La Libye vue d’Italie : colonialisme, fascisme et histoire cachée
Lorsque la caméra du téléphone de Mahmoud passe en revue les rues bordées d’immeubles rationalistes italiens de l’entre-deux-guerres, il semble rouler à Rome. Mais au moment où une mosquée apparaît au coin d’une rue, il apparaît clairement que nous ne sommes pas à Rome. Nous sommes à Tripoli.
L’extrait vidéo fait partie de My Home, Libya (2018), un documentaire de l’artiste Martina Melilli. Mahmoud, un jeune étudiant libyen en ingénierie, en est l’un des personnages principaux. On ne voit jamais son visage, puisque dans le documentaire, Martina Melilli communique avec lui via WhatsApp.
Les autres protagonistes sont les grands-parents de la réalisatrice. Nés dans les années 1930 en Libye, alors que le pays était une colonie italienne, ils ont vécu à Tripoli avant d’être forcés de quitter le pays en 1969, après le coup d’État de Mouammar Kadhafi. Le père de Martina est né à Tripoli.
En filmant la maison de ses grands-parents près de Padoue, en Italie, elle identifie une carte des lieux appartenant à leur passé dans le quartier italien de Tripoli, construit au cours de la période fasciste italienne (1922-1945). Elle demande ensuite à Mahmoud de filmer ces lieux tels qu’ils sont aujourd’hui, nous transportant dans un pays déchiré par les conflits et la violence depuis 2011 et difficilement accessible aux Européens.
« J’ai constaté que le passé colonial de ma famille recoupait également une période sombre de l’histoire italienne, une période qui n’est jamais évoquée dans la sphère publique »
– Martina Melilli, cinéaste
Leur relation se développe via Internet, les deux amis commençant alors à partager leurs préoccupations et leur monde intérieur. Rapidement, le film raccourcit la distance entre deux vies radicalement différentes.
« J’aime les Italiens. Je regarde Rai 1 tous les jours », explique Mahmoud au début du film, qui ajoute que « beaucoup de personnes âgées parlent l’italien ».
Plus tard, il déplore la fin d’une époque où différentes religions et nationalités vivaient côte à côte. « J’aime Tripoli. J’ai besoin de voir la même Tripoli que celle du passé, cette belle ville avec des métis, des Italiens, des juifs, des chrétiens et des musulmans.
« L’une des leurs »
La motivation principale qui a poussé Martina à commencer My Home, Libya était son souhait de comprendre sa propre identité et de définir un sentiment étendu d’appartenance. Pour elle, c’est une préoccupation beaucoup plus profonde que l’idée d’être italienne ou européenne.
En 2010, elle vivait dans le quartier turco-marocain de Bruxelles, où elle était étudiante Erasmus : « Tous les matins, j’allais chercher mon thé à la menthe chez cet homme qui me parlait toujours en arabe », pensant qu’elle était peut-être elle aussi arabe, raconte-t-elle. « Un jour, j’ai fini par lui dire que je ne comprenais pas ce qu’il disait. Il m’a répondu qu’à travers ‘’mes yeux”, il pouvait parier que j’étais ‘’l’une des leurs”. »
Déconcertée par son commentaire, Martina a été incitée à explorer l’histoire de sa propre famille pour trouver des réponses. Cela l’a rapidement poussée à réfléchir aux questions plus larges sur le rôle de l’Italie en Afrique en tant que puissance coloniale. « J’ai vu que le passé colonial de ma famille recoupait également une période sombre de l’histoire italienne, une période qui n’est jamais évoquée dans la sphère publique. »
Pour Martina, tout a commencé avec Tripolitalians (2010), un projet multimédia qu’elle a composé à partir d’une archive constituée de contes et de documents issus de l’ancienne communauté italienne en Libye, installée à Tripoli des années 1930 aux années 1960. Le projet a été suivi de deux courts métrages et, enfin, du documentaire My Home, Libya.
La beauté de la Libye
D’après les souvenirs des grands-parents Melilli, Tripoli était une belle ville internationale où Arabes et Italiens cohabitaient en harmonie.
La colonisation italienne de la Libye a débuté entre 1911 et 1913 et le processus s’est poursuivi avec une campagne brutale contre les forces de résistance locales au cours des années 1920 et au début des années 1930. Ces affrontements ont donné lieu aux premières utilisations de camps de concentration, de bombardements aériens et d’armes chimiques contre des populations civiles en Afrique du Nord.
À la naissance de ses grands-parents, cette guerre était terminée. « Mon grand-père est né là-bas en 1936 quand tout était institutionnalisé, alors mes grands-parents n’ont pas vu tout cela », explique Martina. « Quand ils sont nés, on n’en parlait pas et, du point de vue italien, il y avait une coexistence pacifique. »
« J’ai besoin de voir la même Tripoli que celle du passé, cette belle ville avec des métis, des Italiens, des juifs, des chrétiens et des musulmans »
– Mahmoud, dans My Home, Libya
« Non seulement les Italiens, mais toutes les puissances coloniales étaient là pour tirer parti des ressources pétrolières de la Libye. Bien entendu, la dynamique du pouvoir était claire, notamment en ce qui concerne les emplois et les rôles des Italiens et des Libyens dans ce type de société. »
L’histoire de l’expérience coloniale italienne en Libye, telle que racontée par les grands-parents de Martina, est au cœur du film. Ils sont partis peu de temps après la prise de pouvoir de Mouammar Kadhafi en 1969, lorsque des milliers d’Italiens ont été expulsés par le régime révolutionnaire du colonel libyen.
« Nous avons quitté notre cœur, nos amitiés et tout ce que nous avions [à Tripoli] », confie la grand-mère de Martina dans le film. « Nous étions les seuls Italiens dans notre rue. Dans notre immeuble, il y avait un Égyptien, un Arabe au-dessus de nous, des Libyens à notre étage. Tous étaient des gens adorables. Et quand la révolution a eu lieu, ils nous apportaient de la nourriture. »
Bien que certains historiens des deux pays aient exploré cette période, notamment Angelo Del Boca et Anwar Fekini (neveu du combattant de la résistance Mohamed Fekini), cette époque n’a pas encore été pleinement analysée et digérée par les Italiens et les Libyens.
« De fiers chevaliers »
Ces lacunes en matière de compréhension historique ont fait l’objet de recherches de la part du journaliste et cinéaste libyen Khalifa Abo Khraisse. Son grand-père a fait partie des combattants qui ont résisté à l’occupation italienne et s’est vu décerner une médaille d’honneur de combattant de la liberté à l’époque de Kadhafi.
Pour explorer cette époque, Abo Khraisse a trouvé des ressources au Centre national libyen des archives et des études historiques, un centre créé en 1977 sous le nom de Centre du djihad libyen pour les études historiques.
Une des raisons de cette absence d’historiographie locale solide, explique Abo Khraisse, est due au fait que la majeure partie de l’histoire libyenne a été racontée oralement.
« Mon père disait qu’il n’y avait quasiment aucune histoire sans poème et que les histoires sans poème étaient souvent moins dignes de confiance », raconte-t-il. « Les Libyens étaient de fiers chevaliers et, pour un chevalier, les choses les plus importantes et la source de leur fierté sont les chevaux et la poésie. »
Une histoire manquante
Une autre raison réside dans le système éducatif. Abo Khraisse affirme que seule une histoire partielle a été enseignée aux dernières générations en Libye, à cause de ce qu’il décrit comme une « compression historique » pratiquée par le gouvernement de Kadhafi, qui s’est concentrée sur la lutte contre le colonialisme occidental.
« La discussion sur les faits contraires était impossible et même interdite. Cela a créé un fossé dans les connaissances entre les générations et chaque fois que l’on crée un fossé, on crée également le besoin de le combler. »
« Sans voix capables de parler de cette époque par expérience personnelle, la seule source dont nous disposons est l’histoire telle qu’elle a été racontée par l’ancien régime »
- Abo Khraisse, journaliste et cinéaste libyen
Selon son analyse, il s’agit d’une des raisons qui ont contribué à façonner la montée des mouvements populistes et de l’extrémisme ainsi que des groupes se présentant comme des défenseurs de l’honneur historique. « Aujourd’hui, la discussion est dominée par ceux qui ne cherchent pas à comprendre la complexité de cette histoire. »
Il se dit préoccupé par le fait que ceux qui ont assisté à l’histoire de la Libye avant 1945 sont en train de quitter ce monde et que sans eux, ce qui s’est passé pendant cette période sera oublié : « Sans voix capables de parler de cette époque par expérience personnelle, la seule source dont nous disposons est l’histoire telle qu’elle a été racontée par l’ancien régime. »
Abo Khraisse est convaincu qu’au lieu d’un tableau dépeignant la Libye comme un lieu uniquement fait de violence et de guerre, il faut rechercher un récit différent, « une expérience vécue, afin de faire prendre conscience que les autres vivent dans des sociétés comme la nôtre, de les reconnaître en tant qu’êtres humains ».
Abo Khraisse a notamment participé à l’écriture d’une pièce de théâtre intitulée Libya. Back Home, un projet né des recherches personnelles de l’actrice italienne Miriam Selima Fieno sur ses origines libyennes et transformé en représentation par la troupe de théâtre italienne La Ballata dei Lenna. Elle a commencé à collaborer avec Abo Khraisse après avoir lu ses articles.
Récemment présentée au Romaeuropa Festival à Rome, cette œuvre multimédia tente de relier la Libye actuelle et celle du passé en contrebalançant des souvenirs intimes et des rencontres avec trois personnages installés à Tripoli : Salem, le cousin libyen de Miriam, Haidar, un professeur d’anglais irakien et Abo Khraisse lui-même.
Les recherches de Selima Fieno ont été similaires à celles de Martina Melilli. En effet, elle a recréé une carte pour resituer tous les lieux décrits par son grand-père, envoyé en Libye à l’époque de Mussolini, quand il a épousé une Libyenne.
Abo Khraisse a apprécié l’idée et a commencé à aider la troupe de théâtre dans sa collecte d’informations. Il a relié les anciens noms des rues et leur nom moderne et a créé une carte contenant ces données. Ils ont partagé leurs réflexions, échangé des informations, des vidéos, des photos et des documents.
Cette ligne de communication riche qu’ils ont réussi à établir leur a permis de comparer la situation actuelle de la Libye à son passé et de mettre en évidence la relation entre la Libye et l’Italie.
L’histoire de qui ?
Alors que les recherches d’Abo Khraisse en tant que cinéaste et écrivain allient l’histoire locale libyenne et des chroniques modernes à des souvenirs personnels, le documentaire de Martina Melilli est presque exclusivement personnel. Pour cette raison, certains reprochent à son film de ne pas aborder les questions difficiles de l’histoire.
Bustes d’officiers italiens non exposés au public de l’ancien musée africain de Rome, dans la vidéo A Tripoli de Leone Contini (Leone Contini)
Martina explique qu’elle a commencé avec un point de vue condamnant le colonialisme et ses crimes, mais a constaté en s’adressant à son interlocuteur libyen que sa perception de cette histoire était différente.
« Que ce soit en parlant avec mes grands-parents ou avec Mahmoud, j’ai mis mes valeurs sur la table. J’ai discuté avec des personnes qui ont vécu une expérience spécifique dans le temps, qui n’est certainement pas exhaustive et qui n’est pas la seule. Mais c’est la leur. »
Au début du film, elle parle à Mahmoud des torts causés par les Italiens en Libye : « Mais au moment où la version de Mahmoud est différente de la mienne, de quel droit puis-je aller dans une direction dont j’ai moi-même décidé ? Ce ne sera pas éthique au niveau professionnel. Je ne peux pas imposer mon idée d’origine uniquement parce qu’elle est plus éthiquement correcte du point de vue des faits que je voulais raconter. »
Des crimes coloniaux
Leone Contini, 43 ans, installé à Florence, est un autre artiste italien qui aborde le sujet du colonialisme de son pays en Libye, cette fois-ci à travers des histoires personnelles dans son exposition artistique et anthropologique multimédia présentée en 2017, intitulée « Bel Suol d’Amore – The Scattered Colonial Body ».
L’approche de Leone diffère de celle de Martina en ce qu’il insiste sur le fait que l’artiste doit assumer des responsabilités coloniales. Il pense que le praticien culturel doit « déconstruire de l’intérieur » la dynamique qui a amené le racisme et le colonialisme en Libye.
« Bel Suol d’Amore » de Leone Contini était surtout centrée sur les collections et les archives des musées de Rome, ainsi que sur les souvenirs de la grand-mère de l’artiste, née à Tripoli.
« Mes arrière-grands-parents sont arrivés en Libye en 1931, à l’époque très violente de l’insurrection en Cyrénaïque », explique-t-il. « Les années 1930 ont été l’apogée de la violence fasciste, suivie de la guerre et du pogrom, que mon grand-père a également connu. »
En 1930, les Italiens ont envoyé de force 100 000 hommes, femmes et enfants de Cyrénaïque dans des camps de concentration. Au cours des trois années suivantes, 60 000 à 70 000 prisonniers auraient perdu la vie, soit plus de la moitié de la population.
Après la guerre, un pogrom a visé la communauté juive de Tripoli, faisant plus de 140 victimes.
Inévitablement, les histoires de sa grand-mère, née en 1914, sont très différentes de celles de Martina, née deux décennies plus tard. « [Ses] histoires étaient pleines de violence, que ce soit celle perpétrée par les fascistes ou celle de l’environnement général en Libye. »
La grand-mère de Leone Contini a été témoin des événements qui ont suivi la « pacification » de la Tripolitaine en 1931-1932 par le plus haut officier militaire de Mussolini en Libye, Rodolfo Graziani, surnommé le « boucher du Fezzan » pour ses agissements en Cyrénaïque.
Sa grand-mère détestait Graziani, raconte-t-il. « C’était une femme et elle venait d’une famille socialiste. Elle avait une sensibilité différente de celle des nombreux autres Italiens avec lesquels j’ai discuté dans le cadre de mes recherches », explique Leone. « Peut-être n’ont-ils pas vu ou enregistré beaucoup de choses – des détails tels que des Arabes décapités apportés en trophée sur une jeep par le “boucher” de Graziani, Piscopello. »
L’objectif principal des recherches de Leone Contini était de faire la lumière sur cette période sombre de l’histoire italienne. « Beaucoup pensent que le colonialisme n’est qu’une conséquence du fascisme », note-t-il. « Ce n’est pas vrai parce que nous savons que le colonialisme italien a commencé avant le fascisme et lui a en quelque sorte survécu. »
Leone pense que la partie la plus troublante de l’histoire de sa grand-mère est précisément cet héritage colonialiste, profondément enraciné dans la mentalité européenne.
« Après la guerre, les Italiens n’étaient plus les propriétaires de la Libye, mais ils maintenaient toujours une sorte d’apartheid », explique-t-il. « Nous avons une lacune historiographique pour les années 1942 et 1967, car la plupart des historiens italiens ont cessé leurs recherches sur la Libye lorsque l’Italie a perdu ses colonies. »
Selon la grand-mère de Leone, à la fin de cet interrègne, lorsque Kadhafi a pris le pouvoir, les Italiens ne pouvaient pas prévoir qu’ils allaient être expulsés du pays : « Ce n’était pas si difficile à voir, mais quand cela a fini par arriver, tout le monde a été tellement choqué. On les entendait dire : “Comment cela a-t-il pu arriver ? Nous avons été si gentils avec les Arabes.” »
« La plupart des historiens italiens ont cessé leurs recherches sur la Libye lorsque l’Italie a perdu ses colonies »
- Leone Conti, artiste italien
En examinant les archives des musées, Leone a découvert qu’il manipulait des objets très inquiétants, comme des masques de Libyens créés par un anthropologue fasciste. Il a dû déterminer s’il s’agissait de sujets sensibles à exposer.
Sans une feuille de route tracée par d’autres personnalités culturelles à propos de cette époque de l’histoire, il craignait de perpétuer une approche coloniale, orientaliste et en fin de compte raciste. C’était quelque chose qu’il tenait de tout cœur à éviter.
« J’insiste toujours sur le fait que mon travail est classé dans les “études italiennes”, explique-t-il. Je ne me sens pas habilité à parler de colonialisme ; je ne voulais pas être une personne blanche parlant de “l’autre”. La seule chose que je pouvais faire était de révéler le mal que nous avons fait et dans quelle mesure cela fait toujours partie de nous. Je pense que je ne suis pas habilité à toucher à certains objets se trouvant à l’intérieur du musée. Seul un artiste libyen peut le faire. »
En mettant côte à côte une photo de sa grand-mère et un buste de Graziani (« Elle m’aurait tué pour ça ! »), Leone a créé un court-circuit sémantique et émotionnel. En plaçant la dimension intime à côté d’atrocités publiques, il a permis aux spectateurs d’accéder à deux récits parallèles et de juger par eux-mêmes.
« Avec mes recherches, je recherchais une catharsis, mais je suis tombé sur encore plus de questions non résolues », explique-t-il. « Je pense que pour la culture italienne en général, il reste encore beaucoup à fouiller avant que nous puissions laisser passer cela. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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