom des principes de laïcité ».
Entre ces moments et par la suite, ce sont d’innombrables articles et émissions qui ont émaillé l’actualité jusqu’au vote du 29 octobre (et cela continue). Le point commun de tous ces épisodes : une focalisation obsessionnelle sur l’islam et les musulmans. Une obsession qui ne date pas d’hier mais qui se traduit aujourd’hui par un niveau de stigmatisation rarement atteint.
Il faut d’ailleurs observer que toutes les initiatives législatives depuis 2004 visent spécifiquement ce groupe de la population – et en particulier les femmes. Pourtant, leurs auteurs et promoteurs, à droite comme à gauche de l’échiquier politique, tentent de faire croire qu’elles concernent les « signes convictionnels » en général par-delà les croyances. Que nenni : les autres groupes de la population sont tout au plus les victimes collatérales d’interdictions qui ciblent avant tout les musulmans.
À noter que l’examen des vingt dernières années contredit la thèse, fort répandue, selon laquelle les musulmans souhaitent changer le cadre légal pour le rendre conforme à leur religion. C’est même l’exact contraire qui se produit : le cadre légal est graduellement modifié pour empêcher les musulmans de jouir de droits pourtant garantis par l’ensemble des normes nationales et internationales.
Ainsi, la loi de 1905 assure, en son article 2, la liberté de conscience. La Convention européenne des droits humains, en son article 9, précise l’étendue de cette liberté : elle concerne aussi bien le droit d’avoir une conviction religieuse que celui de l’exprimer et la pratiquer en public, en ce compris dans la fonction publique. Les seules limites concernent essentiellement l’ordre public ainsi que les droits et libertés d’autrui et aucune des législations évoquées ici ne produit de démonstration à cet égard.
Résultat : si ce sont les musulmans qui sont visés par ce cocktail de stigmatisation et de prohibition, ce sont les droits fondamentaux de tous qui sont dépecés. Autrement dit, on prive les musulmans de droits qui sont aussi les nôtres. Accepter ou légitimer cela, c’est creuser notre propre tombe en établissant un précédent qui nous enlèvera toute crédibilité pour contester le même type d’acharnement si un jour il est dirigé contre un autre groupe de la population.
Face à cette dérive, il faut donc résolument rappeler nos valeurs communes : l’égalité, la non-discrimination et la liberté. En d’autres termes, la laïcité, celle-là même qui est, au vu et au su de tous, actuellement instrumentalisée pour exclure voire déshumaniser.
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